Je ne comprends pas sa question. Mais s’agit-il d’une question ? Il dit : « C’est le dessin de ton rêve. » Ou bien il demande : « Est-ce que tu dessines tes rêves ? » Quelque chose comme ça. Parce qu’il se souvient du schéma au feutre noir, sur un carré de papier blanc, figurant le plan d’un bâtiment complexe que j’avais parcouru en rêve. Ce dessin était posé sur mon bureau la dernière fois qu’il est venu chez moi, alors je lui avais expliqué : « Chaque case est une pièce et je devais traverser l’étage en passant de l’une à l’autre. » Sa mémoire m’impressionne. Et réciproquement : les choses que je lui montre (ou qu’il choisit de voir) impressionnent sa mémoire, comme on le dit à propos d’une pellicule photographique. Elles laissent une empreinte. Quant à la chose qu’il me montrait en faisant allusion au dessin de rêve, il s’agit d’un autre plan : mon plan de Batailles, c’est-à-dire le plan de Rue des Batailles. Je lui explique le point de départ (« un homme a disparu ») et le principe des quatre-vingt cases, plus la case manquante. Il me demande comment les gens vont comprendre l’histoire si je ne dis pas ce qui se passe dans cette case-là, qui est la plus importante du récit. Je lui dis le mot « puzzle ». Je lui parle de mon projet de me déplacer sur ce damier pour écrire mon récit. Je lui montre La vie mode d’emploi dans ma bibliothèque, avec le plan de l’immeuble à la fin.
« Chaque chapitre du livre tient dans une case. On parcourt toutes les cases du plan, toutes les pièces de l’immeuble : un seul chapitre pour une petite chambre comme la mienne, six chapitres pour le grand duplex.
— Et l’escalier ? Il ne se passe rien dans un escalier.
— Et pourtant, il y a plein de chapitres dans l’escalier. Par exemple : des gens peuvent s’y rencontrer. »
Je suis content de lui montrer Rue des Batailles parce que je n’ai plus mis le nez dedans depuis trop longtemps. J’ai hâte de me remettre à ce chantier. En parler, c’est déjà le faire exister. Peut-être que notre conversation fait avancer le schmilblick. Quant à l’histoire que nous écrivons ensemble, lui et moi, elle est dans le même était de friche, car « nous ne nous voyons pas assez souvent » (c’est lui qui le dit, mais ç’aurait pu être moi). Aujourd’hui, nous parlons beaucoup et nous écrivons peu. Le récit progresse tout de même : la pensée qui précède l’écriture, et la parole qui l’entoure, font partie du travail d’écriture. N’est-ce pas ? Mais nous ne cherchons pas à nous justifier. Nous assumons : nous avons peu travaillé. Quand je lui ai proposé : « Il fait beau, on va se promener ? », il a dit qu’il fallait ranger d’abord mon bureau. J’ai fait : « Non, laisse tout comme ça. » Il a répondu : « Ah, je vois ! Quand tu reviendras demain, tu diras que c’est pour travailler, mais en fait, tu vas jouer. »
Je ne sais pas ce que nous ferions si, moi aussi, j’avais dix ans. Puisque je suis l’adulte et lui l’enfant, je lui demande ce dont il a envie, et il répond le plus souvent : « Comme tu veux. » Je crois qu’il n’a pas envie que j’organise pour lui une journée exceptionnelle. Il préfère que nous passions un moment normal. Moi aussi, j’aime savoir comment vivent les gens que j’aime, et partager un petit bout de leur intimité, car on ne vit pas tous les jours des aventures. Alors, ce projet d’écriture est une bonne raison de ne pas prévoir d’autre activité et de se voir simplement chez moi. Je n’ai pas dit que c’était un prétexte, car nous tenons vraiment à ce récit. Je n’ai pas dit un alibi non plus, car personne ne nous accusera de n’avoir rien écrit. Pareil avec Rue des Batailles : personne ne m’a demandé de l’écrire et aucun contrat ne m’y oblige.
Je pense à certains rendez-vous avec mes amis. J’ai parfois dit à F. : « Il faut qu’on se voit pour parler du lycée. » Alors on prend un café, on liquide la question professionnelle en dix minutes, et on reste encore deux heures ensemble. Avec G., quand il faut qu’on travaille sur nos livres : on pourrait régler ça vite-fait par téléphone, mais on préfère boire des coups et mêler ce travail (qui est un plaisir) à d’autres plaisirs. Alors on parle de nos vies et d’écriture, on parcourt des lieux ensemble. Je me souviens que des gens faisaient ça, au collège et au lycée : ils se regroupaient chez quelqu’un pour réviser, soi-disant. Je ne l’ai pas fait souvent. J’allais seulement chez mon amie S. pour préparer un exposé. On papotait pendant des heures. On ne travaillait pas des masses. Mais le peu qu’on faisait, on le faisait vite, et drôlement bien.
On monte la rue de la Roquette et je lui propose de traverser le Père-Lachaise en m’assurant qu’il ne trouve pas mon idée triste ou saugrenue : « À mon avis, cet endroit est très beau, mais je t’oblige pas à penser pareil. » Il est curieux. Du haut de la butte, il voit le Panthéon et la tour Montparnasse. Dans une allée, au hasard, il repère un nom : « Eugène Delacroix, c’est le peintre, comme le tableau que vous avez chez vous ? » (Sa mémoire m’impressionne : quelques heures plus tôt, il a interrogé J.-E. sur le paysage encadré au-dessus du canapé, signé d’un certain Henry Delacroix : on lui a répondu que celui-ci n’était pas connu, mais qu’il avait un homonyme célèbre). À propos de Rue des Batailles encore, je lui parle de mon goût pour l’histoire qui rejoint celui que j’ai pour les histoires :
« Sur la vie des autres, on peut découvrir plein de trucs, mais on ne saura jamais tout. Et les choses que je ne sais pas, je peux les inventer. Par exemple, comment les gens se sont connus.
— Ils se sont rencontrés dans l’escalier ! »
Il ne se moque pas : il rit avec moi. Il se souvient de ça aussi : l’escalier. Alors je me dis que oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, comme ça.