Il est comme Jérôme (et c’est Jérôme qui me l’a envoyé, car les amis de mes amis, etc.) : plutôt que de se faire discret, d’effacer toute trace de son passage, il les accumule, il les met en scène. Sur mon bureau, un « presque carré de cadeaux presque involontaires » : les choses qu’il me laisse en témoignage. Ailleurs, deux ou trois livres empilés, prélevés dans ma bibliothèque, des notes à lui glissées dans l’un, un papier pour moi posé sur l’autre. Un dessin : voilà le vrai cadeau. Impossible ainsi d’oublier qu’il a vécu quelques jours chez moi. Ses traces ne disparaîtront pas de sitôt : elles se superposent aux précédentes, elles se dilueront dans les suivantes. Un mot de Jérôme est toujours affiché derrière la porte. Sur la dernière feuille du bloc, l’écriture de Pierre, et un rameau de sapin déposé par lui. Le paysage de sable de Bernardo dans son flacon de verre. Je ne vais pas tous les citer. Aucun ne s’efface : parfois ils se perdent dans le mouvement, mais il en demeure une particule quelque part, pour qui sait. Moi, je sais. Le prénom de Natan est un palindrome, c’est lui qui me l’a signalé après je lui ai expliqué les voyelles dans L’épaisseur du trait : Alexandre, Eugène, Ivan, Otto le palindrome du chapitre central, Ulisse, et puis Ivan qui revient comme un I grec. À Natan j’ai montré mon « plan de Batailles », le tableau de quatre-vingt-une cases, moins une. Je lui dis : « Les cases pleine n’existent pas malgré la case vide, mais en fonction d’elle ; les personnages ne vivent pas malgré l’absence de Jules, mais dans celle-ci ; le vide est central, il est le pivot de l’histoire, il fait tenir tout l’édifice. » Je lui raconte : « Lorsque Jules disparaît, il n’était pas censé se trouver physiquement à côté de son fils à cette heure ; alors, pour le petit, ça ne change rien ; que son père soit absent comme d’habitude pour son travail, ou qu’il soit absent mystérieusement et pour toujours, c’est kif-kif ; sa vie est bouleversée mais il l’ignore ; ce qui est pénible, c’est l’absence, quelle qu’elle soit ; sa nature et ses raisons n’importent pas ; il importe qu’on soit absent ou présent, et c’est tout. » Il a compris où je voulais en venir. Au café des Anges, il m’explique : « Freud a observé un enfant jouer avec une bobine de fil, comme ça. » Et il place le sachet de sucre derrière sa tasse en disant « fort », et il le récupère en disant « da ». L’objet soudain invisible, puis rendu à la vue. Loin, près. Disparu, réapparu. Et l’enfant recommence, dix fois, cent fois, mille fois. Jusqu’à comprendre comment ça marche, ce drame de l’absence et de la présence. Il maîtrise le mystère de l’escamotage. Jusqu’à apprivoiser la disparition. Un jour, l’enfant accepte que sa mère disparaisse — qu’elle dorme dans une autre pièce — qu’elle s’absente le temps d’une course — qu’elle vive séparée de lui. Plus tard, elle mourra, mais c’est encore une autre histoire.
Encore en douceur
C’est le jour, et pourtant je pense à nos nuits : pourquoi me manquent-elles déjà ? Serrer son corps contre le mien, ne plus parler ni penser, s’abandonner. M’abandonne-t-il ? Toujours j’ai aimé marcher dans la ville, parler au café avec lui. Mais déjà il manque la nuit. Elle me manquera. Nous marchons dans la ville, nous parlons au café. Rien n’a changé. Pourtant tout a changé. Tout est comme avant, oui, mais, avant, nous avions la nuit : le versant invisible qui éclairait tout le reste. Et le reste n’est ni sombre, ni terne, et je le sais : de quoi puis-je être déçu, ou frustré ? Je ne suis ni l’un, ni l’autre, heureux comme avec un ami, un peu bizarre pourtant. Lui, il dirait : « flottant ». Tant qu’on flotte, on ne sombre pas : vous voyez, aucun danger. Je vais bien. L’amitié est une bouée. Les amis de mes amis sont mes amis. L’amant de mon amant n’est pas mon amant, puisqu’il est l’amant de mon amant : je veux dire, de l’autre amant. Et la boucle est bouclée. Je ne suis plus au centre du monde ; je ne suis plus le maître du jeu — devant lui, j’ai failli dire : « maître du monde ». Bizarre lapsus, quand je n’ai jamais cherché à contrôler, à dominer ; je voulais que chacun trouve sa place ; j’espérais qu’aucun de nous ne subisse. Je deviens un maillon de la chaîne, une pièce équivalente à chacune dans le grand agencement, non plus ce pivot, cet axe de symétrie que j’étais malgré moi, au début, et pendant ces années où, souvent, je déclarais : « Je préfèrerais ne pas » — être le seul homme — dans ta vie — disais-je à l’un, disais-je à l’autre — dans la sienne, dans la sienne. Les amis de mes amis… Oui, mais mon amant est amoureux et nous ne sommes plus amants. Nous sommes ce que nous avons toujours été : des amis. Des amis qui s’aiment ? Des amis, donc. Mais connaît-on l’odeur de son ami ? De mes autres amis, non. Pas si bien que la sienne. Je penserai à nos nuits, comment ne pas y penser. Mais, me l’entendre dire aussi franchement — car je l’ai bien cherché : « Je t’embrasse comment ? » Et une bise sur la joue droite, et une bise sur la joue gauche. J’aime. J’aime : je ne quitte pas. J’aime qu’on me dise fidèle. Qu’on me reconnaisse cette qualité, que j’ai, que je veux avoir, qu’on me prête quelquefois sans me flatter. Fidèle : je reste. J’espère ne pas m’imposer. Ça ne pouvait pas durer toujours. Je le sais depuis le début. Et les années passent, alors, j’ai beau le savoir, ça devient irréel. Une sorte de présent qui s’éternise. Pourtant, on se le rappelle souvent, pour ne pas tomber de haut le jour où. Qu’il faudrait ajuster encore. Trouver d’autres équilibres. Nous décrétons la fidélité. Soit. Mais alors, si l’on ne se quitte pas, que faire ? Voir notre relation muter encore. Se transformer lentement, et soudain muter, oui, muter, j’utilise ce mot qui fait un peu peur, parce que, oui, on ne va pas se mentir, j’ai beau savoir, j’ai beau accepter, et même désirer tout ce qui se passe, ça me fait un peu peur. C’est la vie que je choisis : rien n’est figé, tout bouge, les désirs cherchent leur cadre. On ne sait pas ce qui se passera ensuite. Une certitude : personne n’en sortira blessé. Ça se passe en douceur, comme ç’a commencé : en douceur, encore en douceur.
Je pense à tout de suite
J’attends un coup de fil. À l’autre bout, quelqu’une m’annoncera une bonne nouvelle. Me fera une proposition concrète. Je l’espère. J’attends. Je n’utilise pas souvent le téléphone. Hier, c’était S. qui m’appelait. Il me racontait où il en était dans ses aventures éditoriales. Il savait qu’il recevrait un coup de fil quelques heures plus tard, lui aussi, et qu’il devrait préciser son choix. Il a le choix. Quel luxe ! Tout le monde se l’arrache. J’exagère. N’empêche : avoir le choix… Être courtisé ? Non, je n’espère pas ça. Je ne veux pas qu’on me flatte. Au contraire : si je me sentais flatté, je penserais : « Ça cache quelque chose. » On me prendrait moi, oui, mais pour plaire à une autre personne ; pour atteindre un objectif second ; on préparerait le coup d’après. Je ne pense jamais au coup d’après. Je pense à tout de suite. Je glisse à S. cette comparaison : « Lorsqu’un ami nouveau apparaît sur ma route, je ne le garde pas sous le coude au cas où, espérant en trouver un meilleur au prochain virage ; je l’embarque avec moi sans chipoter. » Si l’on me comparait à d’autres selon des critères quantifiables, si l’on m’objectivait dans un système de calculs, je douterais de la sincérité du désir. Or, tout l’enjeu est là : se sentir attendu, c’est-à-dire désiré. Quand S. m’a demandé comment j’allais, j’ai répondu : « Il m’arrive des trucs bien en ce moment » et j’ai commencé par lui parler de la résidence. Je ne peux pas préciser ici où elle aura lieu, car on m’a demandé de ne rien dire — « on », c’est la personne qui m’a annoncé la bonne nouvelle : mon projet a plu, mon dossier est retenu par la commission technique, celle qui regroupe les personnes compétentes — mais il reste la validation officielle, plus haut, qui devrait être une formalité. Voilà donc une réussite ! après quelques échecs. Récemment, le CNL m’a refusé une « résidence à l’école » sur un argument chelou. J’ai été recalé à Mouans-Sartoux (troisième fois). Avant ça, il y a eu la maison Julien-Gracq (deux fois), la fondation Michalski (idem), Scy-Chazelles (idem bis), Jumièges, Angers, Niort, Stendhal, Arromanches, Châlons-en-Champagne. Dans aucun de ces lieux je n’ai séjourné. Pas grave, c’est le jeu. Taper à une porte derrière laquelle on ignore qui je suis : on ne laisse pas entrer tout le monde, hein ! Mais le lieu qui m’accueillera l’année prochaine est le contraire des précédents : on m’y connaît. On y aime ce que je fais. Oserais-je dire : « ce que je suis » ? Pas eu besoin de séduire, ni de me vendre. On m’a dit : « Ce serait bien de retravailler avec toi. » Alors aucun risque de méprise, ni de flatterie. Je sais que je n’ai pas été choisi à la place d’un·e autre, ni sur un malentendu. Pas pour la gloriole, car je ne suis pas grand-chose. On m’a dit texto : « Tu es un auteur certes repéré, mais émergent. » J’ai rigolé. C’est moi qu’on veut. Ça ne me flatte pas : ça me fait plaisir. J’ai expliqué ce sentiment à S. qui m’a compris aussitôt (une même initiale peut cacher deux hommes, voire davantage), puis qui a rebondi : « Je suis moi aussi dans cette quête de désirabilité. » Je décrypte : il a envie qu’on vienne à lui ; qu’on cesse de tourner autour du pot ; qu’on appelle un chat un chat ; qu’on lui dise « je veux » plutôt que « et si… ? » Assez des tergiversations, des refus, des râteaux. Vivent les désirs concordants ! Je venais de recevoir cette nouvelle quand je suis entré chez S., alors c’est la première chose que je lui ai dite. Ou bien la deuxième ? Je crois que j’ai d’abord commenté la devanture du café, à l’angle, que je n’avais bizarrement jamais remarquée, depuis les années que je fréquente ce quartier : « Je trouve osé d’appeler un bar Odette et Charlus, pas sûr que tous les clients aient la ref, et même pour ceux qui l’ont, c’est un drôle d’auspice sous lequel passer la soirée. » Manifestement S. n’a pas la ref — on ne peut pas être savant en tout domaine — alors j’explique : « Chez Proust, Odette est la cocotte, la courtisane, une pute pour le dire vite, tandis que Charlus est le baron décadent aux mœurs secrètes, la pédale comme tu l’as compris, et ces deux personnages sont les plus attachants. » Pour fréquenter ce bar, faut-il s’identifier à l’une ou l’autre, ou aux deux ? Je ne dis pas à S. que je suis en train de penser à H. pendant que je lui parle, non pas à cause de la comparaison suggérée plus haut, mais en souvenir d’une autre Odette et d’un autre café : c’était la seconde fois que je rencontrais H. et, ce soir-là, cette petite chienne hirsute prénommée comme une allumeuse de la Belle Époque avait quitté la table de ses maîtres pour nous aguicher à la nôtre. On avait joué la vertu outragée : « Elle lèche les mains des premiers venus » (nous). Mais se rend-il seulement compte, H., combien il a participé à l’apprivoisement de moi-même, quant à cette vaste question que S. résume par le mot de désirabilité ? Tout ce que nous avons fait ensemble, c’est lui qui l’a provoqué. Je n’ai pas eu besoin de réclamer, seulement d’être disponible. Et il est venu, et il m’a demandé : « Veux-tu ? » Et j’ai dit oui. J’écris ces lignes ce matin pendant qu’il pense à moi — je sais qu’il pense à moi, puisqu’il se manifeste par ce clin d’œil : une photo : ce détail d’une peinture : le touffu minois d’un chien blanc aperçu dans un musée. Il cite le prénom de la proustienne aguicheuse : « Je ne pouvais pas ne pas t’envoyer cette image d’Odette. » Je lui réponds : « C’est exactement elle (avec un petit museau de singe, quand même). » Et j’écris ce billet en attendant mon coup de fil, donc, car il s’agit encore d’un texte qui se mord la queue : ce matin je suis celui qui attend et je n’aime pas ça.
Et ça ruisselle en cascade
Deux jours de pluie dans un pays où, d’habitude, les gens viennent chercher le soleil en hiver. La première fois, déjà, il avait plu et B. s’en était excusé, comme s’il y était pour quelque chose : j’étais venu un hiver, aussi, il y a huit ans je crois, l’ami m’avait prêté son appartement et, là, j’avais écrit Les Bandits. Est-ce que j’aime Nice ? J’avais aimé ces matinées d’écriture et les après-midi à errer sous la bruine. Je me souviens du cimetière du Château et des ruines de Cimiez. Les villas cossues, bof. Le charme décrépit est difficile à déceler dans le royaume du toc et du clinquant. Mais cette fois, avec J.-E. nous voulons nous frotter au luxe tapageur que certains osent appeler « un art de vivre » : ça commence à la terrasse d’un café de Beaulieu-sur-Mer, où l’on s’abrite un instant ; une femme oublie son sac à main ; elle revient en courant et, soulagée, paie nos consommations pour l’avoir gardé de côté ; puis nous gratifie d’un couplet sur l’insécurité ; on ne peut plus rien laisser traîner de nos jours ; (la preuve que si, puisque nous n’avons rien volé) ; (si j’avais deviné le genre de conne, je me serais servi) ; on tente une bifurcation badine ; on l’interroge sur le tourisme en basse-saison ; elle réplique qu’elle bosse dur, mais à quoi bon, puisque l’État lui prend tout ? Il lui reste assez pour payer sa Tesla, et c’est encore trop, j’ai envie de dire. Bienvenue sur la Riviera ? Sur les lampadaires, j’arrache un autocollant « Reconquête ». Aussitôt passe une bagnole de flics, et J.-E. de dire : « Ils viennent pour toi. » Quel patelin. Alors, oui les villas sont belles. Kerylos est un rêve — plus facile de bâtir son rêve quand on est héritier d’une dynastie de banquiers. Mais je chipote. C’est érudit autant qu’élégant. Et aujourd’hui les visiteurs en goûtent les miettes en s’acquittant de 13 euros (pas de tarif réduit pour les artistes-auteurs) : et dire que je prétendais ne pas croire au ruissellement ! On nous a assez bassinés avec. Il pleut deux jours d’affilée, disais-je : et ça ruisselle en cascade sur les bas-côtés de la route qu’on n’oserait appeler « trottoirs » : être piéton est une anomalie dans la contrée. On arrive à l’autre villa dans un état, ouh ! tout est à essorer. L’autre, c’est la villa Ephrussi-de-Rothschild. De très belles œuvres (surtout celles de la Renaissance) accrochées au mur comme négligemment. Aucun cartel. N’espérez pas vous instruire : de l’histoire de ces objets, on ne vous dira rien. Un audioguide toutefois chantera les louanges de la douce héritière qui accumula tout ce fourbi pour meubler son ennui. J’espère feuilleter un catalogue en sortant : chou blanc. La boutique ne vend presque aucun livre. Elle prend l’eau, la boutique, ploc ploc depuis le plafond, une employée dispose avec goût deux seaux à champagne sous les fuites. Nous nous sauvons, au revoir et merci. Dans la poche de J.-E., une orange cueillie au jardin : toujours ça que la baronne n’aura pas. Puis on dégouline vers Villefranche, dans le sens du caniveau : en bas c’est la plage et il faut avouer que c’est beau. Les chaussettes de J.-E. sont des éponges. Il a un trou sous sa semelle, il fallait la Côte d’Azur pour s’en apercevoir.
Continuer la lecture « Et ça ruisselle en cascade »Comment démolit-on un trou ?
Tout est en vrac. Il y a une semaine, c’était un garage. Ce matin la pelleteuse déblaie le monceau de béton, hop, hop, même mouvement que vous avec la balayette après que vous avez cassé un verre, une assiette. Il ne reste rien d’autre qu’un trou. Le sous-sol du garage. La cave. La cachette était souterraine : la voici dévoilée. Une grotte à ciel ouvert (alors les peintures rupestres, pfuit, envolées à la lumière crue). Rien de plus facile que de faire disparaître une maison : on tape dedans, puis on ratisse les débris. Mais comment démolit-on un trou ? Je me souviens de l’exploration des Monts Métallifères par M. : sa découverte des villages disparus. Les absences de maisons, une prairie, des bosquets. Les fantômes de ces maisons qui parfois engloutissent les promeneurs : une cave est tapie sous l’herbe tendre, vous y posez le pied, et dégringolez deux mètres plus bas. Les tiroirs secrets d’une histoire ensevelie.
Une connexion devient limpide, une autre demeure obscure
Une phrase toute faite. Quiconque s’est trouvé face à des élèves l’a prononcée. Mais normalement, elle n’est suivie d’aucun effet. À travers le remous (bavardages, chaises déplacées), je dis calmement : « Si ça ne vous intéresse pas, vous n’êtes pas obligés d’être ici. » J’insiste : « Je fais ce travail parce que j’aime ça, mais, si c’est une corvée pour vous, ça devient une corvée pour moi aussi. » Alors, comme un seul corps, plusieurs se lèvent. D’autres les regardent incrédules. Hésitent. Soudain se lèvent aussi. Et sortent. En une minute la classe se vide, ou presque : trois élèves restent assis. Je sens la chaleur dans ma tête, les battements plus perceptibles que d’habitude sous les côtes. Je dois être un peu rouge. J’ai pourtant parlé sans colère. Mais je sais que la situation est anormale. Avoir fichu dehors presque tous mes élèves, c’est ce qu’on appelle une crise. La conscience de ce contexte (« il ne faudrait pas faire ça ») m’empêche de jouir pleinement de la situation qui, pourtant, m’apparaît idéale : une poignée d’élèves motivés pour un atelier d’écriture sur-mesure : la garantie d’un plaisir partagé. Le rêve. Mais justement, c’est un rêve. Et, dans ce rêve, mon surmoi demeure. Ma bonne conscience répète : « Tu as échoué. » Si bien que le lendemain, une fois éveillé, je n’ai pas idée d’agir comme au profond de la nuit. Je persiste à m’adresser à tous les gamins présents, même aux plus casse-couilles — tiens, c’est drôle que j’écrive ce mot ici ; je ne l’utilise jamais : d’où me vient-il ? Pire : c’est principalement à celles et ceux-là que je m’adresse, tant ils et elles savent accaparer l’attention, tandis que les gentils attendent sagement dans l’ombre, vous le savez aussi bien que moi. Le petit diable répète : « Tu as échoué. » Hors du rêve cependant la fuite des élèves n’a pas lieu. L’échec, alors, est ce triste constat : cet atelier ressemble de plus en plus à un cours normal. Une routine s’est installée. Les gamins ne croient pas en ce que nous faisons, ils bâclent de pauvres récits sous la contrainte — ici, nulle « contrainte » féconde à la mode oulipienne, mais une banale coercition scolaire. Ils produisent du texte, certes médiocre, mais qui tient la route. Se contenter de ça ? Je préférerais ne pas. La semaine dernière, monsieur P. (le prof) m’a qualifié de « christique ». Ce n’était ni un compliment, ni une moquerie. C’était une réponse à mon attitude pendant la séance : alors qu’il décidait de ne plus répondre aux questions des relous (il fallait qu’ils écrivent en silence au moins quinze minutes, ce n’est pas demander la lune, non mais oh), j’acceptais quant à moi de me déplacer pour de brefs conciliabules à voix basse : rien ne justifiait qu’on n’eût pas compris pas mes consignes (limpides et rabâchées), mais je condescendais à les répéter en tête-à-tête et les yeux dans les yeux : dans cette modeste intimité de deux minutes, une relation s’établit, plus sûrement qu’en lançant à travers la classe des mots que personne n’essaie d’attraper au vol, et qui retombent, non pas en virevoltant comme la feuille morte, mais en s’écrasant mollement dans une onomatopée dégoûtante. Trois ou quatre entrevues, donc, avec les trois ou quatre qui ont envie de faire quelque chose plutôt que rien. C’est là que monsieur P. m’a vu marcher sur l’eau et multiplier les pains. Mais il se trompe : le sacrifice et moi, ça fait deux. Au contraire, c’est moi-même que je sauve. Je me console. Si un seul môme a eu envie d’écrire une ligne, alors je ne me suis pas levé pour rien — je ne me suis pas tapé le RER B pour rien — je ne vais pas rentrer chez moi totalement désespéré.
Habiter cette case « autre »
Je lui dis qu’il va me manquer. Il n’est pourtant pas encore parti. J’anticipe. Il me dit quelque chose de joli. J’appelle ça une déclaration. Pour moi, entre les lignes, c’en est une. Il précise : « parce que je suis pudique. » Il sait être explicite autrement que par les mots. Il agit. Il fonce. Il est là. Là : présent devant moi, ce matin, mais à mes côtés depuis que nous nous sommes rencontrés. Ce matin chacun fait ses trucs pour soi, mais ensemble. Je travaille sur les textes que m’envoient les élèves de Condorcet. Nous avons tourné douze heures autour de la rencontre (« la première fois que je l’ai vu·e ») et leur récit final est celui d’une relation. Enjeu du texte : ce qui se passe entre deux personnes. Envie d’absolu. Alors tous et toutes de s’engouffrer dans la brèche : ils osent le romantisme. Ils sautent dedans à pieds joints. Premier amour : ils ont quinze ans : ils découvrent ce sentiment nouveau avec la pureté qu’on espère garder toute sa vie. Ou bien : ils ne savent pas ce que c’est. Ou encore : ils préfèrent parler d’autre chose — d’amitié, le plus souvent. Ils ont l’âge où l’on se souvient encore qu’on est des enfants. Puissent-ils ne pas cesser de l’être, si l’enfance est l’âge où l’on place l’amitié au-dessus de tout le reste. Un sentiment fort, quand on est môme, c’est toujours une amitié. Une rencontre facile, immédiate, évidente : parce que c’était lui, parce que c’était moi. Nous étions assis l’un à côté de l’autre et nous ne nous sommes plus quittés, nous avons échangé des serments d’Indiens : à la vie, à la mort. Les adultes ont oublié cette intensité. Ils tombent amoureux et, soudain, ils décident que cet amour-là est le stade ultime du sentiment. L’amitié est rétrogradée. Ils inventent des expressions telles que : « On n’est pas amoureux, on est seulement amis. » Ou bien : « Vous êtes amis, ou un peu plus ? » Preuve de la supériorité de l’un sur l’autre. Quel adulte vous raconte encore ses coups de foudre amicaux ? Les élèves de Condorcet sont à fond dans ça. L’un écrit, à propos de son ami et de son amie : « Grâce à eux, j’avais avancé, grâce à eux, je m’étais trouvé. » Un autre, à propos de son alter ego : « deux êtres qui se ressemblent ; qui semblent compris. » Je redécouvre leurs histoires à mesure qu’elles arrivent dans ma boîte mail. On est au café des Anges, face à face. Je lui en lis quelques unes. Je lui dis combien elles me touchent : « Ils croient encore en l’amitié. » Je parle d’eux pour ne pas parler de nous, de lui. Moi aussi je suis pudique — on ne le croirait pas, mais. Je vous assure. J’ose quand même : « On est bien placés pour savoir que ça existe. »
J’arpente les lieux vides et je déjeune dans des restaurants désolés
Ça se passe aux confins — de Bagnolet, de Montreuil et de Paris. C’est le moment où, d’une enjambée, on quitte Bagnolet en imaginant trouver Montreuil parce que ce sont « les puces de Montreuil », mais sur ce trottoir-là (on marche à droite) c’est Paris. On n’y croit pas. Parce que derrière le grillage c’est la tranchée du périph’ et qu’on n’est pas du bon côté. Alors on croirait la banlieue, et c’est peut-être Paris, mais ce n’est ni l’une, ni l’autre : l’autoroute tranche la question comme elle tranche le paysage : on n’est ni ici, ni là. On n’est nulle part. D’ailleurs cette passerelle n’a pas de nom. Les lieux innommés sont rares. En ville, on saucissonne les rues pour multiplier les hommages ; on hisse des carrefours au rang de place pour leur coller une plaque. En pleine pampa, le moindre caillou touché un jour par une main humaine s’appelle ceci ou cela, et ça se transmet oralement pendant mille ans jusqu’au jour où l’ingénieur de l’IGN le fixe dans le marbre : un « lieu-dit ». Mais ici ce lieu n’est pas dit. Une volée d’escaliers et me voici suspendu dans la nuit — car il fait nuit — pas âme qui vive alentour — les âmes mortes je ne suis pas doué pour les voir — l’espace qui me contient, c’est la nuit, mais dessous c’est le flux des bagnoles — le bruit et la lumière — le périph’ est comme la Seine et les voies de chemin de fer, en tant qu’il nous montre l’horizon — solitude entre 23 heures et minuit à vue de nez — ah si, il y a un type à l’autre extrémité, qui marche dans le même sens que moi, mais lentement — un vieux — nous sommes deux — moi je marche vite parce qu’il fait très froid — j’ai la capuche sur les oreilles — un autre type à capuche s’avance, en sens inverse — nous sommes donc trois — il croise le monsieur, puis moi, puis disparaît — nous sommes deux. Quelques enjambées encore et le gouffre est franchi, retour sur la terre ferme, l’horizon s’étrécit, je m’engage dans ce qui n’est pas une rue, plutôt un chemin coincé entre les clôtures des terrains de sport, aucune habitation de part et d’autre. Un désert, en somme. Le monsieur à petite allure (celle d’un promeneur de chien, mais sans chien) perd du terrain. Je le dépasse. Une embardée : il sursaute. Je m’en veux. « Pardon, je vous ai fait peur. — Oui, j’ai cru que c’était le type qu’on vient de croiser qui revenait sur ses pas pour me suivre. — Eh bien non, c’était un autre. » Car c’était moi. Je le salue et je trace. Affabilité nécessaire pour ne pas paraître un loup, dans une de ces rares poches de solitude que ménage la ville dense : traîner ici se colore de louche. Et soudain le boulevard, devantures allumées, gens en mouvement, tramway idem, et le métro.
Mon radar ne fonctionnait pas du tout
Aujourd’hui c’est mon anniversaire et le premier ministre est plus jeune que moi. J’ai vingt ans de plus que mes élèves. Et c’est à eux que je pense, bizarrement, quand j’apprends la nomination de ce type, d’apparence insipide et pourtant si malfaisant (le costume propret de ces néo-réactionnaires qui se prétendent cool) : je ne pense pas d’abord, je l’avoue, à sa petite contribution au saccage de l’Éducation nationale : il n’est passé par là que six mois, juste le temps de lâcher quelques boules puantes racistes, de supprimer quelques postes, puis de se sauver comme un voleur. Non ; en ce qui concerne la ligne politique, ça ne changera rien pour personne, que ce soit cette personne-là ou une autre : ils et elles sont interchangeables, fidèles au chef, lui-même entièrement dévoué à sa classe. Alors, si je pense à mes élèves, c’est parce que la plupart d’entre eux baignent précisément dans cette classe. Je parle de classe sociale, pas d’année scolaire. Je parle de mes élèves de Saint-Maur-des-Fossés, pas de ceux de Seine-Saint-Denis. Leur lycée Condorcet ressemble diablement à celui que j’ai fréquenté il y a vingt ans au Vésinet, je l’ai déjà écrit ici. Une banlieue blanche et friquée, conservatrice, éduquée mais pas très cultivée. Sauf que moi, à l’époque, j’étais le seul homosexuel identifié parmi les mille individus de cette usine à élèves — le seul homosexuel identifié par moi-même, j’entends — car seuls trois ou quatre ami·es étaient dans la confidence — mon radar ne fonctionnait pas du tout : j’étais incapable de reconnaître les dizaines d’autres qui se planquaient. L’un des garçons de ma classe était traité de « gay » par tous les autres (ils disaient gay, oui, comme une insulte, même pas pédé ou tapette ou d’autres jolis mots que j’ai appris à retourner depuis) alors que rien ne prouvait qu’il le fût — à mon avis, d’ailleurs, il ne l’était pas. Pourquoi ai-je échappé à leur vigilance ? Ma discrétion + leur aveuglement. Pour vous dire à quel point le radar était en panne : personne ne savait à quoi ressemblait un pédé, au fond. Ni les hétéros, ni moi. L’homosexualité était un tabou absolu. Ni le mot, ni le concept n’ont jamais été abordés, même pendant ces soi-disant séances d’éducation sexuelle — et pourtant je guettais avidement la moindre référence cryptée, je vous assure. En cours de français, Rimbaud et Verlaine étaient prétendument amis. Au CDI, j’ai emprunté Si le grain ne meurt d’André Gide parce que je n’avais rien d’autre à me mettre sous la dent : Gide ! à seize ans ! N’est-ce pas totalement dépressif, pour construire son identité ? Hier, au CDI du lycée Condorcet, j’ai remarqué Un jour ce sera vide d’Hugo Lindenberg ; et les bouquins de sociologie du genre, mis en évidence par la prof-doc ; et surtout trois volumes de Heartstopper (qui a emprunté le quatrième ?) : si j’avais lu ça plutôt que Gide, j’aurais fait des rêves plus doux.
Tu me regardes avec tes yeux
Grâce à Appelle-moi poésie, je me suis promené dans les bois : suivez-y moi ! Le tournage a eu lieu en janvier 2023 : j’en parlais ici.
Merci à Catel Tomo et à toute l’équipe, c’était drôlement fort comme expérience. On peut voir le clip en ligne et sur TV5 Monde, ainsi que les dix-neuf autres de la saison. Ce que je vous dis les yeux dans les yeux est un extrait des Présents, paru chez Publie.net.