C’est poreux

« Et la dernière œuvre dont vous n’avez pas encore parlé, c’est vous », me dit-elle dans la cuisine après qu’on a traversé l’expo ensemble. Je ne sais pas si elle est ironique. Elle n’a pas l’air du genre à se moquer. Alors je réponds ça — parce qu’il me semble qu’elle a un peu raison, et ça ne me paraît pas prétentieux de le dire (une œuvre n’est pas forcément un chef-d’œuvre) : « Je crois que c’est vrai, je fais partie de l’exposition en quelque sorte, mais je ne sais pas si je suis une œuvre ou plutôt l’un des artistes, ou autre chose encore. » Un visiteur permanent. Un habitant, en somme. Une expo sans aucun humain, il y manquerait un truc. L’œuvre a besoin du regard. Ici, c’est un lieu domestique et un espace de rencontre : notre échange fait partie du dispositif. Il faut être plusieurs pour une conversation. Cette femme toute seule, ça ne marcherait pas. Je suis celui qui donne la réplique. Celui à qui les gens demandent : « Ça aussi c’est une œuvre ? » — en désignant le livre sur la commode (qui résonne avec la peinture accrochée au-dessus) ou la plante verte (entre le bouquet de Benny et les fleurs en céramique de Juliette). Je n’ai pas très envie de répondre ; de délimiter ce qui est une œuvre et ce qui n’en est pas. On se laisse imprégner. C’est poreux. La limite est franchissable. Floue. Invisible, même, car je suis placé exactement dessus. Elle passe sous moi, vous dis-je. Ne regardez pas sous mes semelles, c’est impoli. Des gens sont venus parce qu’ils connaissaient le travail d’Henri ou de l’un des artistes. D’autres m’ont dit : « Je suis un ami à lui. » Vous êtes amis ou vous travaillez ensemble ? Des gens sont venus parce qu’ils sont mes amis. Certains d’entre eux connaissaient Henri parce que je les ai présentés. Quelqu’un est venu quatre fois parce qu’il connaît un peu Henri, et me connaît aussi, par l’entremise de W. qui connaît bien Henri. Quelqu’une est venue parce qu’elle a déjà croisé Henri dans son travail et que nous travaillons ensemble sur l’expo de Villetaneuse ; une autre est venue parce que nous travaillons ensemble à Villetaneuse, mais elle ne sait pas qui est Henri. Les deux expositions se répondent en écho : à la médiathèque de Villetaneuse, on a réuni des œuvres du Fonds départemental d’art contemporain autour du titre Présent·es ! — tandis que chez Henri ça s’intitule Absent de Paris. Ces jours-ci, quand je suis absent de Paris, c’est souvent à Villetaneuse qu’on me trouve pour mes ateliers. Je n’ai jamais fréquenté d’art aussi assidûment : une poignée d’œuvres observées longtemps, en compagnie d’inconnu·es qui parlent avec moi.

Continuer la lecture « C’est poreux »

J’ai invité des humains

« Tu sais, plus je passe de temps chez toi (seul ou à rencontrer des gens), plus je trouve ton projet beau. C’est à la fois très humble et très ambitieux. Humble par la discrétion du dispositif, et ambitieux parce que la chose que tu entreprends de créer n’est rien moins qu’un lieu où l’on se sent bien, où des rencontres adviennent, où des émotions et des idées apparaissent, s’échangent. Les personnes qui ne savent pas à quoi s’attendre, immédiatement sont charmées, et acceptent un café ou un thé, ont envie de prendre leur temps. Elles comprennent que chaque œuvre est liée aux autres : alors, plus elles restent, mieux elles perçoivent les correspondances, sont touchés par ces échos, les petites attentions. Et créent d’autres liens. » J’ai écris ça à Henri pour le remercier, car j’ai l’impression qu’il m’a fait un cadeau. Mais en vérité, il n’est pas seul pour accomplir son ambition : c’est moi qui accueille les gens, quand même. Et je crois que les gens me trouvent sympa. Sinon, ils ne me tiendraient pas la jambe tout l’après-midi (certains l’ont fait, c’était chouette), ni ne reviendraient trois samedis de suite (suivez mon regard). On parle des œuvres, puis, très vite, on parle de soi. On pose des questions à l’autre. On s’apprivoise. Les œuvres ne sont certes pas un prétexte, mais, pour le dire plus noblement : elles sont la condition propice et nécessaire pour faire connaissance. L’objet dont on parle, le lieu commun avant la bifurcation. Ce que j’ai oublié de dire à Henri, c’est que je pense à Jérôme ces jours-ci : il faudrait que je lui parle de son travail. Jérôme qui conçoit des dispositifs simplissimes auquel tout le monde peut adhérer : « L’expérience dure environ une demi-heure et ne demande aucune compétence particulière, sinon regarder, discuter et manger des biscuits », disait-il à propos de cette histoire d’agneau : « J’ai mis une tête d’agneau dans un jardin et j’ai invité des humains. » Henri a mis des œuvres dans un appartement et a invité des humains à me rencontrer. La seule condition, c’est d’avoir envie, d’être curieux, d’accepter de ne pas maîtriser. On rencontre un·e inconnu·e : tout peut arriver. Un échange cordial, sans plus ? Une petite tempête de crâne (ô la friction entre deux idées, l’étincelle qui naît de ça, l’idée pour une œuvre future, pour un mot à ajouter au texte en cours), une connexion de deux, trois, quatre esprits (du côté des corps, pour l’instant, rien de concret), un échange qui n’aura pas de suite (beauté de la parenthèse) ou des messages échangés dans la foulée pour ne pas se perdre de vue.

À l’expo « Absent de Paris » proposée par Henri Guette : œuvre de Guillaume Lavigne (gravure rehaussée de gouache, et ombrée par mes soins sans le faire exprès) — photo Théo Chassouant
Continuer la lecture « J’ai invité des humains »

Il n’y a pas de temps perdu

Pour aller au lycée de P. l’autre jour, j’ai pris de l’autre côté depuis la même gare. Un quart d’heure à pied. Là, pour le collège, ce sera vingt minutes dans la direction opposée. La gare s’appelle Épinay-Villetaneuse : logique. Il y a donc le côté de chez Jacques-Feyder (le lycée d’Épinay) et le côté de chez Jean-Vilar (le collège de Villetaneuse). Ce qui m’intéresse dans cette expérience, c’est de comprendre ce qu’il y a entre. J’avais écrit cette phrase à Laurent un jour, probablement en 2016, à propos d’une promenade que j’envisageais, et il l’avait trouvée « tellement Antonin » qu’il m’avait demandé de la glisser dans le manuscrit en cours, et c’est ainsi que Martin déclare dans Le héros et les autres : « Je suis allé de là à ailleurs, pour voir ce qu’il y a entre. » Eh bien moi, ce matin, je suis allé de la gare au collège. Cette aventure n’était pas qu’une étude de continuité urbaine (comment les quartiers se juxtaposent sans se tricoter l’un à l’autre, rangés au long de la route nationale 328) : j’avais aussi le désir de voir en vrai un toponyme rencontré sur la carte. Au carrefour de la route de Saint-Leu et de l’avenue Jean-Baptiste-Clément, j’avais lu : « Le Temps perdu ». Un lieu-dit qui chante bon le passé rural de la couronne parisienne, déjà nommé ainsi sur la carte de Cassini, retrouvé sur mon plan des années 80 où l’Université vient de s’installer. Marchant sur la route de Saint-Leu, j’ouvre grand les yeux, espérant qu’une cité, qu’une impasse, que n’importe quoi porte encore ce nom troublant — disons que j’étais à la recherche du Temps perdu, comme Marcel — mais de panneau de voirie, point. Ma déception. Soudain, un bistrot. Le Temps perdu. Voilà. Survivance d’un toponyme pluri-séculaire dans une enseigne commerciale. Du haut de cet auvent de bar, quatre siècles vous contemplent. Mais que fait la mairie ? Si j’étais élu, j’appellerais tout le quartier : Temps perdu. À l’heure de l’augmentation du temps de travail, de l’exigence de rentabilité de chaque seconde (et du trading à la milliseconde), ce serait un acte de résistance. Heureux habitants du Temps perdu, ne comptez plus vos heures : elles ne valent rien, tout est cadeau.

Continuer la lecture « Il n’y a pas de temps perdu »

Je suis son hôte et leur hôte

La première personne à qui j’ouvre la porte, alors que l’exposition n’a pas commencé, c’est un homme au large sourire qui porte des fleurs étonnantes : des iris roses qui l’émerveillent lui-même. Ils ne sont pas pour moi. Il est venu les offrir à Henri, bien qu’il sache qu’Henri n’est pas là. Il reviendra chaque semaine avec des fleurs fraîches et arrangera la composition devant moi. Pourtant, Henri est absent. En son absence, c’est moi qui suis présent. Je cohabite donc avec les fleurs que Benny lui destine, et avec d’autres œuvres — car ce geste, ce cadeau renouvelé, cette visite à l’absent, est une œuvre d’art. Chaque objet de cet appartement est une œuvre d’art — même le livre qui traîne sur la commode, qui semble posé au hasard : son titre résonne avec le tableau accroché au mur, et un bristol a été glissé à l’intérieur : « Hommage de l’auteur absent de Paris ». Chaque détail est une pièce de puzzle. La lampe qui m’éclaire pendant que j’écris ces lignes n’est certes pas une œuvre d’art, c’est une lampe ; mais son ampoule a servi de modèle à la sculpture exposée dans la cuisine, qui en est le moulage. Je m’interroge sur les fruits laissés dans la corbeille par Henri. Certains sont dans un sale état. À propos des fleurs, Benny m’a dit de ne pas changer l’eau, car la composition doit se faner, s’affaisser naturellement, les pétales se détacher. Mais les fruits ? Je ne crois pas qu’Henri ait conceptualisé quoi que ce soit à leur sujet. Alors, je mange les bons et je jette les pourris. Ceci n’est pas une galerie d’art, mais un appartement habité. Le lieu de vie d’un amateur. Mon lieu de vie à moi, en l’absence de son résident habituel.

Continuer la lecture « Je suis son hôte et leur hôte »

Paris est tout petit

Il dit qu’il a tout appris en observant la vallée de son enfance : comment les arbres poussent, comment vivent les bêtes et les gens, d’où vient l’eau et vers où elle coule. C’est le sujet de son exposition : la vallée. Mais en vérité, il s’agit de parler de tout le reste : le dedans des corps, les énergies qui circulent dans notre matière vivante, qui nous permettent de sentir, de nous mouvoir et de nous émouvoir ; et les mécanismes plus grands que le microcosme de la vallée, qui transitent par elle, un atome de paysage dans l’immensité : le cycle des saisons, les échanges commerciaux, l’épuisement des ressources, les représentations symboliques. L’apprentissage d’une humanité de la plus grande échelle (vivre avec nos frères et sœurs de la même espèce) à la plus petite (les globules dans les tuyaux de nos organes). Je me promène dans ces tableaux comme dans un paysage mental : une tapisserie cérébrale où les plantes s’épanouissent, des schémas heuristiques nourris à l’eau de source, aux sels minéraux, aux nutriments organiques, à mes paroles échangées avec W., au souvenir de celles qu’il a prononcées souvent à propos de ces œuvres qu’il connaît bien ; je suis un personnage dans une image décrite par lui, qui trouve encore des mots à poser sur les peintures qu’il découvre ici, dans un autre cadre. Il y a longtemps, déjà, loin d’ici, nous avons été deux hommes dans un paysage du même artiste, un jour. Un décor qui existait sans doute avant que l’art ne s’y dépose, mais comment en être sûr ? Nous ne l’avons connu que grâce au geste de l’artiste : à l’échelle de notre expérience, c’est lui qui l’avait créé. Nous étions partis à la rencontre des petits hommes verts, car ces sculptures semées dans le village, m’assurait W., méritaient le détour. Nous avions parcouru chaque rue et demandé notre chemin, en vain : impossible de dénicher ces œuvres qui n’étaient pourtant pas réputées pour leur discrétion. J’étais un peu déçu d’abord. Puis, l’histoire que nous avons commencé de raconter (la vanité de cette quête) m’a consolé : elle a pris le dessus, jusqu’à devenir plus grande que les contours du village qui l’avait fait naître ; elle s’est inscrite dans la mémoire de nos corps ; et nous sommes plus grands que ces bonshommes verts que nous cherchions.

Continuer la lecture « Paris est tout petit »

Nous avons de la chance d’avoir une prof comme Brigitte Smadja

Le jour de la rentrée, plusieurs se sont demandé si c’était la même Brigitte Smadja, celle dont nous découvrions le nom sur notre emploi du temps, et celle dont elles connaissaient les livres : « J’ai lu La tarte aux escargots quand j’étais petite, je ne peux pas croire que Brigitte Smadja est notre prof de français ! » C’était pourtant la vérité. Moi, je n’étais pas impressionné, car je n’avais jamais entendu parler d’elle. Je n’ai pas grandi avec ses romans de l’École des Loisirs. Je n’ai pas « appris à lire » avec Brigitte Smadja, comme plusieurs de mes copines l’affirmaient. Mais j’ai appris d’autres choses, de grandes choses grâce à elle. Je l’ai rencontrée quand j’avais dix-sept ans (et demi), j’entrais à l’école Duperré, c’était l’un des choix les plus importants de ma vie. Elle n’allait pas vraiment être « notre prof de français » (au sens où nous l’entendions au lycée), ni une prof d’arts appliqués comme les autres (ceux qui nous formaient aux disciplines centrales de cette école) : je ne sais pas de quoi elle était prof, mais elle était prof, ça c’est sûr. Elle nous enseignait un regard, une curiosité.

Continuer la lecture « Nous avons de la chance d’avoir une prof comme Brigitte Smadja »

C’est cette chambre abstraite

« C’est l’endroit où je peux extérioriser mes émotions et me retrouver en moi-même », écrit-elle. Je lui demande si elle a conscience du paradoxe de sa phrase, elle me répond que oui, bien sûr. Il s’agissait de décrire de mémoire un espace familier, connu par cœur. En moins d’une heure, que faire de plus ? Là, au lycée d’Épinay. Avec peu de mots, les élèves en disent assez pour se singulariser, exprimer un regard, une sensibilité, quelques bribes de vie. Elle, elle décrit sa chambre. Et moi : « Tu exprimes tes émotions dans ce lieu, dis-tu, mais comment concrètement ? » Elle se parle à elle-même. Je crois qu’elle écrit. Ce qu’elle fait à l’intérieur de sa chambre ne peut pas avoir lieu en-dehors. Je lui parle d’Une chambre à soi et lui dis que j’ai la mienne, moi aussi, pour y écrire, pour y être seul, pour y être moi-même. Son texte se termine ainsi (je cite de mémoire) : « Même si je déménage, ma chambre existera encore, autrement, ailleurs, mais ce sera toujours la même. » Je rapporte ces mots à C., le soir, et je lui parle de la chambre intérieure des Enfants terribles : le lien entre les deux s’est fait dans ma tête, quelques instants plus tôt, lorsque j’ai monté la rue d’Amsterdam, à cause de la première phrase du livre : « La cité Monthiers se trouve prise entre la rue d’Amsterdam et la rue de Clichy. » Je connais ce début par cœur et me souviens d’avoir fait un détour exprès, quand j’avais dix-huit ans, pour voir ladite cité, théâtre de la bataille de boules de neige. Il ne neigeait pas, mais, puisque j’avais le décor et le récit en mémoire, c’était tout comme. Il aurait pu neiger. Il ne neige plus à Paris. En s’éloignant du cœur, oui, vers les banlieues, cela arrive encore, parce qu’on y perd deux ou trois degrés : au temps de ce pèlerinage, j’habitais au Pecq et foulais parfois au matin les pelouses enneigées pour prendre mon RER ; dès l’entrée dans Paris, ce n’était plus le même hiver.

Continuer la lecture « C’est cette chambre abstraite »

Rien ne prouve que ça s’est passé ici

Je sais qu’on va tomber sur le lycée, tout proche de la gare, j’ai déjà hâte. Son architecture de caserne, la placette devant l’entrée. « Et la statue en bronze d’un agronome avec sa charrue. » J’explique à J.-E. que Maurice contemple longtemps ce bonhomme vert, en silence, le jour où son oncle Camille est venu le chercher dans la classe, Camille le professeur de chimie. La scène se passe ici, un malaise épais, la chape qui écrase l’adulte qui ne sait pas quoi dire, et le gosse qui croit comprendre. Je suis ému de voir le décor en vrai, quand bien même je l’ai inventé : rien ne prouve que ça s’est passé ici, comme ça, et J.-E. d’ailleurs ne le savait pas, car je l’ai écrit dans le chapitre 70 qu’il n’a pas encore lu. Maurice est brièvement scolarisé à Nancy, dans le lycée où enseigne son oncle. Cette statue verte, je l’avais repérée sur un plan des années 1870, puis sur Street View. Dans la vraie vie, c’est le rendez-vous des ados qui traînent après les cours. Nous, on est venus ici en touristes, c’est l’idée de J.-E. parce qu’il s’intéresse à l’École de Nancy — non pas au lycée de Nancy, comme moi qui ai tellement le nez dans Rue des Batailles, mais à l’architecture et aux arts décoratifs, c’est l’un de ses dadas, il connaît l’Art Nouveau parisien, les immeubles Guimard et Sauvage et Lavirotte et tout ça sur le bout des doigts, il connaît moins l’École de Nancy, nous apprendrons ensemble. Il a prévu de m’emmener à la villa Majorelle, c’est un peu à l’écart du centre-ville. Oh, ce n’est pas le bout du monde, mais on sort des limites de la ville telle que Maurice et Camille l’ont connue : sur le plan de 1875, on parcourt des chemins, des zones non bâties, des jardins peut-être, ou bien des champs. Nous sommes venus pour l’Art Nouveau, mais je n’arrête pas de penser à la ville ancienne, celle de l’art pas nouveau. Devant le cimetière de Préville, je réalise : « Peut-être qu’il est ici, Camille ! » et J.-E. me propose d’entrer, mais je décline, je ne vais pas l’embêter avec ça, nous allons donc à la villa Majorelle, comme convenu, et à la fin de la visite, dans le jardin, sur le balcon en grès d’Alexandre Bigot, je lui dis : « J’ai envie d’y aller, oui. »

Continuer la lecture « Rien ne prouve que ça s’est passé ici »

Pour de faux, mais pour de vrai

Il y a des gens qui connaissent Bordeaux. Moi, je connais la forêt du Bourgailh à Pessac, son caméléon géant en bois vernis, son Bike Park lunaire et son belvédère de dix-huit mètres qui offre une vue sur rien : le ciel blanc opaque. Je lis que le parc est aménagé sur une ancienne décharge (clin d’œil à T. qui sait pourquoi), c’est à trente minutes de la gare Saint-Jean dans le camion de Maxime, qui conduit bien, mais j’ai un peu la nausée quand même lorsqu’on arrive, il n’est pas responsable, la route me fait toujours ça. À l’heure où je suis normalement en train de terminer mon chocolat, en pyjama dans la cuisine, je me trouve dans le bar-tabac d’une zone pavillonnaire à six cents kilomètres de chez moi, devenu par la grâce d’une baguette magique le lieu d’un rendez-vous littéraire, où Catel me présente aux autres en précisant qui est le réalisateur, le chef-opérateur et la cheffe-opératrice, l’assistant et l’assistante de production. Nous sommes sept à siroter nos allongés, au chaud tant que possible, pendant que les mecs au comptoir parlent fort (de quoi, je ne sais pas). Je pense à mon texte. C’est sur le parking que Jonathan me demande de le lui dire, la première fois. Je rate deux phrases au début. Mais après deux minutes de monologue, je suis à fond dedans, j’ai oublié Pessac, le bar-tabac et l’humidité à zéro degré qui s’insinue dans mon blouson : je dis mon texte comme si je parlais, parce que le personnage c’est moi, et je suis ému par ce que je dis. Alors Jonathan m’explique le cadre qu’il envisageait : « De t’entendre là, ça confirme ce que je voulais faire : ce sera intime, cadré serré, face caméra. » Une fois qu’on est installés sur le décor, je dis trois ou quatre fois mon texte en entier, devant le caméléon, puis devant l’aigle, et pendant ce temps un rouge-gorge pas farouche sautille à mes pieds. Je dis mon texte qui se termine par : « Je parle trop, je pourrais plutôt t’embrasser. » En le pensant vraiment. Fort. Les yeux dans les yeux. Un œil qui regarde Jonathan, l’autre qui regarde Paul, car les deux gars me fixent ensemble pendant que je parle.

Continuer la lecture « Pour de faux, mais pour de vrai »

Je digresse et tu le sais

À G. qui me demande si je serai à la BNF cet après-midi, je réponds oui, mais pas à Tolbiac comme lui, plutôt à Richelieu : « parce que je préfère les ors, les boiseries, le luxe. » Bien sûr, il rebondit : « la luxure. » Mais non, il se trompe, il ne m’arrivera rien de ce genre, car je vais à la BNF pour animer un atelier avec des profs : nous nous amuserons certes, mais en écrivant — il paraît pourtant que les bibliothèques sont des terrains de jeu érotiques ou, faute d’aventure, des réservoirs à fantasmes, mais ce coquin de ressort ne s’activera pas aujourd’hui : pas quand je travaille — je ne parlerai pas ici du joli gars rencontré en salle des profs, un jour, quelque part, ni de son sourire que j’avais envie d’embrasser tout le temps alors qu’il me parlait de pédagogie, d’encouragement à la lecture : il était passionné et moi aussi : notre enthousiasme nous portait vers un objet commun, à défaut de nous jeter l’un vers l’autre ; je lui expliquais que mon rôle dans un établissement scolaire consistait à « susciter le désir » — j’ai aussi utilisé l’expression « tendre une perche » — libre à lui de comprendre, la polysémie est l’un des moteurs de la poésie, je déteste l’ambiguïté mais j’aime les bifurcations, l’ouverture des possibles — c’est une autre de mes missions, dans la classe, car je parlais des élèves bien sûr, et de nos jeux d’écriture — tant pis pour le joli prof. Dans le luxe du Quadrilatère Richelieu, ainsi qu’on nomme l’édifice retapé de frais, la salle qui nous accueille aujourd’hui est diablement banale, par contraste, mais elle me plaît parce qu’elle donne sur le square Louvois : j’ai souvenir de rendez-vous sur ce carré de pseudo-verdure, je rajeunis presque. Un élève de Villepinte, hier, me donnait vingt-cinq ans, sans intention de me flatter, pour la seule raison qu’à quinze ans on ne sait pas distinguer un vieux d’un autre vieux : que j’aie dix, vingt ou trente ans de plus que lui, c’est kif-kif ; tandis que moi, j’ai cru que le prof avait mon âge, bien qu’il n’eût pas encore trente ans ; il serait en droit d’être vexé, mais il a répondu en rigolant : « J’aurais dû me raser. » Moi, je ne me suis plus rasé depuis 2015, j’entretiens une prétendue barbe de quatre jours qui ne dupe personne, ça se voit que je le fais exprès, car si je me négligeais vraiment pendant quatre jours ça ne ressemblerait à rien, je n’ai pas la chance que ça pousse si vite, si régulier. C’était chouette à Villepinte, avec lui et ses collègues, dans son lycée lointain — pourtant, en débarquant le matin, j’avais fait mine de me plaindre : en sortant du RER j’écrivais à S. ces mots méchants et gratuits : « J’arrive dans l’endroit le plus laid de la terre » — c’était idiot de déprécier le paysage des autres, ce serait une preuve (si vous la cherchiez) de mon snobisme de petit Parisien cultivé qui méprise la banlieue, mais il ne faut pas se tromper sur mon compte, s’il-vous-plaît : c’était plutôt la marque (certes maladroite) d’une empathie sincère : on n’aurait jamais dû aménager des endroits pareils, tout le monde mérite mieux, il ne faudrait pas vivre dans une tour grise posée au milieu d’un parking désert, trois arbres moribonds, un centre commercial au bord d’une départementale, le bruit, le froid, la bruine (les deux derniers points sont purement météorologiques, et je veux bien croire que la même pluie tombait sur les toits en zinc des immeubles classés du bioutifoul parisse, mais si la mélancolie de janvier semble romantique sur une belle architecture, elle achève de rendre la banalité tout à fait sinistre). Je parcours cet espace désolant, et soudain l’asphalte s’interrompt, je traverse un îlot qui n’apparaissait pas sur la carte, pas encore terminé, pas de trottoir, les semelles qui collent à la boue : ça ne sera peut-être pas le quartier de mes rêves, mais ça aura le mérite d’être neuf, propre, net, et conçu à l’échelle de nos corps humains. Des blocs de cinq étages, un square, une pelouse détrempée, de la gaieté : un écureuil de quatre mètres de haut. Ce rongeur, bien qu’en matière synthétique, m’est aussitôt sympathique. J’écris à quelqu’un : « En plus, autour de lui, il y a des sièges en forme de noisettes. »

Continuer la lecture « Je digresse et tu le sais »