Je traîne ma tristesse et J.-E. me traîne comme un boulet. Il me dit que non, je ne suis pas un boulet. Je réponds : « Je n’insiste pas, n’en parlons pas longtemps, je te signale juste que j’ai conscience d’être chiant, ne crois pas que je ne le sais pas. » Il pourrait m’abandonner à mon sort, je pourrais rester seul, ce ne serait pas un drame. Il préfère qu’on reste ensemble. Alors, soit. Au café, il termine mon manuscrit. Il trouve que ces phrases, au chapitre 76, collent bien à mon état : « Une sorte de pesanteur vague règne pourtant, un filtre dépoli, un voile atténuant posé sur les jours, un inconfort tiède, une buée qui ne se dissipe que le dimanche. » On n’est pas dimanche, mais ce lundi est férié. Les promenades m’ennuient, les conversations aussi. Je n’ai pas envie de petits plaisirs, de banalité. Encore moins de parler de l’important. Surtout avec des personnes pas vues depuis des années : tu parles d’une revoyure ! Je serais plombant. J’ai esquivé un déjeuner qui devait pourtant me faire plaisir, en prétextant mes occupations. Aurais-je dû expliquer que c’est, au contraire, le sentiment poisseux de désoccupation qui me retient de sortir ? Un vide ? « J’ai fini Rue des Batailles » : ça vaut une dispense ? S., lui, comprend ça : depuis qu’il a rendu son manuscrit, il est dans l’attente, il déprime comme moi. On n’a pas besoin d’entrer dans le détail, il m’écrit juste : « Je comprends », et je sais que c’est vrai. Pas seulement sincère, mais vrai : il comprend vraiment. Il passe ses journées à regarder des séries et à faire de la muscu. Moi, je lis. Je fais quelques trucs physiques, mais à ma façon : le cerveau est à plat, heureusement que j’ai un corps. Je vais au Vieux Campeur essayer des sacs, pour mon crapahutage de juillet avec John : le vendeur s’occupait d’une femme qu’il vouvoyait, puis il se tourne vers moi en demandant : « Je peux t’aider ? » Je ne suis pas plus jeune qu’elle, mais j’ai l’air moins touriste, presque d’un gars qui s’y connaît. Cette camaraderie me fait plaisir. Je me projette vers ça : l’usage de mes mollets, de mes cuisses, de muscles que je n’use pas assez, sauf pour grimper mon escalier (dénivelé cumulé : vingt mètres). Puis, chez le menuisier de la rue Faidherbe, j’achète la bibliothèque que je me promettais depuis des années, pour combler un espace où les livres s’empilent de manière pas raisonnable. Porter du bois sur un kilomètre, ça tire un peu sur les biceps, c’est juste ce qu’il me faut. J’étais même prêt à sortir la scie sauteuse de ma mère, pour un raccord avec la plinthe et la goulotte, mais ça n’a pas été nécessaire. Dommage.
