L’intensité jamais ne déçoit

Il y a un cadre. S’il n’y avait pas de cadre, il n’y aurait rien dans le cadre. Logique. Ici, le cadre est matérialisé par les contours de la salle de classe (l’espace) et les cinquante-cinq minutes du cours (le temps). Devant les élèves, P. dit qu’il n’aime pas les horaires, la routine, les programmes trop précis. « Savoir aujourd’hui que je serai exactement dans cette même salle le lundi 3 juin 2024 à la même heure, ça me déprime. » Il y a des gens que ça rassure. Un collègue de P. par exemple, au déjeuner, dit qu’il aime bien ça. Les profs ne se ressemblent pas tous. « Moi, je ne suis pas prof », dis-je à une élève qui demande : « Pourquoi il y a deux profs ? » J’explique au groupe entier : « Je suis écrivain », etc. Refrain connu. Le principe de cet atelier avec P. : « En lisant en écrivant. » On parle beaucoup. En roue libre. On parle trop, je crois. C’est aussi ce qu’ont senti plusieurs élèves, qui osent l’écrire sur la feuille que je leur tends. « Vous parlez trop, mais vous êtes sympas. » Ouf. « Vous parlez trop, on voudrait pratiquer. » Formidable ! Allons-y. C’est la partie que je préfère moi aussi : écrire. Cependant, avant d’écrire, il faut poser le cadre. Le cadre est solide. On connaît le lieu et l’heure, et les personnes réunies dans ce périmètre. On sait quelles règles seront posées à la première, à la deuxième, à la troisième séance. Au-delà, on ne sait rien. Une fois que le cadre est posé, il faut que les choses adviennent. Lesquelles ? Oh, on a bien quelques désirs. On en a plusieurs : on ne pourra pas tout faire. Plusieurs, oui, mais vagues. Ne demandent qu’à se préciser. Ne demandent qu’à se contredire. Voulez-vous ceci ou cela ? Je veux tout. Quoi qu’il arrive, je serai content, pourvu qu’il se passe quelque chose. L’échec, ce serait : rien. L’ennui. Tout le reste m’intéresse. Je leur dis : « J’ai commencé à écrire parce que je m’ennuyais à mourir. » Écrire une vie plus intéressante que la vie (s’évader par l’imaginaire) : pourquoi pas. Mais moi, c’était l’inverse : écrire la vie telle que vécue, pour doubler son épaisseur. Et la vie devient importante, soudain. Et une vie importante, on ne peut pas la gâcher à s’ennuyer : ça m’a forcé à vivre des trucs en vrai pour trouver quoi écrire. C’est un peu tordu, j’avoue. Mais si c’est ma façon d’aller bien ? « Vous êtes sincère », écrit une élève. Ouf. Elle a compris que je ne faisais pas mon numéro. « Tout est vrai », comme dit l’un de mes écrivains préférés, l’ami qui a plus d’imagination que moi.

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Que désirez-vous ?

Bien sûr, deux cowboys qui s’aiment d’amour au début du XXᵉ siècle, ça ne va pas être facile, on s’en doute. Alors, en montrant la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, on espère quoi ? On apprend quoi ? Et à qui ? Comme tout le monde (je veux dire : comme tous les garçons comme moi), je me suis précipité sur Brokeback Mountain lorsqu’il est sorti au cinéma, et j’ai pleuré à la fin. J’ai adoré ça. Je n’avais rien d’autre à me mettre sous la dent. C’était le seul film, donc c’était un film bien : forcément. J’avais affiché leur photo sur mon mur. J’ignorais qu’on pouvait avoir mieux. Qu’on méritait mieux. Aujourd’hui je n’irai plus voir ça : « Deux cowboys s’aiment, mais dans leur monde cet amour est impossible, alors ils feront des choix raisonnables, ils resteront frustrés et sages, jusqu’à ce que l’un des deux décide d’assumer ses désirs et finisse lynché par les gars du village. » J’ai appris quoi, grâce à ce film ? Rien du tout. J’ai pleuré sur leur sort. J’ai pleuré sur mon sort. Merci les gars, c’est cool, j’ai dix-huit ans, je suis assez déprimé, vous n’avez rien de mieux à me dire ? Aujourd’hui je n’irai plus voir ça, car j’ai vu Strange Way of Life d’Almodóvar : ça commence par un cowboy qui dit à l’autre (son amour de jeunesse) qu’il a le dos cassé — « Brokeback », vous avez la ref ? Je l’ai donc vu comme une réécriture, comme la revanche d’un western queer et pop qui n’enfonce pas la tête du spectateur sous l’eau (le garçon coincé et triste de dix-huit ans qui existe encore, tapi dans le fond, à l’intérieur du gars de trente-cinq à l’aise dans ses baskets). Un film où le sexe est joyeux : leur première fois est drôle et fougueuse, encouragée par l’ivresse, en pleine lumière, tandis que les cowboys de mon adolescence baisaient en silence, dans le noir et dans la honte. Mais c’est Almodóvar, évidemment, et même lorsqu’il décrit le plus sombre (combien d’histoires terribles ? oh, je les ai vus, à dix-huit ans, ses films qui faisaient pleurer ma mère), il filme avec une infinie tendresse : jamais ses personnages ne se rendent malheureux par résignation : toujours ils font preuve d’imagination. Ils tentent d’inventer leur vie. Alors, oui, c’est pas facile : dans Strange Way of Life, on n’oublie pas la réprobation ambiante, l’injonction à la virilité, ces conneries dont on crève. Mais, dans les interstices, on laisse s’épanouir la joie, le désir, le fantasme, l’amour. La fin du film ne prétend pas que « tout sera parfait désormais » — plutôt, elle reste ouverte : « Et si on tentait de… ? » Il me semble que ce pourrait être cela, une « fin heureuse » qui ne se vautre pas dans l’idéalisme béat : une invitation. Une fin qui laisse une chance aux personnages de continuer au-delà du film, une fin qui les laisse voler de leurs propres ailes lorsqu’ils sont suffisamment armés pour le monde. Je reprends ici les idées que Coline Pierré développe dans son Éloge des fins heureuses, dont la lecture m’accompagne dans l’écriture de ce billet.

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L’île est toute petite

J’écris à John que nous passons la semaine sur « cette petite île au bout du monde, la lande sauvage, les côtes découpées, les rochers incroyables » — et lui m’envoie les paroles de cette chanson : « C’est presque au bout du monde / Ma barque vagabonde / Errant au gré de l’onde / M’y conduisit un jour / L’île est toute petite / Mais la fée qui l’habite / Gentiment nous invite / À en faire le tour. » Résultat : j’ai la musique en tête pendant que nous marchons sur le sentier côtier — pour en faire le tour. L’île ne s’appelle pas Youkali, mais : « Ouessant ». C’est écrit sur la carte topographique achetée le premier jour à Ouessant-Presse qui, comme son nom l’indique, vend toutes choses imprimées, sur la place du bourg. Je m’étonne de n’avoir pas gardé celle d’il y a huit ans, j’étais sûr de l’avoir, j’achète toujours la carte. Et là, sur le chemin, déployant l’immense feuillet plié en cinquante-deux, je râle : l’IGN se fiche de nous : certes l’île est petite, mais était-ce nécessaire de la représenter dans un coin, avec tout ce bleu autour ? Beaucoup de vide, au prix du papier. L’océan cartographié au 1:25000. Je parle a J.-E. de la « carte de l’océan » extraite de La chasse au Snark de Lewis Carroll, en exergue d’Espèces d’espaces : un carré blanc. Au moins, si l’on veut gagner l’île Molène à pied, on ne se perdra pas. Il y a un phare à deux bornes d’ici, c’est tentant, si les courants marins nous laissent marcher droit, il paraît qu’on peut croiser des dauphins, une horde de deux cents sillonne la mer d’Iroise. J’entends dans ma tête : « Youkali, c’est le pays de nos désirs / Youkali, c’est le bonheur, c’est le plaisir / Youkali, c’est la terre où l’on quitte tous les soucis » — il faut admettre que notre randonnée n’engendre pas la mélancolie. Dix-neuf degrés insolents, tandis que le reste du pays brûle sous les quarante. Les bruyères rose fluo qui aguichent le soleil. Les lapins surgissant comme d’un chapeau. Une chèvre à caresser : ses mèches blanches ébouriffées, sa barbiche bicolore, ses yeux jaunes. Le café servi par un moustachu mêmement bicolore : ce n’est pas le soleil qui a fait blondir ses cheveux ainsi. Son sourire est doux. On prend des habitudes : on vient dans son bar une fois par jour, parfois deux. Presque une routine, oui, mais la routine des vacances n’en est pas une, on la débarrasse de sa connotation poisseuse, aucun ennui n’entache ce doux recommencement, la petite musique qui s’installe au fil des jours, et la reconnaissance des lieux aimés, connus il y a quelques années, aujourd’hui retrouvés. Nous passons devant la maison que nous habitions alors (les chèvres d’en face visitaient notre cuisine si nous laissions la porte ouverte). Elle a été retapée, elle semble moins décrépite. « Nous avons vécu là » : d’autres avant nous, d’autres après nous. Et aujourd’hui ? Deux vélos contre le mur. Nous partageons le même espace, à distance de huit ans. À l’entour, les ruines sont nombreuses, partout sur l’île : des gens ont vécu entre ces murs, mais plus personne désormais. Deux pignons intacts, et entre les deux : rien. Rien : pourtant le vide n’existe pas (je retrouve ici Espèces d’espaces : non pas le vide, mais « plutôt ce qu’il y a autour, ou dedans »). Alors les herbes emmêlées densément, hautes fougères, ronces épaisses, strate ligneuse de la friche ; accoté à chaque maison abandonnée, un muret fait le tour de quelque chose — de quoi ? Non pas de rien, mais de cette épaisseur feuillue et piquante dont même les chèvres ne veulent pas (les moutons, n’en parlons pas). Ce sont les contours d’un jardin clos, ces parcelles autrefois cultivées et protégées d’un mur de pierres, un mètre pour bloquer le vent, le vent qui empêche de pousser droit, de pousser tout court. Après quelques heures à arpenter ce désert, c’est dans ma tête que ça souffle, et ça tape derrière le front, je fatigue. Petite nature. Nous rentrons à la maison : « Youkali, c’est le pays des beaux amours partagés. »

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Écrire = penser plus fort

Comment la machine avance :  chacun de ses mouvements (chaque segment tracé sur le papier) est déterminé par deux nombres générés aléatoirement : un angle et une longueur : l’appareil tourne sur lui-même (une fraction de cercle), puis avance de quelques millimètres. Une ligne brisée se dessine ainsi devant moi. La fille m’a dit : « L’expérience dure vingt-cinq minutes » et : « Essayez de l’attirer vers vous. » C’est la seule chose que je dois faire : influencer le  parcours du tychoscope : autant vous dire que ce n’est paranormal du tout cette histoire (c’est une œuvre d’art participative). Ce phénomène-là, avec les humains, ça marche. J’apprends à jouer avec ça (« jouer » sans désinvolture, un jeu léger mais le plus sérieux du monde), j’en parle souvent, j’ai l’impression de ne parler que de cela : la confiance que l’on prend en soi-même, que l’on apprivoise lentement, qui s’acquiert avec méfiance, comme un pouvoir aussi excitant qu’intimidant : quelque part (parmi la foule), il s’agit de regarder l’autre avec intensité, de lui adresser des sourires, de penser très fort (à l’intérieur de notre for) : « Regarde-moi », et soudain l’autre tourne la tête vers nous, capte notre regard (ici, étincelle causée par les rayons qui se croisent) et sourit en réponse. Ça marche. Pas tout le temps. Mais quand même. Pour être honnête, souvent l’on regrette que les autres fuient le regard, par exemple samedi dernier avec O. dans notre bar préféré : pourquoi les gens viennent-ils dans ce haut-lieu de la rencontre facile, si c’est pour garder les yeux baissés toute la soirée, ou bien les lancer très loin pour scanner la foule sans jamais se fixer sur aucun visage en particulier ? Ils ont peur, je crois, du pouvoir haptique du regard. Regarder, c’est toucher un peu. Mais, ne vient-on pas justement ici pour ça ?

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On a « fait » quelque chose

D’autres sont anxieux à ma place, tandis que je reste libre d’y penser quand je veux, avec légèreté. Ils me demandent des nouvelles de mon manuscrit. Est-ce que j’ai reçu des réponses ? Oui, bof, non, pas trop, mais ça va : je dis que presque personne ne l’a lu pour l’instant, qu’il vivra sa vie sans se presser. J’ai mis quatre ans à l’écrire : j’en prévoyais dix, je suis donc en avance. Ça viendra quand ce sera le bon moment. La bonne rencontre. J’ai écrit ce texte parce qu’il fallait que je l’écrive ainsi (et j’en reste persuadé). En attendant que ça devienne un livre, oh, je ne reste pas suspendu à une décision extérieure. J’inverse le sens du désir (du pouvoir ?) : plutôt que d’écrire pour répondre à un désir hypothétique d’autrui, j’ai suivi le mouvement de mon propre désir : « Je voulais écrire cette histoire, la voici. » Un désir non-adressé, un élan vers — vers quelque chose, vers tout à la fois — un élan qui m’emmène quelque part, qui m’interdit l’immobilité, qui m’empêche de rester à ne rien faire — qui m’épargne d’attendre. Roland Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux : « L’identité fatale de l’amoureux n’est rien d’autre que : je suis celui qui attend. » Deux pages plus tôt :

Dans le Prologue, seul acteur de la pièce (et pour cause), je constate, j’enregistre le retard de l’autre ; ce retard n’est encore qu’une entité mathématique, comptable (je regarde ma montre plusieurs fois) ; le Prologue finit sur un coup de tête : je décide de « me faire de la bile », je déclenche l’angoisse d’attente.

Aux autres qui s’enquièrent du devenir de mon manuscrit, je réponds que je suis très occupé, que je n’ai pas le loisir de me faire de la bile. Je leur délègue cette mission : l’angoisse d’attente. Si ça leur fait plaisir, qu’ils ne se gênent pas. Moi, mon été est bien rempli : j’écris d’autres trucs ; je voyage ; je vois mes amis ; il fait beau souvent ; d’autres fois, non ; mais les garçons sont beaux ; je lis des trucs super ; je parcours des lieux intéressants ; je suis amoureux ; comment voulez-vous que je m’inquiète. À d’autres époques, je suis frustré et mou, je sens le vide qui prend toute la place en-dedans de moi, la tristesse qui m’emplit, je m’angoisse pour l’état du monde, le fascisme galopant, la planète inhabitable, mais pourquoi les gens font-ils encore des enfants ? ça me fait flipper, que les gens fassent des enfants. J’ai assez de raisons d’aller mal, quand il faut aller mal. Alors, quand il s’agit d’écriture, laissez-moi du côté de la légèreté, de la liberté, de la joie.

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Atteindre la dimension rêvée

Je demande à S. et F. comment trouver la Maison : « Vous suivez le tram, et c’est juste avant l’hôtel de ville », quelques repères me suffisent, car je suis déjà venu ici à trois reprises, dont deux au printemps : c’est encore tout frais et, à la fois, c’est un souvenir plus ancien, celui de la première visite avec J.-E. il y a trois ans, dans la brume de janvier : des couches d’expériences qui se superposent, et moi dessus, ou bien dessous, ancré dedans. Plutôt que le nom du square ou de la rue, ils nous donnent des repères de temps et de distance : la ville à l’échelle du corps : « Vous marchez vingt minutes et voilà. » Alors, on marche vingt minutes, et voilà. C’est une maison longue de dix-huit mètres, large d’un mètre quatre-vingts à l’une de ses extrémités (à peine plus que mon lit quand je l’ouvre pour deux personnes) et de quatre-vingt-dix centimètres à l’autre (mon lit quand personne n’y dort). L’artiste, Erwin Wurm, dit que c’est une copie de sa maison d’enfance, vue avec ses yeux d’adolescent, puis d’adulte : le cadre qui lui semblait sur-mesure (puisqu’il est né dedans) est devenu soudain trop étroit à mesure que le corps grandissait. Il est question aussi de l’étroitesse d’esprit de sa famille : un carcan étouffant : l’urgence de fuir. J’ai découvert cette œuvre sur la vidéo que m’a envoyée P. à cause de L’épaisseur du trait : « Cette drôle de maison m’a rappelé ton roman avec la chambre qui rétrécit. » La chambre de mon personnage est une métaphore, le décor familier qu’il faut quitter un jour, bien qu’on l’aime, parce que l’enfance devient trop étroite ; quand les vêtements sont trop petits il faut en changer ; le bernard-l’ermite abandonne sa coquille pour en trouver une plus grande : dans le cas de mon personnage, il ne s’agissait pas d’une fuite, mais d’un voyage, d’une expérience initiatique : aller voir le monde au-dehors, et sentir comment le corps s’épanouit dans d’autres espaces. Ici, en Normandie, W. me dit qu’il ne s’est jamais trouvé autant au Nord : Le Havre est plus septentrional que Paris, et même que Chantilly ; Yvetot l’est encore davantage, mais on ne s’y est pas arrêtés, on l’a traversé en train, ça ne compte pas. On est venus au Havre pour vaguer au fil des rues et tomber sur des œuvres. Cette Maison étroite se visite. Les pièces minuscules, étirées, compressées, on s’y glisse de profil, puis on atteint le fond du couloir, la dernière extrémité comme un goulot, on ne pourrait pas y croiser un inconnu, ce serait inconvenant, mais nous on peut se le permettre, on se faufile l’un contre l’autre, on se frôle, l’exiguïté n’est pas un enfermement, il est question d’intimité, et cette maison riquiqui en forme de prison d’enfance pourrait devenir un cocon tout doux, une bulle chaleureuse, une cabane où se réfugier, où se réchauffer, où se faire du bien : c’est une question de point de vue et d’état d’esprit. À la fin du roman, mon personnage retourne chez lui, et la cage qu’il avait quittée lui semble un habit parfait pour son corps grandi, maintenant qu’il va mieux dans sa tête. La petite boîte est un coffre précieux, à condition d’en sortir aussi souvent qu’on en a envie. Une chance pour se retrouver avec soi-même. Un lieu où accueillir. Faudrait-il partir ? Plus au nord, plus à l’est, ailleurs ? Dans une ville plus vaste, à l’échelle d’un corps qui s’est déployé, et de désirs qui osent encore grandir.

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Voir ces choses qu’ils ont vues

Un jeune homme, plus jeune que moi, vingt-neuf ans dans un mois ou deux, c’est l’été 83, il apparaît dans un fondu bleu, peut-être un filtre, plus probablement la lumière du matin, un bleu pâle sur les murs, sur le canapé qui devrait être blanc, et sa peau aussi, il est presque nu, il est assis face à la caméra, on voit la plante de son pied gauche au premier plan, ses jambes croisées, le livre sur ses genoux, la masse sombre de ses cheveux bouclés ; il dresse le livre pour cacher son visage ; pour montrer sa couverture : Soldat, lève-toi de Brian W. Aldiss, dans la collection « Off » ; dès les premières notes, je reconnais la musique, entendue mille fois quand j’étais enfant, Five Years, ma mère écoutait David Bowie le plus fort possible, et c’est elle qui filme, puisque le jeune homme c’est mon père. Travelling avant : il la regarde au-dessus du livre, puis dévoile son visage ; travelling arrière : il attrape un petit panda de verre, hors-champ, et le pose sur son genou. L’animal occupe le premier plan, le visage de mon père est flou, sa main portée à ses lèvres, le genou bouge, le panda tombe ; mise au point sur le visage : un sourire. Il continue de lire. Bowie : And all the nobody people, and all the somebody people ; changement d’angle, trois-quarts, presque en contre-jour, la lumière vient de la droite, il se gratte la poitrine, l’air très concentré ; Never thought I’d need so many people ; zoom sur ses yeux baissés ; dézoom, il décroise et recroise les jambes ; coupe ; un pied ; le champ s’élargit et l’on retrouve le petit panda précieux, posé à côté, sur le canapé, encadré par l’accoudoir rond d’un fauteuil qu’on devine au premier plan ; Don’t think you knew you were in this song ; gros plan sur le visage ; And it was cold and it rained so I felt like an actor ; la main prend toute la bouche, les joues, frotte la peau qui pique un peu, peut-être ; Your face, your race, the way that you talk ; l’index entre les lèvres ; I kiss you, you’re beautiful, I want you to walk ; un nouveau cadre élargi, et le livre revient dans le champ ; le jeune homme se penche, bascule sur le coude gauche, change de position, et regarde la caméra : la moitié de son visage est dans le noir, c’est-à-dire le bleu foncé, tandis que l’autre, clairement délimitée en son milieu, dans cette pâleur que j’ai décrite, et tout autour l’auréole immense de ses boucles brunes ; We’ve got five years, stuck on my eyes ; inutile de dire qu’il est beau, que l’image est belle ; We’ve got five years, what a surprise ; la musique s’éloigne ; We’ve got five years, that’s all we’ve got ; fondu au noir.

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En attente des personnages

Venise est un décor : d’accord. Une fois qu’un a dit ça, on fait quoi ? Le décor est le décor de quelque chose : en attente des personnages. Tandis que la montagne, elle n’avait pas besoin de nous. Au rifugio Des Alpes, après que nous avons expliqué à la dame la suite de notre voyage, elle a prévenu : « Oh, Venise, ce sera très différent d’ici. » Et comment. John dit, depuis le quai de la Giudecca : « Venise est en eux dimensions, alors que les montagnes ! elles avaient tellement de volume. » C’est vrai. les Zattere nous font face comme une frise de papier, au fond du paysage. Un décor. Mais alors, les personnages, c’est nous ? Nous ne sommes pas seuls. Ici, c’est tranquille, mais d’autres quartiers sont bondés.  Je ne m’attarderai pas sur le fléau du tourisme ; j’essaie de n’être pas hypocrite, je suis un touriste aussi ; un peu moins pire que d’autres, je l’espère ; je suis poli, je ne bouscule personne, je tiens ma droite dans les ruelles, je voudrais me faire tout petit. Discret ? Mais, pourtant, il faut jouer… si Venise est un décor… Il y a la foule (le chœur) et les protagonistes (ceux dont on se souvient comment ils s’appellent) : je suis l’un d’eux. Je crois. S’en souvient-il ? Je ne suis pas dans sa tête. L’expression signifie, à la fois : « Je ne peux pas répondre à sa place » et « À cette heure, j’ai déjà disparu de sa mémoire. » Les deux conviennent. Au début, il y a eu des sourires. Puis, mon prénom : c’est lui qui me l’a demandé, après m’avoir dit le sien, lorsque ma main était dans la sienne. Il m’a tendu la main : littéralement. D’habitude, je ne sais pas quoi dire aux inconnus. Pourquoi, ici, j’y arrive ? Cette langue n’est pas la mienne. D’ailleurs, ce n’est pas celle-ci que nous parlons, lui et moi, mais encore une autre : la sienne ; car lui non plus n’est pas d’ici. L’une comme l’autre, je ne les maîtrise pas bien. Je cherche mes mots et, quand je les trouve, je les prononce mal. C’est un jeu. J’explique à John : « En français, je n’aurais rien trouvé à lui dire, rien qui soit adapté à la situation, comme s’il fallait absolument que je sois intéressant ; tandis que là, je dis ce qui me vient à l’idée, juste pour pratiquer. » En français, j’oublie que le sens des mots ne fait pas tout, et que le message est déjà un message en soi : une intention, un sourire. Le sourire surtout. À Vigo di Fassa, ce monsieur qui marchait avec une canne, je lui ai expliqué que j’avais mal au genou : est-ce que je lui aurais dit ça, sur un chemin où l’on parle français ? Puis, je lui ai raconté qu’on allait à Venise en train, et ça lui a ait plaisir, car lui aussi aime l’arrivée à Santa Lucia par le pont, à fleur d’eau, qui glisse sur la Lagune : il a assisté à cette merveille des tas de fois. Il l’a même provoquée, car c’est lui qui conduisait les trains, avant sa retraite. Voilà : le décor ne suffit pas. C’est beau, oui, mais il faut des personnages pour que ça avance. Il faut qu’il se passe quelque chose.

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Mais la bipédie c’est une autre affaire

Nous posons un pied devant l’autre ; au-delà, difficile de savoir ce qui arrivera. Nous le devinons, car nous avons lu la carte : les sentiers en pointillés, les courbes de niveau, nous décodons ce langage sans y penser : l’image mentale se forme en temps réel. Mais le vrai paysage, c’est autre chose. Et les volumes ! Une montagne, ça prend de la place. Le premier jour, combien de dénivelé ? Six ou sept cents, je crois. Mon immeuble à Paris : une vingtaine de mètres. Mon expérience de l’altitude. Je ne caricature pas : vraiment, c’est ce seul effort que mes muscles, que mes articulations connaissent : quelques étages, et l’horizontalité de Paris. Car Paris est plat : on s’en aperçoit mieux ici, par contraste. Nous progressons sur la ligne de crête : de part et d’autre, un gouffre ; deux vallées vertigineuses ; si j’en crois la carte. Mais, là, sous mes yeux, c’est une corde tendue au-dessus des nuages : la brume si dense qu’il est impossible d’y voir. Je raconte à John ce film tourné dans le brouillard, ses longues scènes sans décor, les personnages évoluant dans un sfumato en purée de pois : ça s’appelait Una questione privata, des partisans comme des fantômes, déjà, comme la mémoire d’eux-mêmes — mais mon souvenir est aussi flou que l’image, et peut-être que j’invente, que je déforme, que je mélange avec les paroles de Bella Ciao : « E se io muoio da partigiano, tu mi devi seppellir / E seppellire lassù in montagna » : je répète « lassù in montagna » dans ma tête pour me convaincre que nous y sommes, là-haut, en montagne, bien qu’il manque la preuve visuelle. Nous sommes sur la ligne de crête : j’aurais pu penser, plutôt, à l’épreuve du funambule dans les Douze travaux d’Astérix ; mais je confonds encore ; c’est à la fin du film que les Romains fantômes surgissent du brouillard. John s’excuse pour la météo — « Ah, parce que tu y es pour quelque chose ? » Et soudain, une voix. Plusieurs voix. Non pas humaines : des brebis ; elles émergent des fumerolles. Accrochées aux pentes inaccessibles. Trottinant sur ces cailloux, par habitude, posant le pied sans se tromper, sur des surfaces où je ne me risquerais pas ; y posant l’un de leur quatre pieds. Voilà le truc. Il n’y a pas de mystère : la montagne n’est pas faite pour les bipèdes.

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Je suis née dans les montagnes, mais quelqu’un m’en parlait toujours

Les montagnes, je les franchis en train, je ne m’arrête pas dans leur immensité bizarre : elles sont un décor que j’observe à travers une vitre qui ne s’ouvre pas. Ce pourrait être un rituel. Combien de fois ? La première, une nuit : je n’ai rien vu. Plusieurs fois la nuit. Maintenant, en plein jour. Toujours entre onze heures et midi. Un autre itinéraire, car le train de nuit passait par la Suisse : les fenêtres s’ouvraient, mais le bruit ! pour dormir, merci. Là, c’est entre Modane et Bardonecchia que j’écris ces lignes. Les montagnes au-dehors, puis le tunnel, et c’est moi au-dedans d’elles, puis les montagnes encore. « Des montagnes, oui, les traverser en train », titre bizarre d’un billet écrit en apnée l’été dernier, je me sentais bizarre, le voyage est toujours associé à un moment bizarre, à un état modifié des émotions : sinon, à qui bon changer de paysage ? J’ai écrit « bizarre » encore, mais la montagne est un phénomène bizarre, sans aucun doute. Elle ne m’est pas familière. Souvenir de ce texte d’Henri, Le commencement des montagnes : lui, son horizon, c’était la mer ; et brusquement il découvre l’altitude, le ciel qu’il avait connu immense et bleu est soudain empli de masses rocheuses, la terre se trouve à la hauteur du ciel, oh, comme c’est bizarre. Il n’écrit pas exactement ça : c’est moi qui recompose. Enfant, je passais mes vacances à la mer. Au moins une semaine, souvent deux. Il y a eu la classe verte dans les volcans d’Auvergne, à neuf ans. Et puis, à dix-sept, ces jours bizarres, forcément bizarres, dans les Alpes avec ma mère et ma sœur : le temps passé à regarder par la fenêtre, et mon étonnement d’être capable de ce plaisir. J’écris dans mon journal d’alors un émerveillement très naïf, quelque chose comme : « Le paysage n’est jamais le même », il faudrait fouiller pour retrouver la phrase. Je me souviens peu de ce séjour, peu d’images, mais la certitude d’avoir écrit. Des cartes lyriques pour le garçon que j’aimais sans retour : à lui aussi, je lui disais l’émotion de ma découverte. Est-ce que ça l’intéressait ?

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