Elle est peut-être une utopie

Il n’est pas nécessaire de poser le mot exact sur chaque chose. Notre réalité ne coïncide pas toujours avec tel concept ou avec tel autre (alternative binaire) ; nous ne sommes parfois ni l’un ni l’autre ; il arrive même que nous soyons l’un et l’autre, moitié-moitié, ou bien que nous nous reconnaissions dans deux mots sans demi-mesure, par exemple lorsque nous aimons, car nous aimons pleinement, à la fois ami fidèle et amoureux pour de vrai. Les catégories de langage sont des catégories de pensée. Les mots rassurent lorsqu’on est perdus. Ils aident à retrouver le fil. Et puis, plus tard, quand le fil est solide, on a envie de lui donner un peu de mou : ça ne s’appelle plus « se perdre » mais « partir à l’aventure ». La géographie des sentiments n’est pas une science exacte. On n’y trace aucune ligne noire et continue. Plutôt des pointillés, des flous, des dégradés. On aimerait en revanche que la géographie des transports publics obéisse à des lois plus rigoureuses. Par exemple, on voudrait savoir une bonne fois pour toutes si la correspondance entre le Transilien et le bus est comprise dans le passe Navigo Liberté+. On éviterait ainsi de se prendre une prune à Versailles pour un motif qui n’existe que dans la typologie d’un opérateur privé inconnu de nous, et nulle part ailleurs sur le réseau francilien. Évidemment, j’ai protesté et je vais continuer de le faire. Mais que d’énergie perdue ! en plus de ces soixante-douze balles qui auraient pu financer d’autres aventures plus excitantes que de voyager en bus sur deux stations. Alors disons que je suis échaudé. Pas question de me faire toper à nouveau. En attendant Pierre à la gare d’Austerlitz, j’avise un monsieur à l’air débonnaire, portant gilet logotypé. Je demande : « C’est la première fois que je vais à Étampes en TER, je peux le prendre avec mon Navigo ? Comment je fais pour le valider ? Il n’y a pas de borne sur le quai. » Il n’y a pas de borne parce que c’est un train de grande ligne, mais le Navigo est valable si je descends au premier arrêt puisqu’il se trouve en Île-de-France. « On est d’accord que, si je ne valide pas, je ne paierai pas ce trajet ? » On est d’accord. C’est offert par la maison. Parce que cette ville est entre deux, plus tout à fait en banlieue et pas encore en province. Elle est peut-être à la fois en banlieue et en province. On y accède en TER ou en RER, mais sans payer ni un billet SNCF ni un trajet Navigo. Elle échappe à l’entendement des ingénieurs chargés de mettre en cases notre territoire. Elle n’est peut-être nulle part. Elle est peut-être une utopie, c’est-à-dire οὐ-τόπος, « aucun lieu ». En arrivant là-bas, j’ai pensé : voilà ce que ressentent les voyageurs à l’approche du Triangle des Bermudes.

Continuer la lecture « Elle est peut-être une utopie »

« Pédale, pédale ! » est mon alibi et mon salut

Nous marchons sur une route sans ombre, il fait trop chaud. C’est une piste en forme de cercle aplati, un peu comme les cirques antiques. Aux deux extrémités, la bande asphaltée se relève comme dans un vélodrome ; pour favoriser la vitesse, j’imagine. C’est la piste d’essai des automobiles Fiat sur le toit de l’usine, au milieu d’autres immeubles plus petits (car celui-ci est colossal) : on observe les insectes humains sur l’avenue et les insectes animaux dans les plantes qui poussent là-haut, trop petites pour nous fournir de l’ombre. D’un côté le Pô, de l’autre les Alpes enneigées. Je suis déjà venu ici sans Jean-Eudes, il y a deux ans. Je suis déjà venu à Turin avec Jean-Eudes, il y a trois ans, pour une semaine de vacances. La dernière fois c’était seulement une escale entre Venise et Paris, à la faveur d’une correspondance de train. J’avais passé la nuit chez D. qui ne s’était pas contenté de m’encourager dans mon baragouinage en italien (la conversation m’avait épuisé, mais j’étais fier de moi) : il gardait clos les volets de sa chambre, et pas seulement par pudeur, car il faisait une chaleur délirante, et au matin lorsqu’on s’est séparés il m’a conseillé quelques lieux à visiter, dont cette ancienne usine de Lingotto sur laquelle on a perché un petit musée d’art. J’y suis allé, c’était climatisé, mais les mille cinq cent mètres de la piste sans ombre m’ont découragé, il y faisait cent degrés, j’ai posé un pied là-dessus, j’ai vidé ma gourde sur ma tête, en une minute mes cheveux étaient déjà secs, je me suis mis à l’abri, tant pis pour les œuvres et pour le panorama. Je me suis dit : « J’y reviendrai avec Jean-Eudes. » Alors voilà. J’avais gardé en mémoire ce que D. m’avait dit, aussi, à propos de Rivoli, ce château des rois du Piémont orné selon le goût de l’ancien régime, mais peuplé d’œuvres contemporaines à la mesure de ses dimensions monumentales : mieux qu’un écrin ou qu’un décor, c’est un dialogue entre les échelles et les registres décoratifs, c’est une plongée-promenade dans ces époques qui se carambolent ou se superposent. J’aime lire l’histoire ainsi, sur un mode non-linéaire, j’aime que la frise chronologique fasse des boucles, et qu’à chaque tour de la spirale on s’enrichisse d’une couche nouvelle, de connaissance ou d’imaginaire, vestiges archéologiques ou fantaisies nées dans une tête d’artiste vivant. Rivoli c’est aussi un gros village de banlieue, ou un bourg de province, je ne sais comment nommer ces petites villes reliées à une grosse par le système local de transports urbains, dans ce pays où aucune ville ne vampirise toutes les autres comme Paris le fait chez nous. À Rivoli comme à Alpignano, où nous prenons le train du retour, il y a des placettes jolies entourées de cafés (plusieurs) et de petites boutiques (ouvertes et fréquentées), comme l’image d’Épinal d’un monde où les gens se connaissent et se parlent. Aux portes de Turin, on ferait donc encore ses courses chez l’épicier, le boulanger et le fromager ? Je pense aux villages devenus des banlieues, aux banlieues asséchées par les métropoles, aux petits centre-villes à vendre et à louer, remplacés par les centres commerciaux périphériques. Ça doit exister ici aussi. J’idéalise. Le regard du voyageur est angélique. Allez, secoue-toi : n’oublie pas que ce pays est gouverné par l’extrême-droite (le nôtre y est presque) (mais la province de Turin moins que les autres) et qu’il est le dernier d’Europe de l’ouest où les couples homos sont des concubinages de seconde zone. Il y a un crucifix dans les classes des écoles publiques, tu te rends compte ? Mais nous sommes en vacances, nous assumons notre naïveté. Le ciel est d’un bleu insolent, nous avons trop chaud, je regrette de n’avoir pas emporté de short, je me couvre le moins possible. Jean-Eudes fait une photo de moi en débardeur sur la piste, devant les lettres monumentales « Come », non pas de l’italien comme, mais de l’anglais viens, le cadrage est volontairement putassier, il s’agit de racoler sur Instagram pour la campagne Ulule de « Pédale, pédale ! » : il y a un an je n’aurais jamais osé faire ça, je n’avais même jamais porté de vêtement qui me laisse si nu, et cet anneau doré à mon oreille n’existait pas. J’avais encore des complexes. Je souhaite à tout le monde de vieillir comme moi, de mieux en mieux dans votre peau comme moi dans la mienne.

Continuer la lecture « « Pédale, pédale ! » est mon alibi et mon salut »

De nouvelles étoiles entrent dans la danse

Même quand on n’y connaît rien (et moi je n’y connais rien), on ne peut pas ne pas y prendre du plaisir. Ce qu’on nous montre (ce qu’on nous fait entendre), c’est le top du top : toutes les personnes qui ont œuvré à ce spectacle sont réputées les meilleures dans leur art. Les danseurs, les musiciens, celles et ceux qui conçoivent les costumes, les décors, nous en mettent simplement plein la vue. Faut pas chercher plus loin. Tu ouvres grand tes yeux et tes oreilles et tu te laisses faire. Tu prends du plaisir. Et si, en plus, ton genou touche le genou d’un garçon aimé, c’est encore mieux. Je découvre ce soir une nouvelle dimension : cet agencement parfait de corps en mouvement est prévu pour être beau sous tous les angles. Nous, au début, on le regarde depuis tout en haut, et en biais, parce qu’on est assis aux places les moins chères, suspendues dans le grand vide. Mais Pierre est malin, il repère des sièges inoccupés au parterre, on s’y faufile à l’entracte, alors la suite du ballet on l’admire de face, et à hauteur d’artistes : je me rends compte que c’est conçu aussi pour être vu d’en bas. On comprend moins bien l’organisation générale du décor et les déplacements des danseurs, les motifs géométriques dessinés pas les trente-six ou quarante-huit corps, mais on apprécie tellement mieux les courbes formées par chaque corps individuellement, l’effort gracieux de leurs muscles. Au second entracte, on déménage à nouveau avec la bénédiction des deux ouvreurs (l’un dit à l’autre, à propos de Pierre : « Il porte un camée, il faut qu’on lui trouve une place », et moi qui n’en porte pas je suis englobé dans leurs faveurs). Et là, croyez-moi ou pas, je découvre une autre évidence : si le spectacle est certes fascinant de loin (comme on s’émerveille du ballet des fourmis ravitaillant la fourmilière), il est carrément bouleversant de très près : car les danseurs ont des visages, figurez-vous, et leurs visages sont beaux ; leurs corps sont faits de multiples détails qui nous enchantent ; et les costumes qui chatoyaient de loin, étoiles charmantes, de si près laissent voir leurs broderies, délicates merveilles aux yeux de Pierre qui aime ça, les broderies. Je ressors de là gonflé d’une joie que j’ai envie d’appeler : « gratitude ». C’est le meilleur du meilleur, et c’est pour nous. Nous ? Nous qui ne sommes pourtant pas des princes, nous aurions donc accès à ce raffinement ? C’est le service public de la culture, oui, qui nous l’offre pour le prix d’une place de cinéma dans un multiplexe (et sans nous infliger vingt minutes de pub en ouverture). Quant au surclassement, oh, là je dois bien admettre qu’il s’agit d’un privilège. Tout le monde n’a pas la chance d’être homosexuel. Mais ici nous sommes chez nous. Je dis à Pierre : « Le compositeur ? Il l’était. Un Russe du temps des tsars, oui, mais pédé comme nous. Le chorégraphe ? Énorme pédale. Les danseurs ? Idem. En tout cas l’étoile qu’on connaît. Et les ouvreurs, oh, ça va de soi… » Tant pis pour la mauvaise foi si elle nous fait du bien : j’affirme que les plus belles choses sur cette terre c’est nous qui les faisons.

Continuer la lecture « De nouvelles étoiles entrent dans la danse »

Un élan que vous n’arrêterez pas

Je marche avec J.-E. en bord de Seine comme si c’était l’été. Le soleil nous dore la truffe. Pleine face. Et puis on remonte en ville. Quelque part sur un boulevard, un teckel conduit un Vélib. C’est ce qu’il croit, le petit chéri, ses oreilles écartées à droite ou à gauche pour signaler qu’il va tourner, cramponné de ses deux mains au panier avant, il ne voit pas son homme derrière lui piloter en secret. Laissons-le rêver. Là, on s’arrête dans une boutique snob qui propose tout de même, je l’avoue, quelques machins qu’on aime bien, une pince en bois parfaite pour la carte postale que je voudrais poser sur mon bureau, à la verticale, alors je mets la pince dans ma poche sans que J.-E. me voit, il serait trop gêné. Les six balles que je n’ai pas dépensés là, je les troque à la ressourcerie contre une chemise qui m’ira lorsque ce sera vraiment l’été : quelques semaines encore : ça tombe bien, c’est juste le délai dont Pierre aura besoin pour y broder quelque chose. J’aimerais lui demander ça. Mais d’abord, je monte chez moi avec J.-E. qui n’est pas entré dans ma chambre depuis des lustres. Et nous sommes côtes-à-côtes sur le lit — j’ai mis les côtes au pluriel pour dire que nous sommes étroitement blottis, toutes les côtes contre toutes les côtes, mais en vérité il y a le bras gauche de l’un et le bras droit de l’autre entre nos deux cages thoraciques. Et au bout de mes bras, mes doigts sur le clavier, l’ordinateur sur les genoux. On travaille. Je me souviens de Tragique Saint-Éric, écrite et dessinée à quatre mains, dans les toutes premières années de nous, il y a dix-sept ans je dirais. Refaire un livre ensemble. Mais cette fois tout est différent, je suis seulement le maquettiste et je donne seulement mon idée pour la couverture. J.-E. est excité comme une puce de faire imprimer son texte, et pour moi c’est quelque chose de différent qui se joue, aussi. Différent des autres livres ou plaquettes que je fais seul (mon journal) ou avec Pou (les Histoires pédées) ou pour mes ateliers (les recueils de textes d’élèves). Différent parce que c’est différent à chaque fois. Mais là, encore un peu plus différent, parce que c’est lui.

J’étais quasi dans la même position avec Baptiste, au même endroit, deux jours plus tôt. Il voulait voir comment ça se passe, cette étape du texte qui devient un livre, cette étape pas du tout magique et même pas émouvante, seulement technique, et intéressante pour cette seule raison : les questions qu’on se pose (faut-il couper les strophes du texte de Maël, parce que c’est un récit continu, ou faire un saut de page, parce que ce sont des vers ?), les réponses qui se trouvent toutes seules (la photo qu’il ajoute à la fin de son texte à lui pour combler la page blanche). C’est ma partie, et on partage. Lui, il s’y connaît en d’autres trucs : il bricole le site, il fait les portraits. Il est doué pour ça. J’utilise partout celui qu’il a fait de moi en mars 2023 chez Henri à la Cité des Arts. Pas trouvé mieux pour me représenter « en tant qu’auteur ». Genre de portrait officiel qui peut durer quelques années, encore, jusqu’à ce qu’on m’accuse d’avoir l’air trop jeune. Il l’avait fait en argentique. J’ai eu ma période, moi aussi. Mais dix ans que je n’ai pas touché au lourd Praktica qui s’empoussière sur mon armoire, aboli bibelot de ces années où je me piquais de technique, un peu, en dilettante (il fallait décider pour chaque photo plusieurs critères chiffrés en tournant des bagues, ça m’obligeait à prendre mon temps, à poser mon regard). J’ai racheté un film noir et blanc pour photographier Pierre dans son costume de scène, c’est-à-dire celui de tous les jours, sa dégaine sortie d’une époque fictive où l’on se méfie des iPhones qui volent votre âme et la partagent sur les réseaux du diable. Mercredi, alors que nous pique-niquions sur le canal (je revenais d’une matinée aux Archives départementales à Bobigny où j’épluchais des papiers gris ou jaunes, cassants ou froissés, car moi aussi j’aime les vieilles choses qui vieillissent doucement), nous sentions sur nos peaux un de ces premiers soleils qui ravit, alors j’ai sorti de mon sac le petit Beiermatic serré dans son étui de cuir, et il a dit : « C’est un appareil photo ? On se prend en photo ? » Je sais comment lui plaire. Mais dans ce boîtier-là j’avais mis une pellicule douteuse, périmée depuis trop longtemps peut-être, achetée quand Pierre n’avait même pas le bac, alors je ne garantis rien. C’était un jeu pour l’instant présent, et tant pis pour la postérité.

Mais j’étais avec Baptiste, disais-je, pour préparer les quatre premiers livres de notre collection : « Pédale, pédale ! » C’est un verbe à l’impératif lancé deux fois, comme deux coups de pédale qui entraînent le troisième, et un élan que vous n’arrêterez pas, un mouvement perpétuel, je vous avertis. C’est une injonction à avancer dans le bon sens, c’est-à-dire vers la joie. Le nom est de lui. Je rends à Baptiste ce qui est à Baptiste, et les « Histoires pédées » à Guillaume qui est le génial inventeur de ce nom génial, tout simple et parfait. En juin dernier, Baptiste m’a demandé : « Vous êtes sûrs que vous ne relancerez pas les Histoires pédées ? » J’ai été formel, car Guillaume l’était et je l’approuvais. Ainsi, la collection que nous lançons Baptiste et moi n’est pas une suite, une résurrection, une zombification des Histoires pédées. Ce n’est pas une copie, un avatar ou une contrefaçon. Ce serait plutôt : une nouveauté dans la continuité, une idée neuve qui a conscience de son héritage, un enfant prodigue mais pas ingrat. Je n’aurais pas su relooker les couvertures. Baptiste a proposé que Manon les illustre. Ses dessins sont pop et bizarres. J’aime. Vous verrez ça bientôt. Ce sont trois heures douces qui s’écoulent dans ma chambre, à corriger des textes, traquer les coquillettes, ajuster les césures. Si c’est ça travailler, alors décidément j’aime le travail. Et le travail c’est aussi, plus tôt dans la même journée, à la médiathèque de Villetaneuse, observer les portraits de rue faits en 1998, en noir et blanc, et en argentique donc, issus des archives de Sophie. Les observer et les décrire ensemble, en compagnie des quatre femmes de l’atelier de conversation. Nous nous débrouillons avec les outils du bord : des pans plus ou moins étendus de ma langue que certaines parlent assez bien, que d’autres décodent à peine, alors que moi je ne connais rien de leurs langues à elles, mais c’est de la mienne qu’il s’agit ici, car c’est celle-ci qu’il faut apprivoiser pour se ménager une place meilleure dans une société francophone et souvent hostile. On aboutit à des textes fragiles et malins, écrits à la main ou à la voix (alors j’écris sous la dictée). En comparaison du travail que je fais ce soir avec Baptiste, on pourrait dire : « C’est un autre monde. » Mais non, c’est le même monde puisque je suis présent dans l’un et dans l’autre, et que je ne suis qu’un et unique. Le monde est vaste et divers, explorons-le. Dans les limites d’un même espace, déjà, c’est fou comme les références culturelles se superposent sans se mélanger : deux jours plus tôt au même endroit, c’est-à-dire à la médiathèque de Villetaneuse, pour la lecture dessinée avec Marguerite, je n’ai reconnu dans l’auditorium aucun participant à aucun des ateliers menés pendant ma résidence. La salle était pourtant bien garnie, le public attentif, essentiellement constitué d’étudiants. Après que tout le monde s’est dispersé, j’ai pris le soleil (déjà le soleil) avec Marguerite. À un moment, elle m’a demandé comment j’envisageais le fait de partager, ou non, des contenus militants sur mes réseaux sociaux. Je ne le fais pas, c’est vrai. Je n’appelle pas à manifester, je ne diffuse pas de tracts, je ne fais pas circuler l’information brûlante. Je n’ai pas l’air, au premier abord, d’un artiste engagé. Je me casse pourtant la tête chaque jour pour affiner mes opinions sur tout, et faire coïncider du mieux possible mon mode de vie et mes convictions. Alors, quoi, ça ne se voit pas ? et je prends le risque de passer pour un mou, un non-concerné ou un centriste, c’est-à-dire un planqué de droite. Je réponds à Marguerite : « Toi et moi, si nous ne sommes pas à l’aise avec le slogan, nous avons la possibilité du temps long, d’un texte plus étoffé, d’une série de dessins, d’un livre, pour développer des récits où nos opinions s’affirment, sans ressembler à des tracts qui décourageraient les personnes qui ont peur de la radicalité, quand bien même nous estimons être radicaux, nous. » Et je lui parle des Histoires pédées qui ont été lues par des mecs qui avaient seulement envie d’une histoire courte où l’on baise, vendue pas cher sous une illustration rigolote, et qui se sont retrouvés sans le savoir avec un manifeste woke entre les mains — ces lecteurs-là, auraient-ils acheté le manuel Le consentement c’est bandant certifié 100 % déconstruit ? Pas sûr. Nos messages infusent dans les cerveaux (et d’autres organes du plaisir moins sapiosexuels) de manière subliminale. On a un besoin vital de militants vénères qui crient plus fort que les méchants, dénoncent les violences et se battent pour tous les autres, mais je crois aussi au soft power. Il faut jouer sur les deux tableaux : action directe + éducation au long cours. Je suis convaincu que le lent travail de construction-déconstruction des pensées par nos créations artistiques n’est pas vain. Mieux : il peut être redoutable. Alors qu’il ne coûte presque rien à la société (une bourse, une subvention saupoudrée par-ci par-là) et qu’il donne du plaisir à beaucoup d’entre nous — autrement dit, qu’il s’agit d’un moyen bon marché d’acheter la paix sociale —, on voit que nos ennemis réactionnaires attaquent l’art et, plus largement, le travail culturel. Les institutions nous mettent des bâtons dans les roues, voire : nous coupent carrément les vivres. Ils détruisent l’arme qui les menace. Preuve que nous sommes une arme.

Deux fois deux ne font pas quatre

J’habite sur une presqu’île et j’attends à la gare quelqu’un que j’aime, alors j’ai pensé que ce serait une bonne idée de lire ce livre : un homme habite sur une presqu’île et attend l’arrivée d’Irmgard. « Irmgard était dans le train maintenant, et ce vacarme réglé, ferraillant et fidèle, auquel il la confiait le rassurait : elle venait vers lui aussi paisiblement, aussi assurément qu’une petite étoile en route vers sa conjonction. » Cette assurance du personnage de La Presqu’île de Julien Gracq est totalement poétique et amoureuse, pas du tout matérielle, car il n’a aucun moyen de vérifier que sa belle approche — qu’elle n’a pas manqué le train. C’est plus facile pour moi : dès 7 heures, j’avais un texto de Pierre tout excité par son voyage, puis un autre qui me confirmait sa bonne correspondance à Angoulême. Alors j’achète un café au kiosque et je m’installe sur un banc, au soleil, face à son arrivée imminente. « En face », oui, car Royan est une gare terminus comme le sont toutes les gares parisiennes — et celles du Havre, de Brest, de Briançon — la voie s’arrête ici, tout le monde descend. Une autre ligne desservait autrefois la presqu’île, mais pour gagner Arvert, La Tremblade et Ronce-les-Bains, il faut désormais continuer par la route, quitter la côte sud (celle de l’océan) pour le littoral flou du nord, celui qui borde l’estuaire de la Seudre aux contours mous, à la terre gorgée d’eau qu’on hésite à appeler terre. Julien Gracq écrit : « Par la coulée des vallons, on apercevait derrière la crête qui surplombait la route les plaines mouillées qui longeaient l’estuaire. » C’est exactement ce que nous verrons par la vitre du bus, ligne 6, en début d’après-midi. Mais d’abord, c’est encore le matin et Pierre me sourit, il descend du train, c’est la première fois que je le vois dans une gare. La première fois que je le vois sur une plage. Sur un port. Nouveaux paysages à arpenter ensemble. Une forêt. Un marais. Je lui dis : « Je suis content d’être tombé ici parce que ça ne ressemble à rien ; il y a plein de coins où la campagne est jolie comme d’autres campagnes sont jolies, mais ce marais est bizarre, singulier, on apprivoise autre chose. » Il est dans ses meilleurs jours. Il est curieux, enthousiaste. Il dit même, à propos de l’église Notre-Dame, chef-d’œuvre brutaliste, énorme tas de béton, merveille implacable érigée là comme une catastrophe : « J’ai envie d’entrer pour voir » — alors qu’il est allergique au béton, mon petit Pierre, et ne s’émeut que de l’ancien, du raffinement des arts pluriséculaires, du savoir-faire de fourmi des dorures et des broderies. À l’intérieur de la grotte, il reconnaît que la lumière est belle, la violence du matériau annulée par la douceur des rayons colorés, les courbes enveloppantes, une élévation. Il faut vraiment qu’il soit bien luné pour voir ça. Comment ne pas l’être ? Sur la plage de Ronce on goûte les variations du sable sous nos pieds : celui qui s’enfonce, celui qui nous porte, celui qui s’effondre, celui qui garde nos empreintes. Dans le marais on tâtonne, on s’assure que le chemin est un chemin, les herbes sont trompeuses, par endroits les tiges sont plus hautes que nous. Et le soir, lorsque Pierre rentre à la maison — je parle ici du premier Pierre, le Pierre de tous les jours, la deuxième pièce du duo, le compagnon de ces jours tendres, loin de chez nous (mais être chez nous, c’est être entouré de ceux qu’on aime) — il accueille le nouveau Pierre dans notre routine, et moi, je suis ici, avec mes deux Pierres, je suis heureux.

Continuer la lecture « Deux fois deux ne font pas quatre »

On en aura fait le tour

On pourrait croire d’abord que les allées menant à l’océan portent des noms d’oiseaux (mouettes, courlis, sarcelles, sternes, pluviers, albatros) et que celles de derrière, en retrait de la côte, pratiquent le langage des fleurs (bégonias, mimosas, seringats, hortensias, pas mal de noms en a), mais tout est plus complexe qu’on croit. L’allée des Marguerites est à la suite des Cormorans et des Goélands. Il y a même une allée des Écureuils, qui ne sont ni des fleurs, ni des oiseaux. J’explore mon nouveau cadre. Le matin, c’est une promenade brève. Je marche sur la plage, le soleil dans le dos, ces jours-ci la marée est basse à 10 heures, l’océan est loin. Des piafs dont j’ignore le nom pataugent dans les flaques, en quête de crustacés que je ne leur disputerai pas. J’enjambe l’un de ces blocs de béton en forme de Lego qui, je suppose, font obstacle aux grandes crues, et je saute à pieds joints sur l’asphalte. J’arpente le quartier engourdi : il se réveillera au printemps. Une station balnéaire hors-saison. Presque tout est fermé. La boulangerie ouvrira le mois prochain. Je prends l’allée de la Poste ou celle de la Chapelle, qui ne mènent ni à la poste, ni à la chapelle, mais à la supérette. J’aime le mot supérette. Il est écrit très gros, en capitales rouges, horizontalement et verticalement. Bonjour bonjour. C’est le quatrième matin. Je reviendrai demain à la même heure. J’installe une routine. Une baguette. Un fromage. Des fruits. Je suis allé au marché avant-hier, trois stands sous la halle, dont deux consacrés aux animaux marins. Un peu déçu. J’aurais aimé acheter, oh, je ne sais pas — car nous ne manquons de rien. Quatre caisses de victuailles dans le coffre de la voiture ! J’ai commencé par liquider les plus fragiles, les plus avancés, les germés, les flétris, les ramollis, ou en passe de le devenir. Les poireaux attendront. J’épluche. Je découpe. Il me reste cette sorte de déchets que j’ai pris l’habitude de traiter avec égards : lambeaux des légumes qui m’ont nourri, écorces de fruits bourrées de vitamines dont les limaces feront leur miel. Comme c’est idiot de les envoyer à l’incinérateur… dépenser de l’électricité nucléaire pour les brûler, végétaux composés majoritairement d’eau. Mais le jardin n’est pas le mien, je n’y jetterai donc rien — car nous avons un jardin. Disons : une allée menant au garage, car nous vivons dans un garage, oui, changé en maison, telle la citrouille devenue carrosse. Alors, l’après-midi, j’emporte mes peaux et pépins, mes queues et coquilles, et je marche dans l’autre direction — il y a le côté de l’océan, et puis le côté de l’estuaire — je m’écarte du chemin, je m’avance dans le bois, et je les offre à l’humus, sous un tas de feuilles. C’est la seconde promenade, un peu plus longue. Dans cette direction, il y a un pont que je n’ai pas franchi. Il enjambe ce fleuve énorme, si large qu’on croirait l’océan. Il faut dire que l’océan, chez nous, n’est pas infini : notre plage borde le pertuis, une bande d’eau étroite dont l’île d’Oléron bouche l’horizon. Victor Hugo a décrit notre presqu’île. Il a tout décrit. Chaque fois que je vais quelque part, Victor Hugo est venu avant moi. Je crois qu’il n’a pas trop aimé son séjour ici. Il écrit : « La tristesse croît à chaque pas que vous faites. » Et puis : « Le pertuis de Maumusson est un des nombrils de la mer. Les eaux de la Seudre, les eaux de la Gironde, les grands courants de l’Océan, les petits courants de l’extrémité méridionale de l’île pèsent là à la fois de quatre points différents sur les sables mouvants que la mer a entassés sur la côte et font de cette masse un tourbillon.1 » La Seudre est le fleuve dont je parlais, bien plus large que la Seine à Paris, que la Loire à Nantes. Et bordé de marais, avec ça, si bien qu’on distingue mal ses contours : les limites de la terre et de l’eau sont floues. Il faudrait s’écarter de la route, s’enfoncer dans les chemins, tâter du bout du pied, faire plotch-plotch et tomber dans un fossé. Ça ressemble à du sol parce que c’est hérissé d’herbe verte, mais ne vous y fiez pas, ça ne tient sur rien du tout. Je me souviens du marais vendéen — au dessin plus monotone que le puzzle que je devine ici — parce que c’est le seul marais où je me suis promené, mais aussi parce que j’y avais un rituel, une promenade dont celle d’aujourd’hui est un avatar, une variante. J’étais à Luçon pour écrire ; je sortais pour me laver les yeux de mon écran, et les idées de mon roman ; je suivais le chemin derrière ma maison ; je pénétrais le marais communal qui était le territoire des vaches. Ici, la situation se répète. Je suis seul toute la journée pour écrire. Je sors pour m’aérer le ciboulot. L’horizon et le vent me lèchent les neurones. Dehors, quasi personne. Quelques vieux avec des chiens. Peut-être des patients de Pierre. Une route qui devient un chemin. Les oiseaux à longues pattes emmanchés d’un long cou. Mais pas de grosses bêtes en vue : veau, vache, cochon ? On élève plutôt des mollusques bivalves, qui seront mangés vivants avec une goutte de citron. Je n’en ai pas vu, mais on me l’a dit. Pour l’instant, je n’ai presqu’rien vu de la presqu’île. Je n’ai pas quitté Ronce-les-Bains. Tu n’as rien vu à La Tremblade, comme dirait l’autre. À Arvert non plus. À Marennes encore moins.

Continuer la lecture « On en aura fait le tour »

Il observe des photos et il écrit

Nous avons tous une relation différente avec les années 1990. Pour le dire mieux, prenons d’abord une vieille image, plus vieille que ces années-là, vraiment très vieille. Si je vous montre une carte postale du village de Villetaneuse en 1900, par exemple, vous aurez la même réaction que moi, c’est-à-dire que l’image ne vous rappellera aucune expérience vécue, vous constaterez seulement un écart : l’écart béant entre le passé rural et le présent radicalement modifié de la petite couronne parisienne. Que votre conception du présent soit nourrie d’une connaissance empirique du territoire, d’un savoir encyclopédique ou bien de stéréotypes, dans tous les cas cette carte postale incarnera pour vous « le passé lointain ». En revanche, si je vous montre une photo prise en 2024 avec mon iPhone, il y a peu de chances pour que vous la considériez comme « un témoignage du passé » — à moins qu’elle ne représente un lieu récemment transformé, ou une personne tout juste décédée, ou un enfant si jeune qu’il grandit à vue d’œil. En gros, ce genre d’image ferait consensus pour incarner « le passé très proche ». Je ne parle pas de « présent », car nous savons que la photo est par essence une archive. Elle enregistre ce qui est pendant la fraction de seconde que dure la prise de vue ; dès la fraction de seconde suivante, cette chose n’est plus ; la photo, c’est la mort ; vous le savez aussi bien que moi si vous avez lu Barthes à l’école sans tout comprendre, en notant les phrases les plus percutantes sur une copie à carreaux, pliée en quatre, toujours glissée entre les pages aujourd’hui, dix-huit ans plus tard. Il observe des photos et il écrit : « ça a été ».

Continuer la lecture « Il observe des photos et il écrit »

C’est une maison

Il faut un lieu pour qu’une rencontre ait lieu : on se côtoie dans un train, dans une salle de classe, dans la file d’attente d’un magasin, dans une cage d’escalier. Les immeubles à ascenseur, dans lesquels l’escalier est relégué derrière une porte coupe-feu, circulation bêtement technique en béton nu, éclairée par un néon trop blanc, n’autorisent pas la rencontre. On se donne rendez-vous dans un parc, dans un café, dans une galerie que l’on fera semblant de visiter ensemble : les villes qui ne possèdent pas de tels lieux (les villes qui ne sont pas des villes) n’autorisent pas qu’on se connaissent ainsi, au grand jour. À défaut, on ose parfois un rencard directement chez l’un ou chez l’autre, mais cette intimité immédiate, on la souhaite vraiment avec très peu de gens. Alors, il faut trouver d’autres lieux. Investir les espaces existants. Créer les espaces qui nous manquent. On se dit souvent, Pierre et moi, que notre amitié aurait une allure toute autre si cette chambre n’avait pas été inventée : elle est le lieu d’une intimité choisie, jamais subie : le lieu où nous pouvons être seul à tour de rôle, et ensemble lorsque nous le désirons. Il existe d’autres manières d’être amis qu’en partageant une chambre, bien sûr, et ces manières sont belles — mais notre manière à nous, qui ne convient peut-être qu’à nous-mêmes, nous l’avons dessinée sur mesure. Pendant que j’écris ces lignes, il me dit : « Tu sais que utopie veut dire pas de lieu ? » Évidemment je le sais. J’aime le mot d’utopie pour parler de ce qui m’anime : mon énergie tendue vers un mode de vie idéal que je n’ai pas encore atteint, vers lequel je me dirige avec enthousiasme — qui n’existe pas encore. Mais nous, ce qui nous rend heureux s’incarne dans un lieu précisément délimité : un topos, c’est-à-dire un lieu en même temps qu’un objet de discours. Je suis capable de dessiner la topographie de mes amitiés. Les lieux où les rencontres ont lieu, ceux où les relations se développent et s’épanouissent. Lieux publics et lieux intimes. La chambre où j’écris ces lignes est un accélérateur puissant. Baptiste le dit aussi : « Avant que je passe une semaine dans ta chambre, on ne se connaissait pas si bien. » On se voyait au café quand il venait à Paris. Et puis il y a eu la chambre. Des tas de gens, parmi ceux qui sont mes amis aujourd’hui, ont dormi ici. L’autre soir aux Anges, par exemple, autour de la table, j’ai compté : Pierre, Maël, Baptiste, Thomas, Gaétan, Pierre. Nous aurions été amis sans cette chambre, peut-être, mais quelque chose s’est cristallisé à ce moment. Jérôme est venu souvent chez moi (il n’était pas à la table de mon anniversaire) et je suis allé chez lui à Bruxelles. Ce n’est pas rien de savoir quelle tête a l’ami au petit déjeuner. Au printemps dernier, Jérôme m’a dit : « Natan vient en Europe. » Il m’avait parlé de Natan, le traducteur en portugais de son Autubiographie. Il était sûr qu’on s’entendrait bien. J’ai confié mes clés à Natan avec quelques instructions. Nous nous sommes vus deux ou trois fois pendant la semaine. Il édite la revue Caça e Pesca qui n’est consacrée ni à la chasse, ni à la pêche. Cet hiver, il m’a demandé un texte pour Caça e Pesca puisqu’il s’agit d’une revue littéraire. Il m’a dit : « Le numéro 13 fête le deuxième anniversaire de la revue et aura pour sujet le lieu (locus). » Si ma chambre n’avait pas existé, mes conversations avec Natan ne se seraient pas déployées de la même manière ; il est très probable que nous ne nous serions même pas croisés ; sans obligation de se donner rendez-vous pour la remise des clés, nous aurions échangé quelques messages laborieux pour accorder nos emplois du temps et proposer mollement un café ; nous serions passés à côté d’une rencontre ; j’en suis certain. Il faut un lieu pour que quelque chose ait lieu. J’ai donc écrit ce récit : « C’est une maison ». L’appartement que je décris est celui qu’Henri m’avait confié à la Cité des Arts pendant son expo « Absent de Paris » : il avait créé le lieu où ma rencontre avec Pierre a eu lieu. Je vous livre ce texte, truffé de mots géologiques pompés dans les « Travaux pratiques » de Perec (la voix off du clip tourné avec Pierre cet été), ici en version originale, tandis qu’il paraît dans Caça e Pesca traduit par Natan Schäfer sous le titre : « É uma casa. » La première fois qu’un texte de moi est traduit et publié. Merci Natan.

C’est une maison

C’est le lieu où quelque chose peut avoir lieu. Mais d’abord, longtemps avant, c’est une cuvette géologique. Un socle cristallin sur lequel se déposent les sédiments, les grès et les schistes. Les mers chaudes recouvrent le bassin parisien, les micro-organismes forment les couches calcaires, l’eau se retire. Les phases émergées et immergées se succèdent, entrecoupées de longues époques lacustres. Le millefeuille de sables et de gypses, de marnes et de caillasses est achevé. Le fleuve trouve son lit. Au bord de celui-ci, des gens assèchent le marais. Ils nivellent la grève. Ils construisent une berge. Ils habitent le quartier. Ils inventent la ville du futur. Ils creusent des fondations et montent un mur de pierre. Ils élèvent des poteaux à section carrée taillés dans des chênes pluriséculaires. Ils posent les poutres. Ils comblent les pans de bois avec un torchis de plâtre. C’est une maison de cinq étages sur un quai au bord de la Seine. Face à la maison, une île, d’autres maisons, une cathédrale gothique. Des gens vivent dans la maison, puis meurent. D’autres vivent à leur tour. Le temps passe. Des gens décident que cette maison accueillera des artistes. Un artiste est mon ami. Il habite une pièce du deuxième étage pendant un an. Le septième mois, il est absent. Il ne laisse pas sa chambre vide : il organise une exposition. Parmi les œuvres, il y a moi qui ne suis pas une œuvre, mais un homme qui écrit, assis sur une chaise, les coudes sur le bureau. Parfois quelqu’un sonne. J’ouvre la porte. Je montre les images et les objets exposés. Nous parlons. Ailleurs, loin d’ici, à plusieurs centaines de kilomètres, quelqu’un prend un train. Il sort du train. Il marche. Il dort quelque part. Il voit des gens. Il fait des trucs. Deux ou trois jours passent. Il marche sur la couche d’asphalte qui recouvre les pavés de grès cubiques. Sous les pavés, une couche de sable. Les marnes, les calcaires, le schiste. C’est une rue dans la ville où j’habite. La rue est bordée de maisons aux soubassements de pierre, aux murs de briques, au parement de plâtre. Certains immeubles sont en béton. D’autres sont élevées dans ce calcaire qu’on nomme lutécien. Il pousse une grille de fonte. Il monte l’escalier de bois. Il sonne. J’ouvre la porte. Il vient visiter l’exposition. Il parle, je parle. Nous sommes deux dans cette pièce. C’est le cadre dans lequel les choses peuvent avoir lieu. C’est une scène. Une espèce d’espace qui délimite les corps, les gestes, les paroles. Voilà. Quelque chose a lieu.

J’ai envie d’être avec toi

Dimanche soir, je dis à J.-E. : « La surprise était complètement loupée, mais le cadeau était trop bien. » La tradition de ces week-ends mystères a commencé il y a mille ans, il est même très possible que ce soit moi qui l’ai lancée, dès notre deuxième été : puisque l’anniversaire de J.-E. tombe un jour férié, il est toujours libre, alors rien de plus facile que de l’embarquer quelque part, et j’avais choisi Fontainebleau, une destination exotique pour tous deux, et pas chère puisque nous avions des passes Navigo, aller-retour dans la journée, quel dépaysement ! Mais parfois, j’ai des idées à la con : l’été dernier la balade était naze. Aujourd’hui c’est l’inverse : J.-E. a choisi un programme parfait, mais en terme de surprise il s’est pris les pieds dans le tapis. Au téléphone avec sa sœur vendredi soir : « Demain, on va à Dijon. » Puis, en baissant la voix : « Il fallait pas que je le dise, Antonin pourrait m’entendre. » Le samedi matin, je fais encore un peu semblant de ne rien savoir, pour jouer, mais en approchant de la gare de Lyon je lui dis combien ça me fait plaisir d’aller à Dijon : son idée est excellente, je suis allé deux fois à Dijon, mes souvenirs sont flous et il reste beaucoup à voir, car je ne voyageais pas de la même manière autrefois. D’abord, il y a eu cette journée avec ma mère : son amie venait de quitter la banlieue où nous vivions pour s’installer en Bourgogne, elle nous prêtait sa maison quelques jours, Juline et moi étions adolescents. Je n’étais pas contre les musées mais, par manque d’habitude, nous ne sommes entrés dans aucun ; côté resto, nous n’étions pas aventuriers, faute d’argent, et Juline était du genre compliquée pour l’alimentation. Alors, le truc chouette dont je me souviens, c’est du parcours de la chouette, justement, en suivant les pavés ornés dudit oiseau, placés par l’office de tourisme dans l’asphalte des trottoirs, l’itinéraire facile des vacanciers qui ne savent pas ce qu’ils aiment, on passe devant les immanquables, les pittoresques. Le second souvenir, j’avais fini de grandir, j’avais vingt-quatre ans, septembre 2012 — je ne tenais pas mon journal en ce temps-là, mais je publiais des photos sur un autre blog qui me sert de repère pour les dates. John et Jay voyageaient en Europe et passaient par Dijon, une sorte de pèlerinage pour Jay qui avait étudié dans cette ville quarante ans plus tôt, quand le campus était quasi neuf, bâti en-dehors du centre-ville. Nous avons pris le tram pour nous y rendre. Oui, de cela je me souviens : c’était un jour de fête à Dijon, l’inauguration du tram, les gens se pressaient dans les rames pour étrenner la nouvelle ligne et John faisait le malin, il disait aux autochtones : « Nous sommes venus de Californie exprès pour l’événement. » Sur le campus, Jay nous a emmenés vers les barres de logements en disant : « Rude » — non pas parce qu’il trouvait difficile de s’orienter (au contraire, il reconnaissait ses habitudes lointaines), mais parce que le bâtiment où il avait vécu portait le nom du sculpteur dijonnais François Rude à qui l’on doit l’énorme Départ des volontaires de l’Arc de Triomphe et, plus à mon goût, l’émouvant gisant de Godefroy Cavaignac au cimetière de Montmartre. On voit tout ça ce samedi, moulé en plâtre, au petit musée que je découvre avec J.-E. dans une aile de l’église déconsacrée. Je n’avais pas visité de musée avec John et Jay. Nous étions montés dans le bâtiment Rude, donc, jusqu’à l’étage que Jay habitait autrefois, où nous avions croisés quelques jeunes gens qui vaquaient sans s’encombrer de nous. C’est seulement après le départ de mes amis d’Amérique, une fois seul dans cette ville que je n’allais quitter que le soir, que je suis entré au palais des Ducs de Bourgogne pour voir ce qui pouvait se voir : pas grand-chose en vérité, car le musée était en travaux. Les fameux tombeaux avec leurs gisants polychromes étaient inaccessibles, mais les pleurants entourant le cortège avaient été extraits de la composition monumentale et disposés comme des œuvres autonomes, à l’état pur, de telle manière qu’on en appréciait mieux les détails que dans leur contexte originel, planqués sous des dais gothiques sophistiqués. Je ne me souviens de rien d’autre ; peut-être qu’il n’y avait rien d’autre. Alors j’avais erré jusqu’au musée archéologique, désert comme le sont toujours ces petits antres de vieilles pierres, et c’était beau. J’étais fatigué d’une nuit brève, car John et Jay se levaient tôt et je n’avais pas pu rattraper le retard accumulé la veille : la veille de mon départ pour Dijon, j’avais dormi deux heures, j’avais beaucoup bu, je devais être une sorte de zombie déshydraté quand j’ai débarqué dans la capitale du pinard, j’avais un peu honte de n’être pas au top de mes capacités pour revoir mes amis du bout du monde, juste parce que j’étais infoutu de renoncer à quelques heures nocturnes en compagnie de C. que j’avais rencontré six mois plus tôt et qui me pompait toute mon énergie. J’avais cédé cette nuit-là, déjà, à une faiblesse dont je ne prendrais conscience qu’un an plus tard : je ne savais pas dire non à cet ami vampire. Nos soirées ne se terminaient que lorsque lui l’avait décidé. Je rentrais à n’importe quelle heure. Il prenait toute la place disponible, mes autres amis passaient au second plan, et j’oubliais J.-E. qui comprenait cette relation mieux que moi-même. Il ne protestait pas. Il attendait patiemment que s’estompe l’ivresse de la nouveauté, l’illusion d’une amitié partagée. Un jour ça m’a sauté aux yeux : un ami vrai ne se comporte pas ainsi. En même temps, j’ai réalisé que je ne devais pas, moi non plus, agir comme je le faisais avec J.-E. pendant ces quasi deux ans : je considérais trop son amour comme un acquis solide, une base sereine sur laquelle me reposer, un arrière-plan tranquille depuis lequel m’élancer vers d’autres aventures. Je faisais des rencontres excitantes ; des gens me réclamaient ; je me sentais désiré ; alors je fonçais rejoindre ces voix qui m’appelaient ; et j’oubliais de réclamer J.-E. parce qu’il était toujours là, quoi qu’il arrive. Je pouvais me permettre d’être infidèle parce qu’il était fidèle pour nous deux. C’est devant la psy que je l’ai formulé : je devais mieux identifier mon désir pour cesser de me fondre dans celui des autres. De quoi avais-je envie ? J’ai quitté l’ami qui me faisait du mal, j’ai changé d’emploi salarié, je me suis libéré de quelques engagements, j’ai recommencé à écrire. Tout a changé, sauf l’essentiel : j’étais certain que ma vie et celle de J.-E. devaient être liées. C’était mon désir, oui, et c’est toujours mon désir. Il faut exprimer ses désirs. Dire : « J’ai envie d’être avec toi. » Pourquoi fixons-nous des rendez-vous à de vagues connaissances pour bavarder autour d’un café, ou à des relations professionnelles pour aboutir un projet qui n’emballe personne, mais dont nous avons besoin pour gagner notre croûte ? Nous savons être fiables et ponctuels. J’étais capable d’arriver (presque) à l’heure au bureau, où je m’ennuyais, tandis que je m’attardais avec des copains presque inconnus au lieu de rentrer à la maison retrouver celui que j’aimais. Il faudrait s’habituer à dire : « Ce soir, j’ai rendez-vous avec toi. » Nous faisons ça désormais. Les heures passées ensemble ne sont plus des moments par défaut — « Ce soir, rien de prévu, je reste à la maison » — mais des moments désirés et affirmés — « Ce soir, ne voyons personne d’autre, soyons ensemble » — sous peine de ne plus se connaître, de se croiser seulement en coup de vent, entre le boulot et les amis. Nous aimons le travail que nous avons choisi et nous sommes fiers de nos amitiés, mais le prix d’une vie sociale bien remplie, c’est la nécessité de l’organiser. La semaine dernière, J.-E. était chez I. à Nantes et j’étais chez Pierre à Montparnasse ; ce dimanche à Dijon, nous écrivons une carte postale chacun, pour eux. Mais franchement, on pense surtout à nous. On se connaît par cœur et on ne s’ennuie jamais : ça me fascine. On parle en continu, on a toujours des trucs à se dire. N’est-ce pas incroyable ? L’un propose d’aller quelque part et l’autre est d’accord. On s’échappe un peu du centre, pour voir ? Ça te dit ? Il y a un monument gothique là-bas, je l’ai repéré sur la carte, on reviendra en longeant la rivière. Il fait moins zéro, je porte trois couches sous mon pull, on craint de perdre nos doigts quand on sort les mains des poches. Mais on est heureux. Est-ce l’émerveillement du voyage, le coup de baguette magique qu’on appelle dépaysement ? Oh, bien sûr, c’est agréable de changer d’air, on ne va pas se mentir. Mais quand J.-E. dit ce matin, frigorifié au bord de l’Ouche, que notre nuit était délicieuse, je vous assure que la déco de l’hôtel n’y était pour rien : une fois les yeux fermés, juste lui et moi, cette nuit était identique à toutes les autres.

En dehors des clous

Baptiste nous rapporte une conversation qu’il vient d’avoir au téléphone : M. est sorti dans le bar gay de cette ville où ils habitaient l’année dernière (pourtant l’une des plus grandes du pays) et il y avait onze types, tandis qu’à mon anniversaire, la même soirée, nous étions quatorze, dont douze pédés. Un de plus, donc, que dans ce bar de province un vendredi soir. Je crois que c’est pour ça que Baptiste est si content de vivre à Paris. Nous sommes si nombreux dans cette énorme ville que même notre minorité atteint la masse suffisante qui permet à la diversité en elle de s’exprimer. J’ai écrit ça récemment. J’ignore si Juline l’a lu. Elle était la seule fille de la tablée et le lendemain elle m’a dit… — je ne me souviens plus de ses mots exacts, mais elle a parlé de cette diversité. Elle l’a vue. Sentie. « Vous êtes tous différents. » Elle a dit quelque chose comme ça. Son regard m’a rendu fier. Et puis, ce texto de Théo : « Tous les gens que tu rassembles sont beaux, gentils et radieux ! » Le mot le plus important est « gentil ». Je sens cette curiosité bienveillante, ce désir d’accueil : quand il y a un nouveau dans la bande, le cercle s’élargit. Ça aussi je l’ai déjà dit. Souvent. Cette soirée est un grand bain d’amitié à l’occasion de mon anniversaire, parce qu’il est utile quelquefois de créer des événements, quasi des prétextes, pour justifier de réunir tant de monde à la fois. Publier un livre, par exemple, peut servir le même désir. La veille, une partie des gens qui sont aux Anges ce vendredi étaient dans un autre bar, à deux rues de distance, après la sauterie aux Mots à la bouche pour le livre de Simon. À vue de nez : la même quantité de gens, dont cinq ou six que je retrouve ce soir, disposés dans un ordre différent ; et l’on change de places à mesure que filent les heures pour parler un peu à l’un, à l’autre. La journée s’achève comme elle a commencé, par J.-E. et moi blottis pour la nuit.

Continuer la lecture « En dehors des clous »