On fait des calculs. Pour mieux comprendre. Appréhender. Du verbe prendre : exercer une préhension sur. Comme si on était capables de saisir des objets pareils ! Immenses. Mais grands comment, grands comme quoi ? Par exemple, on dit : « Il y a vingt-cinq étages pour monter chez Luke, ça fait soixante mètres peut-être, disons soixante-quinze, maxi. » Alors, pour grimper jusqu’à la Croix de Bretagne à deux mille mètres d’altitude, depuis le torrent de la Cerveyrette qui glougloute à mille deux cents, ça fait un dénivelé de huit cents. Disons, en arrondissant très très large : « Dix fois plus haut que la tour de Luke. » Deux cent cinquante étages, donc. Et si on compte vingt marches par étage, ça fait cinq mille. Faudra pas s’étonner qu’on soit un peu fatigués après ça. Avec J.-E., on n’est pas dans la performance, on n’étale pas ces chiffres pour frimer. C’est juste pour comparer avec notre environnement familier. Parce que la montagne ne nous est pas du tout familière, mais alors pas du tout. J’ai certes crapahuté dans les Dolomites avec John au début de l’été, mais ici c’est encore autre chose, c’est une ville engoncée entre plusieurs sommets, c’est une ville au carrefour de plusieurs vallées creusées dans la roche. La Guisane, la Durance et la Cerveyrette se mêlent au pied d’un promontoire où des gens ont bâti Briançon : la rivière qui en résulte prend le nom de celle des trois qui arrive avec le plus fort débit, et c’est la Durance, c’est la règle, c’est toujours ainsi que les cours d’eau sont nommés, sauf la Seine qui usurpe son titre de fleuve, car ce devrait être l’Yonne qui coule au-delà de Montereau, puis à Paris et jusqu’en Yonne-Maritime, on le sait, mais c’est trop tard pour rectifier les dénominations indues. Ici c’est la Durance, et c’est bien peu de chose quand ça descend de la colline de Montgenèvre (on est allés voir, à la frontière italienne : la plus grande rivière de Provence s’enjambe sans forcer, pas besoin de pont). Ça récupère toutes les eaux de ces hauteurs, et ça arrive à Avignon quasi gros comme le Rhône, mais le Rhône est encore plus gros, alors c’est un fleuve appelé Rhône qui poursuit jusqu’à Arles. Est-ce que je pense à Arles, moi ? Est-ce que j’ai une bonne raison de penser à Arles ? Oui, souvent, et de plus en plus souvent même, si Arles est la métonymie de mon prochain livre. Non, pas de mon prochain. Quel est le mot pour dire « celui qui viendra après le prochain » ? Le prochain sort dans un mois, il est édité par L’Œil ébloui, c’est-à-dire à Nantes, à l’embouchure de la Loire. Si le Rhône est le plus large, c’est la Loire le plus long de France. Je l’ai lu sur Wikipédia. Mais dans ces deux livres, il est surtout question de la Seine. Son franchissement par le train dans Terminus provisoire. Les boucles dans lesquelles grandissent les personnages de Rue des Batailles. Le premier compte soixante ou soixante-dix mille signes. Le second, dix fois plus. Je ne dirais pourtant pas que le petit est l’affluent du gros. J’espère qu’aucun des deux n’absorbera l’autre, qu’on n’oubliera pas la Durance en découvrant le Rhône, et qu’on n’appellera pas indûment Seine ce qui devrait être l’Yonne.
Avant d’atteindre la butte promise
Nous avons vécu dans un endroit beau. Aujourd’hui aussi, c’est beau, mais moins, ou différemment. Il ne s’agit pas de beauté absolue, rue de la Roquette. Notre cour est agréable parce que bien entretenue, ombragée par de hautes feuilles, parcourue par des chats : l’architecture pauvre et fonctionnelle d’un faubourg du XVIIIe s’est parée, au XXIe siècle, du charme discret d’une bourgeoisie de goût. Les murs pas tout à fait droits savent accrocher la lumière. On adore. Mais il aurait fallu voir les mêmes il y a trente, cinquante ou cent ans, dépouillés de leur joliesse, dans leur jus : ces murs en torchis noirs de suie ou, au choix, gorgés d’humidité. Les logements ouvriers premier prix avant qu’on invente la philanthropie : un couloir étroit, un boyau dirais-je, entre deux rangées de quatre étages où les gens s’entassent. Pas sûr que les touristes se ruent sur Airbnb pour réserver. Le charme de notre adresse est une affaire de contexte. Tandis que le quai de Béthune — cet autre lieu dont je veux parler — est beau. Beau tout court. Quelle différence ? La beauté peut s’accommoder de tristesse. Voire de mélancolie. On ne conçoit pas de mignon-tragique, car le spleen n’est pas cute. Mais la nostalgie est belle. Beauté des ruines ! J’imagine notre cour de la rue de la Roquette en déshérence : une pouilleuse cour des Miracles. Puis je revois les photos du quai de Béthune par Atget : un abandon, une torpeur qui confine au sublime. Un lieu beau, c’est ça : même vieilli, patiné, décati, voire écroulé, il nous tire les larmes dues aux œuvres d’art. Aujourd’hui, bien sûr, le quai de Béthune est propret comme une carte postale et il y a dans la cour assez de fleurs pour butiner une vie. Et nous, on n’est pas bégueules, on sait jouir de ces mignonneries de surface. Mais, à la fois, on est happés par la beauté en couche profonde qui nous tire par les pieds à travers les pavés. On reprend nos places rituelles autour de la table de fer, nappe coquette, napperons idem, et montagnes de gourmandises. Je prends un verre de vin, J.-E. un jus d’orange. À la fin, il ne dit pas non au porto. À chaque fois on s’étonne de laisser couler tant de mois. Pourquoi demeurer si longtemps si loin de Conceição et Yvon ? Eux qui m’ont vu tout petit (ce n’est pas vrai : j’avais dix-neuf ans). Elle me dit, comme à chaque fois : « Tu as encore grandi. » Et puis elle parle. Et c’est une après-midi douce et chaude qui s’étire ainsi (je ne parle pas de la météo, mais de la tendresse des sentiments). C’est notre rituel. Ô que rien ne change ! On se glisse dans les mêmes gestes comme si l’on n’était jamais partis — combien ? onze ans après avoir quitté l’île ? Conceição nous raconte comment, cinquante ans après avoir quitté d’autres îles (celles du Cap-Vert où elle a vécu plusieurs années, avant et après l’indépendance), elle a tout retrouvé comme avant — non pas les paysages, transformés du tout au tout, mais ce n’était pas ça qui l’intéressait le plus — elle a retrouvé la langue. Il y a cinquante ans, elle notait dans un carnet tous les mots qu’elle entendait au village. Elle les réemployait aussitôt, elle les faisait siens, et maintenant ils font corps avec elle, si bien que, dès son retour dans ses îles de jeunesse, dans ces villes et villages sans doute bouleversés, elle s’est mise à parler créole comme si de rien n’était, aussi facilement qu’avant. Alors les gens lui ont parlé aussi. Car c’est ça qui l’intéresse, Conceição : les gens.
Par quels détours
Ça commence par une nuit. Savez-vous qu’il existe à Paris des imprimeries de nuit, comme ailleurs des pharmacies de garde ? On a réuni sur une clé USB les images qui deviendront bientôt une ode au voisin d’en face : composition sur ready-made pour célébrer l’envers et l’endroit. Est-ce qu’il nous voit par sa fenêtre, lorsque nous le voyons depuis la nôtre ? Par quels détours passe le regard… Et puis, on renonce. Le tirage est trop cher. On fera ça ailleurs, plus tard. Pas d’urgence à imprimer cette nuit : nous avons assez de pain sur la planche. Programme serré… La nuit commence par quinze raviolis chacun dans ce repaire de la rue Saint-Denis, puis une traversée du Marais désert, vitrines trop éclairées de la place des Vosges, et voici notre terrain de jeu : Voltaire. Le film se terminera ici. Il faut tourner ces scènes nocturnes : pour l’ambiance visuelle, oui, mais aussi pour qu’on nous fiche la paix. On voudrait fouler ce terrain vague d’apparence lunaire, tapissé de caillasse blanche : c’est un chantier que nous avons repéré diurnement, un vide splendide entre deux immeubles. On dirait le mont Ventoux, mais concave. Un large trou où l’on voudrait descendre. Ce serait beau, n’est-ce pas ? Terminer le film là-dedans… Comme une échappée vers l’insolite, l’étrange, le fictionnel. Le géologique : « ressusciter l’éocène ». C’était dans la rue Richard-Lenoir, j’en suis sûr. Pourtant nous ne trouvons rien. Alors, la parallèle ? Non plus. Peut-être après le gymnase Japy… On traverse le boulevard. Rue de Belfort ? Non. Nous venions de là-bas… Rue de Charonne… On avait pris la rue Alexandre-Dumas, tu te souviens ? Et là, au coin, ces affiches qu’on avait décollées. Retour place Voltaire. Une heure que nous errons. Pause sur un banc. Mais ! ce quartier que je connais par cœur… Le trou ne s’est pas rebouché en un jour… Par quelle diablerie a-t-il disparu ? Un chantier pareil. Lorsque soudain : la rue Mercœur. Évidemment. La seule que nous n’avons pas encore essayée. Par quels détours… Oh le beau paysage, ce sol lunaire sous la lune… Reflet de lui-même. La grille s’écartait, ici, tu te souviens ? Assez pour que nos corps, de profil… J’approche. Mais… Cette lumière, soudain. Évidemment. Il fallait s’y attendre. Nos mouvements sont détectés. Regarde la caméra, là-haut. On a été naïfs, hein. Combien de temps avant que les vigiles débarquent ? On n’essaiera pas. On renonce à ce beau plan. La nuit n’est pas finie. Retournons au petit chantier de l’avenue Parmentier, tu veux ? Où nous avons ramassé les pierres l’autre jour, tu sais ? Là, nous serons tranquilles. Il est deux heures. Tu me fais courir. Tu dis que les lumières sont belles, éclats des vitrines en alternance, sur ma chemise blanche. Tu cours après moi, tu me dépasses, tu me filmes de face, je te double. Tu dis que c’est beau. Je te crois. Je n’aurais pas eu cette idée. Nous sommes deux précisément pour cela : faire ce que nous n’aurions pas fait seuls. Avec toi, je suis toujours moi, mais en mieux. Je sais que le montage sera rapide, l’image sautera, ce sera intense et joyeux. Il est quasi trois heures. On rentre ? Là-haut, on commence à peaufiner les trucs commencés dans l’après-midi. Mais, si on dormait un peu ? On se lève dans deux heures, tu sais.
Les jumeaux ne sont pas des clones
Je tente des équivalences formelles. À Bourges, puisque ça dure trois jours, il me faut trois façons différentes d’aborder le récit. Pour commencer il y a le corps (je pars toujours du corps). Ensuite on bifurque. Le premier jour, nous visitons une expo sur le sport (on n’y échappe pas), alors je dis : « Choisissez un personnage, une image immobile, et nous le mettrons en mouvement par l’écriture. » Le deuxième jour, la guide nous montre les historiettes sculptées du portail de la cathédrale, vignettes lacunaires, abîmées par les vandales ou par les siècles, alors je propose : « Écrivez des fragments, laissez un trou entre vos scènes, ménagez l’implicite. » Le troisième jour, les corps forment une ronde autour des vases du jardin, les bas-reliefs se donnent la main, alors j’ai envie d’une boucle : « Développez votre personnage seul, puis dans l’interaction avec un autre, puis attardez-vous sur ce deuxième qui devient le personnage principal, puis qui entre en relation avec un troisième, et ainsi de suite jusqu’au premier. » C’est Guillaume qui m’a présenté Cécile, à Paris, il y a longtemps. Ici à Bourges, c’est notre premier vrai tête-à-tête où nous nous attardons, où nous ne sommes plus « l’ami et l’amie de », nos personnages gagnent en épaisseur, ils existent pour eux-mêmes, ils prennent toute la place. Puis le deuxième jour arrive Jacques. Il est question d’Étampes comme d’un jalon sur son itinéraire, presque un fétiche ferroviaire. Or, il se trouve que moi aussi, la veille, je me suis ému en traversant Étampes, où le doux P. convalescent attendait son rétablissement. Écho. Le troisième jour, dans les marais, me voici seul à seul avec Jacques, car le passage de relais a eu lieu : il n’est plus « le mari de », il devient le personnage principal à son tour. Il faudrait que Guillaume arrive le quatrième jour pour boucler la boucle : ça fonctionne ainsi, dans mon atelier. Les dix participantes jouent le jeu, et le récit finit par se mordre la queue. Mais ici, au soir du troisième jour, je reprends le train, et par la fenêtre je surprends Étampes en état de grâce, un arc-en-ciel planté dedans.
Y passer le même temps encore
Gênes est un monde, quelque part entre Marseille et Naples. Je ne connais pas Marseille. Je suis allé à Naples, un peu. Gênes est encore autre chose. Je m’y perds. Je n’ai pas le plan en tête. L’hôtel où je suis descendu (je ne parle pas de « descendre à l’hôtel », comme les élégants, mais de dévaler cette rue en escaliers qui s’enfonce dans les entrailles de la ville : mon albergo est au fond de la tranchée) n’est pas du genre à distribuer aux clients un plan, format A3, avec des pastilles numérotées indiquant les principaux monuments et restaurants partenaires. J’ai choisi le moins cher. L’annonce était précise : lit simple, salle de bain partagée, pas de lumière. Pas de lumière ? Ainsi, ils sont sûrs qu’on ne sera pas déçus : toute surprise est une bonne surprise : par la fenêtre pâlit un jour timide : chouette ! J’y serai au frais. Toute la vieille ville est à l’ombre, les boyaux sont trop étroits pour qu’un soleil y tombe. La tenancière m’explique comment marche la télé. Je réponds par un genre de moue, et le haussement d’épaules qu’on apprend à faire quand on passe trop de temps en Italie. Elle précise qu’il y a un match important ce soir. Je dis : « Je n’étais pas au courant. » Elle ne s’y intéresse pas non plus. Elle dit : « Nous sommes en-dehors de ça. » Moi : « Ce soir, je préfère, et de loin, faire la passegiata. » Dont acte. Les lieux que je parcours me sont familiers : je suis déjà passé ici avec J.-E., peut-être il y a cinq ans lors de notre escale vers l’île d’Elbe, plus probablement il y a sept ans, une grosse semaine dans cette ville. Le soir nous aimions quitter le cœur étroit, emmêlé, pour gagner les grands espaces : regarder l’horizon depuis le Corso Italia, longer la mer sur quelques kilomètres, une petite heure, la jolie passegiata. Ce soir je reproduis ce trajet connu, le soleil dans le dos (ma peau a rarement atteint cette couleur) et, sur la plage de Boccadasse, les fesses sur les galets, j’avale la pizza achetée plus haut, des ados faisaient la queue, j’ai suivi le mouvement. Les paysages, les recoins des ruelles, me rappellent des souvenirs, disais-je. Mais pas assez pour connecter entre eux ces fragments de ville. J’ai du mal à tracer les itinéraires. Je ne saurais pas dessiner le plan de Gênes. Je crois savoir où je suis et, soudain, un gouffre s’ouvre dans mon illusion de familiarité. Une impasse. Un escalier. Une autoroute. Ça rugit. Une esplanade déserte : on croyait que la ville était inextricable. Mince alors. Ça se présente à vous sans indice, sans précaution. On ne comprend pas comment ça se combine. Comment ça marche. À Bologne, c’était si facile : douze ans après mon premier séjour, quasi dix depuis le second, j’ai remis aussitôt en ordre les pièces du puzzle. C’était enfantin. Le centro storico de Bologne a la forme d’une patate, comme Paris, prise entre des murs encore bien dessinés. En plein cœur, il y a ce qu’on appelle « la piazza Maggiore », comme son nom l’indique. Tout le reste s’organise en étoile. Voilà. Vous ne vous perdrez jamais. Mais Gênes n’est ni une patate, ni une étoile. Elle ne ressemble à rien de connu. On marche longtemps dans l’ombre, on monte, on descend, et soudain un panorama s’ouvre sur les montagnes, puis on redescend dans l’ombre, on ne sait pas pour combien de temps, et quelquefois la mer se dévoile, enfin.
On a eu chaud
Le sable sous les pieds est carrément pénible. Je regarde, curieux : ma peau a rougi. Je craignais les brûlures d’en-haut (pas un seul nuage en vue), mais je n’avais pas pensé à celles du dessous. Il y a deux jours, au kiosque d’informations touristiques de Ravenne, aux trois ragazze et au ragazzo (le sourire timide du petit Leonardo qui ponctuait de monosyllabes les discours-fleuves de ses collègues), nous disions que ce n’était pas notre truc de rester des heures à lézarder sur la plage : nous voulions seulement nous tremper dans l’eau, nager, si l’on appelle « nager » mon barbotage, puis sécher à l’air libre, libre comme les trop rares spiagge libere des côtes italiennes. Et pourtant, aujourd’hui, nous voici étendus sur deux lettini à l’ombre d’un ombrellone au milieu de millions d’autres, un emplacement choisi au hasard au long des quinze kilomètres linéaires de Rimini. L’eau est verte. Tant pis. Ça fait plaisir quand même de s’immerger un peu. Elle n’est même pas fraîche. C’est le comble : trop chaude. Mais de quoi se plaindre ? Ces températures délirantes (il paraît que Paris n’est pas concerné) sont supportables quand on ne fiche rien de la journée. Quand on traîne de musée en église, de parc en café, sous les portici de Bologne, couloirs d’ombre à travers la ville, courants d’air bienvenus. Mais des gens travaillent, partout autour de nous. Ce garçon, par exemple : le serveur de la paillotte où nous déjeunons, vingt ans, bonne petite gueule, « born and raised in Rimini ». Il tient absolument à nous parler anglais quand il comprend que John est états-unien. Il rêve de connaître le Texas. John n’y a jamais mis les pieds. Le petit gars admire l’Amérique (il dit « l’Amérique »). Il dit que, là-bas, il existe une loi formidable qui permet d’acheter des armes librement, tandis qu’ici en Italie, si vous utilisez un flingue, c’est vous qui risquez d’avoir des ennuis. Vous vous rendez compte ? Le comble. Il dit : « On devrait avoir le droit de se défendre, non ? » Je ne réponds rien. Je pense très fort : « Tais-toi, par pitié. » Contente-toi de commenter ce que nous avons dans l’assiette, parle-nous de la météo, n’importe quoi, mais pas ça. Les conversations qui m’ennuient, mais qui préservent (un peu) mon quota de colère. John te demande si tu connais Francesca da Rimini de Tchaïkovski, d’après Dante. Bien essayé. Je ne te demande pas si tu as lu le Rimini de Pier Vittorio Tondelli. Je ne veux plus que tu parles. Je voudrais que tu ne sois pas fasciste ou, à défaut, que tu t’abstiennes de me le dire. J’aurais préféré que tu ressembles à Giuseppe, le serveur rencontré à Bologne, cantautore venu de Sicile avec le désir de vivre de son art. Et sa collègue, le soir de notre arrivée, son t-shirt féministe, forcément lesbienne, à qui nous commandons deux spritz « pour fêter la victoire » : elle me tape dans la main quand j’explique que je suis français : « Vous avez réussi, vous ! » Eh ouais. Tandis qu’eux, ça fait deux ans qu’ils baignent dans l’extrême-droite jusqu’au cou, et davantage qu’ils pataugent dedans. Ça se sent, partout, c’est dans l’air, même dans cette bulle qu’est Bologne, cette ville refuge. « Bologne est la ville la plus à gauche d’Italie », elle dit. « Je sais », je réponds.
Il y a des gens là-haut
On pourrait dire, par facilité : « coupés du monde ». Mais le monde, c’est aussi la pierre, les brins verts qui en émergent parfois, les parois humides qui s’élèvent à mille mètres au dessus de nos têtes et scintillent au premier rayon. Le monde, c’est aussi la neige qu’il faut fouler, alors que j’aurais préféré ne pas. Plusieurs fois, j’ai peur. De glisser. De tomber. De poser le pied sur un tas trop meuble et de m’enfoncer, d’un coup, jusqu’au genou. Le monde, ce sont les milliards de gouttelettes suspendues entre nous et toutes les autres choses, cette masse gigantesque d’eau froide et gazeuse qui nous empêche de voir. Un brouillard fantastique. Tant pis pour le panorama. John prend une photo de moi perdu dans le grand blanc, il dit que je pourrais la publier sur mon blog. Je demande : « Ce serait une métaphore, mais de quoi ? » Le lendemain tout a changé. Les montagnes verticales où ruisselle une eau transparente, disais-je : ça joue à merveille avec la lumière. Parfois, des bêtes de toute petite taille : papillons, oiseaux nicheurs de la forme d’un moineau, mais appartenant à d’autres espèces que nos passereaux citadins, je suppose. On parcourt cette douce sauvagerie sans douleur. Je suis mieux préparé que l’an passé, j’ai suivi les conseils de Pierre, mes genoux vont bien. On arrive au refuge où nous dormirons cette nuit. Ça ne capte pas. Ni wifi, ni téléphone. Pas grave. Je sais que J.-E. ne s’inquiétera pas. Je l’ai prévenu : là-haut, c’est différent. Je reste quelques heures à distance d’Instagram et John se désintoxique du New York Times. On est comme dans une bulle. On dîne très tôt, on lit. J’ai trouvé un recueil de poèmes de Pasolini à l’hôtel, en bas, à San Martino di Castrozza, alors je l’ai glissé dans mon sac, et me voici, sous la lampe de ce refuge d’altitude, à le déchiffrer vers après vers. Le temps ne passe pas à la même allure. La brume ne s’est pas levée de la journée et, déjà, c’est le soir : la lumière descend derrière la cime : ce peu de lumière qui filtrait encore à travers le bloc de nuages. C’est la nuit. Dans la chambrée, par chance, personne ne ronfle. Ni John, ni moi, ni celles et ceux dont je n’ai pas demandé le prénom.
Nous sommes l’horizon désirable
Je m’inquiète pour J.-E. qui doit rester sans moi ce soir et les jours suivants. Non pas qu’il soit incapable de vivre sans moi (nous savons nous séparer quelques nuits, voire une semaine, afin de varier les manières de s’aimer, à distance ou tout proches, depuis dix-huit ans), mais il s’agit d’une soirée spéciale. Nous sommes toujours ensemble à 20 heures les jours d’élections. Même lorsque l’enjeu est moindre. Même lorsque J.-E. n’a pas la tête qu’il trimballe depuis trois semaines, tête d’insomnie, tristesse. On ne parle pas assez de cette anxiété-là : la peur de devoir vivre dans une société haineuse, où tout ce en quoi nous croyons (ce que nous osons appeler nos valeurs, ce que nous n’avons pas peur d’appeler humanisme) est saccagé par une minorité violente, et piétiné par une majorité égoïste qui, par indifférence crasse, s’essuie les pieds dedans. On parle d’éco-anxiété pour décrire le syndrome d’abattement et d’angoisse, de colère et de tristesse mêlées (ou alternées) face à la destruction méthodique de notre planète ; je propose le mot de facho-anxiété pour parler de ceux et celles qui éprouvent l’angoisse d’être coincés dans un monde habité par cette foule raciste qui ne rêve que d’une chose : être gouvernée par la détestation d’autrui, n’avoir plus jamais besoin de son esprit critique, obéir au plus fort, penser comme on consomme, laisser crever l’étranger la gueule ouverte. Vous dormez bien, vous, en ce moment ? J.-E., non. Je devrais être avec lui, lui tenir la main. Mais je pars en voyage. Je n’ai pas voulu bouleverser ma petite vie. Je retrouve John demain et nous partirons marcher en montagne, comme l’été dernier. Renoncer à cela ? J’ai trop envie de cette échappée, et John aussi. Pourtant, ne pas être avec celui que j’aime (celui que j’aime le plus) pendant ces jours de cauchemar, ça me semble irréel. Je sais pourtant que le couperet ne tombera pas ce soir à 20 heures : les résultats s’égrèneront au fil de la nuit, et ils n’annonceront pas le gouvernement à venir : il y a encore un tour, et autant d’enjeux que de circonscriptions : ça se gagnera voix après voix. Je dis « ça se gagnera » car j’y crois à chaque fois. Je me force à l’optimisme ; et pour une fois, je me prends à croire à une issue meilleure que le sempiternel « barrage à l’extrême-droite ». Trop souvent nous avons voté pour la droite par devoir résigné : on sait que ces barrières ne sont qu’un maigre sursis, on s’y résout parce qu’on n’a pas le choix. Mais cette fois, le rempart le plus sérieux contre le pire n’est pas le « moins pire », mais le mieux. Le Nouveau Front populaire va gagner et il ne se contentera pas de repousser le mal : il nous mènera vers des jours meilleurs. Si on ne croit pas à ça, à quoi bon vivre ? Autant s’enterrer tout de suite au fond d’un bois. Moi, je vis en société parce que j’aime ça. Connaître les gens. Me sentir bien quand les autres vont bien. Me sentir plus beau, plus fort, quand le monde tourne rond. Il faut être un peu naïf. On ne peut pas se contenter d’observer la violence et de la dénoncer. C’est une première étape, d’accord, mais ensuite, quelle alternative proposons-nous ? Être de gauche, c’est exercer son imagination. Inventer des utopies. Ça demande de l’énergie, être de gauche. Nous avons besoin d’horizons désirables.
Avec les ailes que donne la foi
Il s’installe face à moi, au café, aussi beau que ce matin. Son sourire dit son plaisir. Timide quand même. Grand corps solide, ses épaules nues. Par facilité, je pourrais dire « un ange », mais non : il n’est pas « apparu » hier soir, il s’est approché et je l’ai accueilli. Il n’est pas blond. Ses boucles emmêlées, sa nuque étroite, jolie petite tête qui tient entre mes mains. Sur sa poitrine, le bijou a changé. Je le prends, délicatement je crois, et je l’observe de près. Il dit : « C’est sûrement du verre », puis : « Il était à mon arrière grand-mère. » J’ai trouvé un garçon vintage. Ou c’est lui qui m’a trouvé. Disons que nous nous sommes cueillis l’un l’autre, à l’ancienne, comme on aurait pu se rencontrer il y a vingt ou cent ans, et toute la suite à l’avenant. On ne joue pas la bohème, on la vit pour de vrai. À moins que la vie soit un jeu, comme un jeu d’enfants, c’est-à-dire la chose la plus sérieuse du monde : on invente soi-même les règles et l’on s’y consacre tête baissée, avec application, en tirant un peu la langue pour se concentrer. Admettons que l’on joue, alors, oui, et qu’on vive en même temps, pour de vrai. À fond. C’est une chambre sous les toits, un carton à dessins, une théière en argent pour trésor. L’important c’est son sourire, comme s’il recevait un cadeau, alors que le cadeau c’est lui. Je ris souvent. Il me demande pourquoi. D’autres m’ont déjà posé cette question. Ça les étonne donc. Est-ce si étrange de rire ? Je ris quand je vais bien. Peut-être craignent-ils, peut-être craint-il, que je m’amuse à leurs dépens, que je l’observe avec ironie. Mais je suis totalement premier degré, je t’assure. Ici et maintenant. Je réponds : « Ce n’est que du plaisir. »
Ça ne sent pas bon
Dans la première salle, une brochette de chevaux fantômes, les yeux rouges, me font penser à la fougueuse cavale de notre chambre : les hommes sans visage montés sur des animaux plus beaux qu’eux, détourés d’un halo mystique, une ligne tracée par le père de J.-E. de son pinceau blanc ; pourtant leurs yeux sont noirs sur cette toile. Ces chevaux vont bien. J’aime qu’ils existent avec nous. Tandis que ceux de Géricault surgissent du chaos. C’est la guerre. Dans la dernière partie de l’expo, l’animal est mort. Ça ne sent pas bon. Dans Rue des Batailles, le personnage de Valentin enfouit son nez dans le col de sa veste quand il s’approche de la grande bête morte couchée sur le flanc, dans la salle blanche et propre de l’école vétérinaire d’Alfort. J’ai appelé cette partie « Soigner les animaux ». Au musée, entre les deux extrémités (la guerre et la mort), une longue parenthèse de paix : des dizaines de chevaux à l’écurie, la douceur du regard posé sur eux, le soin donné par les hommes, la tendresse même au clair de lune. Une vieille femme passe la porte et demande à la jeune qui contrôle les tickets : « Il n’y a que des chevaux ? » L’autre répond : « C’est le sujet de l’exposition, oui madame. » Moue de la vieille, qui se retourne et s’en va. Pierre et moi, on rigole. Il dit : « Je t’ai traîné ici pour voir des canassons, pardon. » Mais il a bien fait. On reste une heure. Et puis : dernier regard pour les bêtes et les hommes, les hussards, les chasseurs de la Grande Armée, la couleur et le carnage qui me replongent dans les premiers chapitres de Rue des Batailles, chantier jamais achevé que je reprends dans l’ordre méthodique. Ces jours-ci : chapitres 36, 37, 38. Sonia ne m’a pas donné de calendrier précis. Je disais, cet hiver, lors de la fameuse entrevue (fameuse entre moi et moi-même, mais je n’en ai pas parlé ici : cette conversation qui s’est achevée par un « Épatez-nous » qui voulait dire « Je suis exigeant avec vous parce que j’y crois »), j’expliquais que j’étais prêt à retravailler et que j’avais envie de montrer davantage « à hauteur de mes personnages » plutôt qu’en surplomb. À échelle de leur corps, plutôt que de mon point de vue d’auteur-narrateur. Je scanne donc le texte en traquant les adverbes, les tics, les taches, les ficelles trop épaisses. Les scories, comme dit Guillaume. Au chapitre 38, un paragraphe me résiste ; je le laisse en plan pour retrouver Marin aux Pères populaires, l’après-midi s’étire, et dans ma tête le paragraphe se débat ; je file à l’autre bout de Paris rejoindre Guillaume, justement, au bar du coin de la rue Chaptal (où s’ébrouent les chevaux de Géricault) et de la rue Blanche (où mes personnages ont vécu, dans l’immeuble mitoyen de celui qu’habitait Guillaume l’an passé). Et ça se décoince : voilà, je trouve comment me dépatouiller du petit tas de phrases. Le lendemain je m’y colle. Je détricote et je retricote, les coudes sur le bureau de bois sombre. Il est à côté de moi, son dos et sa nuque, il n’a presque pas dormi la nuit dernière, alors il dort, un peu, pas longtemps, son souffle régulier, profond. Je note ces détails, car il faut écrire « à l’échelle du corps ». Et dans mon décor, un ami dort.
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