En les autres peut-être, en soi surtout

La première chose qu’il me dit, quand je le trouve au coin de la rue du Temple et de la place de la République : « Je suis monté sur la statue et j’ai dansé sans ma chemise. » Ce qu’il me dit le lendemain, avant de reprendre son train : « Il y a quelques jours encore, je me demandais ce que ça voulait dire d’être fier, je veux dire, fier d’un truc qu’on n’a pas choisi d’être. » Moi, je l’ai compris il y a plusieurs années, et je sais que des phénomènes se produisent ce jour-là, dans ce quartier où nous sommes chez nous : des événements qui ne peuvent exister nulle part ailleurs, à nul autre moment : et j’ai beau le savoir, c’est toujours aussi fou, aussi beau, aussi puissant dans le corps : dans la tête aussi, mais le lendemain, lorsqu’on prend le temps de se rejouer le film : et le surlendemain, encore : et ça reste longtemps au-dedans, peut-être toujours, comme une couche supplémentaire de l’armure dorée qui nous protège et nous rend plus beaux : comme tout ce qui nous fait vieillir en bien. Alors, c’est l’épisode trois de ces soirées où tout est possible. Celles où l’on est fier et joyeux, où l’on prend confiance, où l’on fait l’expérience de pouvoirs qu’on ignorait encore : on s’élance sans savoir pourquoi (une pulsion) et, soudain, on s’aperçoit qu’on savait voler. Alors ça tombe bien : on continue de planer, on rencontre d’autres bêtes à plumes au sommet, vers les étoiles, hors d’atteinte des méchants. On est heureux, et les autres n’ont qu’à regarder si ça leur plaît ; et s’ils ne veulent pas voir on s’en fout.

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Comme un poisson dedans

L’endroit est familier (une architecture à taille humaine) et à la fois exotique (un palmier dans la cour). C’est l’école des Beaux-Arts du Havre et j’ai été, moi aussi, étudiant dans une école d’arts : une sorte d’effervescence dans un cadre institutionnel : je sais qu’un tel assemblage est possible. Il y a des copies d’antiques en plâtre gentiment taguées, et des affiches imprimées en sérigraphie fluo. Jusqu’ici je connais. Mais les étudiants que je rencontre sont des écrivains, et ça me trouble, et c’est ça que je suis venu observer. Je me cale dans le canapé entre S. (qui a réservé la meilleure place) et un autre gars (j’observe le tatouage sur sa cuisse). En face, encore un gars : un rigolo qui fait son numéro (c’est la soutenance de son diplôme) : il propose un manuscrit foisonnant et méta-littéraire, paraît-il (je ne l’ai pas lu) ; il amuse le public et le jury ; plus tard, une sorte de timidité émerge, lorsqu’il répond de son mieux aux questions. Je connais deux des jurés (l’un est même mon ami) et je reconnais leurs propres inquiétudes (ou la joie de leur propre écriture) dans les remarques adressées au candidat. Car c’est de cela qu’il s’agit : une rencontre entre pairs. Chacun parle de ce qui l’habite, espérant toucher juste, atteindre la sensibilité de l’autre, comprendre où il en est dans sa quête. Aucune discussion ne me passionne davantage. Et ça se prolonge jusqu’à la nuit : aussitôt le cadre formel aboli, on passe à l’apéro. Un garçon fraîchement diplômé (sa mention remonte à dix minutes) demande à une jurée : « On peut se tutoyer maintenant ? » — car c’est de cela qu’il s’agit : on est tous égaux — supposément. On me demande qui je suis. Ce que je fous là, en somme. Je dis que je suis un ami de G., le juré, mais que je suis invité par S., l’étudiant, que je connais pourtant moins. Un pied de chaque côté. Nous sommes tous à égalité, disais-je : tous candidats, en somme. Tous débutants, qui partons de zéro à chaque fois. Ceux qui croient être installés se mettent le doigt dans l’œil. « Tu fais quoi, maintenant ? » Chacun·e espère publier son manuscrit : plusieurs sont en boucle, et ne pensent qu’à ça. Je serais comme eux à leur place. Je ne suis pas à leur place. Je suis déjà dedans (ce n’est pas mon premier livre) et en-dehors (je n’ai pas fait ce genre d’études). Pour être franc, depuis quelques jours, je ne pense plus à Rue des Batailles. J’ai mis à distance le coup de cafard de l’après. J’ai commencé autre chose. L’autre chose me sauve.

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L’animal nocturne comme un cadeau

Il y a quatre personnages. L’un est un homme. Les autres, un oiseau, un crustacé, un reptile : des chimères, en vérité. Des allégories peut-être. De quoi ? L’homme a pour mission de défendre le temps, c’est-à-dire le globe de bronze où tournent deux aiguilles. Car c’est une horloge, le monument du quartier éponyme. Mille fois nous sommes passés ici ; jamais nous n’avions vu le phénomène en mouvement. Il fallait attendre un alignement de planètes, une coïncidence. Le moment propice. Et voici : soudain, un gong résonne, le mécanisme s’enclenche. L’homme interagit avec une autre créature. Leurs gestes sont plus fluides qu’on l’aurait cru d’abord : les articulations sont nombreuses, délicates. Les membres : des courbes presque souples. Une approche. Une danse. Puis : c’est terminé. Et l’on s’aperçoit qu’un son, un rythme, une pulsation demeure : un cœur bat dans la machine. Il battait déjà, avant la danse. Il continue donc, après. Rien n’a changé. Mais, puisque nous avons connu cette fête, pour nous ce bruit n’est plus le même. Ça vibre autrement dans nos tympans, dans le corps : caisse de résonance. Nous revenons une heure plus tard. Alors, de nouveau, le gong. Des poulies, des engrenages, un simulacre de vie. L’homme automate s’occupe d’un personnage : pas le même. À chaque heure le sien. Tour à tour. Dommage. Car on est ambitieux : on aimerait que tous participent à la fois, que leurs mouvements se mêlent. Une autre harmonie. À certaines heures, paraît-il, la chorégraphie totale se déploie : la combinaison de tous avec tous. On espère cette grâce : c’est facile, il suffirait d’attendre, car l’horloge est précise, fiable. Les figures arrivent à l’heure, et agissent selon le scénario programmé. Tandis que cette journée, pour nous, est tissée d’improvisations : nous envisagions un musée lointain, mais, en chemin, attardés en terrasse d’un café, et voyant l’heure du soir approcher (notre rendez-vous), nous optons pour un autre, plus proche. Une exposition. Ce sont les archives d’une vie royale et confinée : les minutes de trois ans de captivité au palais-prison des Tuileries. Tandis que le roi tient son journal scrupuleusement — chaque journée résumée en une ligne, jamais plus, et le plus souvent par ce mot unique : « Rien » —, la reine s’épanche dans des lettres intimes, chargées de sentiments, et cryptées lorsque nécessaire. Les déclarations doivent être lues entre les lignes. L’amant seul possède la clé ; même la science d’aujourd’hui, à renfort de rayons X, est impuissante à décoder la nature d’une amitié qui s’exprime aussi par les corps ; d’un amour qui se dévoile quand ces corps sont séparés.

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Je me souviens de mes difficultés

Je traîne ma tristesse et J.-E. me traîne comme un boulet. Il me dit que non, je ne suis pas un boulet. Je réponds : « Je n’insiste pas, n’en parlons pas longtemps, je te signale juste que j’ai conscience d’être chiant, ne crois pas que je ne le sais pas. » Il pourrait m’abandonner à mon sort, je pourrais rester seul, ce ne serait pas un drame. Il préfère qu’on reste ensemble. Alors, soit. Au café, il termine mon manuscrit. Il trouve que ces phrases, au chapitre 76, collent bien à mon état : « Une sorte de pesanteur vague règne pourtant, un filtre dépoli, un voile atténuant posé sur les jours, un inconfort tiède, une buée qui ne se dissipe que le dimanche. » On n’est pas dimanche, mais ce lundi est férié. Les promenades m’ennuient, les conversations aussi. Je n’ai pas envie de petits plaisirs, de banalité. Encore moins de parler de l’important. Surtout avec des personnes pas vues depuis des années : tu parles d’une revoyure ! Je serais plombant. J’ai esquivé un déjeuner qui devait pourtant me faire plaisir, en prétextant mes occupations. Aurais-je dû expliquer que c’est, au contraire, le sentiment poisseux de désoccupation qui me retient de sortir ? Un vide ? « J’ai fini Rue des Batailles » : ça vaut une dispense ? S., lui, comprend ça : depuis qu’il a rendu son manuscrit, il est dans l’attente, il déprime comme moi. On n’a pas besoin d’entrer dans le détail, il m’écrit juste : « Je comprends », et je sais que c’est vrai. Pas seulement sincère, mais vrai : il comprend vraiment. Il passe ses journées à regarder des séries et à faire de la muscu. Moi, je lis. Je fais quelques trucs physiques, mais à ma façon : le cerveau est à plat, heureusement que j’ai un corps. Je vais au Vieux Campeur essayer des sacs, pour mon crapahutage de juillet avec John : le vendeur s’occupait d’une femme qu’il vouvoyait, puis il se tourne vers moi en demandant : « Je peux t’aider ? » Je ne suis pas plus jeune qu’elle, mais j’ai l’air moins touriste, presque d’un gars qui s’y connaît. Cette camaraderie me fait plaisir. Je me projette vers ça : l’usage de mes mollets, de mes cuisses, de muscles que je n’use pas assez, sauf pour grimper mon escalier (dénivelé cumulé : vingt mètres). Puis, chez le menuisier de la rue Faidherbe, j’achète la bibliothèque que je me promettais depuis des années, pour combler un espace où les livres s’empilent de manière pas raisonnable. Porter du bois sur un kilomètre, ça tire un peu sur les biceps, c’est juste ce qu’il me faut. J’étais même prêt à sortir la scie sauteuse de ma mère, pour un raccord avec la plinthe et la goulotte, mais ça n’a pas été nécessaire. Dommage.

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Les désirs ne coïncidaient plus avec les possibles

Il me dit que je suis beau. Je lui réponds que je le sais déjà, puisqu’il me l’a dit ce matin, au réveil. Il me dit aussi, plus tard, tout bas, au creux de l’oreille, comme pour me confier un secret, qu’il m’aime, et qu’il ne faut le répéter à personne. Et moi, je réponds : « Mince, alors j’ai gaffé, car je l’ai dit à tout le monde. » Hier soir, par exemple. Je l’ai dit à H. quand il m’expliquait l’urgence qu’il avait éprouvée, au temps des absurdes couvre-feu : le besoin vital de rencontrer de nouvelles têtes, de nouvelles peaux auxquelles se frotter, d’échapper à la solitude. Bien sûr, je me souviens combien j’ai souffert de ces empêchements, moi aussi, comme j’ai rongé mon frein d’impatience, comme j’ai eu peur de la dépression, mais il y avait une grande différence entre lui et moi : je n’étais pas seul. J’aimais J.-E. et j’étais certain de son amour. C’est à ce moment que je désigne J.-E. à H., qui demande audit J.-E. de confirmer : « C’est toi son amoureux ? » Juste après, à propos de nous, je crois avoir dit le mot « permanence » : ce qui ne change pas dans ma vie. La certitude, la confiance, la base la plus solide, nécessaire, oui, bien qu’il ne me suffise pas : il faut aussi que ma vie (et pas seulement mon imaginaire) soit peuplée d’autres voix, d’autres regards, d’autres présences que la sienne : il faut qu’on me regarde, il faut que je plaise, il faut que des relations se nouent, il faut que je m’approche d’autres mondes intérieurs. Mais j’ai besoin de lui, qui est là depuis toujours. J’aurais pu dire, aussi : « fidélité », car c’est un mot que j’aime. À cette soirée littéraire autant que festive (où il était question de désir, de papillonnages, de garçons qui s’envolent la nuit), d’autres auraient pu déclarer comme moi : « Je suis fidèle » — par exemple L., lorsqu’il a demandé une dédicace à F. qui ne l’avait encore jamais vu : L. a cru nécessaire de préciser qu’il était mon ami et que nous nous connaissions depuis dix ans — je crois que F. lui aurait dédicacé son livre sans savoir ça, mais j’étais content que L. rappelle ce temps long — cette permanence. Ce soir, des bribes de conversation, des jolies têtes aperçues de loin, des bises offertes par je ne sais qui : bientôt, on ne saura plus s’en souvenir. Et c’est très bien comme ça. La veille, ce dîner avec G. qui m’a causé tant de plaisir : il allait bien, oui, c’était manifeste, je commence à décoder les signaux après quelques années : c’est lui qui a relancé plusieurs fois la conversation, il était bavard et curieux, ça m’a plu, et il a dit des choses naïves telles que : « Je n’aurais pas cru que tant de gens me veuillent du bien », et : « Moi, je ne sais pas entretenir les relations. » Il affirmait cette impuissance, à laquelle je ne crois qu’à moitié (car j’ai de mes amis une opinion plus haute que celle qu’ils ont d’eux-mêmes) pour rebondir sur mon récit d’un déjeuner chez C. et Y. le même jour (oui, ma semaine a été intense), où je lui expliquais que cette relation durait depuis seize ans, car j’ai connu C. et Y. quand j’en avais dix-neuf : j’arrivais dans cet immeuble où vivait J.-E., nous nous croisions dans la cour, et bientôt je n’ai plus voulu quitter ce havre, cette bulle où l’on m’aimait autant que dans l’autre bulle que je quittais, celle où j’avais grandi : là, on m’aimait autant, mais différemment : je n’étais plus un enfant, j’étais l’adulte qui choisissait sa vie. Il sait pourtant, G., ce que signifie le temps long, lui qui aime le même garçon depuis toujours. Nos personnalités si différentes ont donc un point commun ; au moins un.

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Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée

J’ai failli écrire : « ambiance pompes funèbres », mais en général les magasins de deuil sont décorés de couleurs pastels et de motifs mièvres, un kitsch sobre et consensuel, certes pas trop gai, mais surtout pas plombant. Tandis qu’ici, c’est plutôt le genre lugubre : une porte métallique gris foncé, parfaitement rectangulaire. Le style agence immobilière. Pour avoir l’air chic, soyons tristes. L’aridité comme gage de sérieux. Ils ont bazardé la porte à petits carreaux, qui datait sans doute des origines de l’immeuble, peinte en jaune-beige (à motif ligné imitant les veines du bois, intéressant paradoxe quand on sait que le support originel, sous la peinture, c’est du vrai bois) pour la remplacer par cette pseudo-modernité carcérale. Dans les publicités de luxe, les mannequins sont très maigres et ils font la gueule ; dans les réclames cheap, les gens sont tout aussi beaux, mais ils rayonnent de santé. Laissons le sourire au peuple ! Les pauvres n’ont que leur bonne humeur pour se consoler. Quelle insouciance ! Du papier à fleurs, des chansons ? mais vous n’y pensez pas ? Nous autres bourgeois n’avons pas le temps de rigoler, écrasés par le poids de nos privilèges : si vous croyez que c’est amusant d’administrer un patrimoine. Je connais des gens très soucieux, inquiets d’être assis sur un tas d’or : dix mille euros le mètre carré. Alors, tant pis pour l’esthétique : on balance sur le trottoir la porte d’antan. Oh, elle était charmante, mais sa joliesse ne nous protègera pas des invasions barbares. Notre priorité : la sécurité.

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Parfois tout est très facile

« Justement, tout est dans la manière de dire. Sur les passages que j’ai soulignés, ça fait un peu pantomime : Attention le méchant arrive ! Alors qu’à d’autres moments c’est bien moins gênant. » Il y aura des ajustements à faire, je sais que c’est une des principales difficultés avec ce texte : sa multitude de personnages. Quand j’en fais apparaître un nouveau, je veux qu’on comprenne instantanément si celui-ci est central (qu’il faut retenir son nom) ou s’il n’est qu’un motif (comme la description d’un décor, certes utile dans l’économie du texte, mais dont il n’est pas question de mémoriser chaque détail). Pour marquer l’importance d’untel lorsqu’il déboule dans le récit, j’use de ficelles — un peu grossières, me dit S., et il a peut-être raison. Alors je gomme les formules excessives. Je garde la plupart des autres. Ces réglages auront lieu plus tard, avec l’éditeur — quand j’aurai trouvé un éditeur. Avant de savoir qui le publiera, je ne veux pas polir davantage mon manuscrit. Il est temps de le faire lire. Trois ans de travail, presque quatre, et peut-être mon sort sera-t-il réglé en quelques semaines. Bien sûr, si je galère, ça pourra durer des mois ou des années avant d’obtenir un « oui ». Mais, parfois, tout est très facile. Ça arrive. On envoie le truc, et dans la foulée quelqu’un répond : « Je le veux. » Tant qu’on ne se place pas en situation d’être choisi, on ne peut pas savoir. Et soudain, on sort de chez soi, on se montre, on dit : « J’ai envie. » Personne ne répond. C’est affreux. Ou bien, quelqu’un s’approche et dit : « Moi aussi. » C’est aussi compliqué que ça. Pas moins facile.

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Même cela il le sait

C’est encore le même fleuve, mais un peu différent. Plus en amont. Il m’avait emmené à Nantes, puis nous étions allés à Tours : voici Blois traversé par la même eau, mais on ne se baigne jamais deux fois dedans. Quelqu’un a dit ça. Nous ne nous baignons pas, de toute façon. Ce n’est pas son truc. Et en cette saison ! N’y pensons pas. Sur la route entre Amboise et Chaumont, alors qu’il m’explique les digues, les levées de terre, les sablières, je lui dis que la prochaine fois nous remonterons vers l’amont, toujours plus loin, nous irons à Nevers. « Ce ne sera pas nécessaire », dit-il, comme s’il s’agissait d’une dernière extrémité. Ou peut-être pour la rime. Nevers, ça ne dit rien à personne. Tandis que Nantes, Tours, Blois, chacun y avait déjà vécu quelques heures ou quelques jours, ou davantage encore. Nous avons fabriqué une couche de mémoire supplémentaire, d’autres sortes d’émotions qui s’ajoutent aux premières. Du séjour à Amboise, j’ai un souvenir vague, on accédait à la maison depuis une allée cavalière, le parc m’impressionnait, je ne m’y suis pourtant pas promené, je ne crois pas, il se traversait seulement. Je ne me souviens pas de la chambre où j’ai dormi. Ce n’était pas mon souvenir, après tout, mais celui de ma mère, le retour dans une maison de jeunesse que l’amie allait vendre. Nous avons visité le Clos-Lucé, les machines plaisent aux gosses, j’en garde une image floue, qui ne se confirmera pas cette fois-ci, car la porte est fermée ce soir, nous arrivons après l’heure et passons devant presque par hasard. Nous ne sommes pas venu pour le musée. L’idée, c’est de marcher un peu, une boucle, aucune visite, sauf celle de l’église pour s’abriter d’une giboulée. Une rue là-haut offre un panorama sur la ville et la Loire, et aboutit à la grille du château. Un homme et un enfant sortent, leur promenade du soir, précédés par un chien qui n’attend pas qu’on lui ouvre, se faufile entre les barreaux, court vers nous. « Ça doit être étrange d’être le gardien d’ici », dit-il, et ça m’étonne, car ce n’est pas plus bizarre que son expérience à lui, dans un autre château où le chien s’appelait Ivan. Il regarde ces étés avec distance, comme des strates anciennes, logées à l’intérieur, en profondeur, comme éloignées ou enfouies par les dernières années, recouvertes d’époques qui ne disparaissent pas, qui s’annulent pas, qui se superposent sans s’alourdir. Car ce château, c’est toujours lui, mais il est bien davantage aujourd’hui — quatre ans, ce n’est pas rien — lesté d’autres histoires — non, pas lesté, le mot n’est pas le bon — non pas alourdi, au contraire — il faudrait trouver autre chose, car son pas est plus léger, plus assuré. Et il n’y a pas que moi qui le vois.

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Ça ressemble à la fin de quelque chose

C’est l’histoire de la fin d’une histoire : je reviens au lycée Charles-de-Gaulle, où je suis venu souvent en 2020 et 2021. J’avais dit à Fred et Hélène que je serais partant pour refaire un truc : je n’hésite pas à dire aux gens que je cherche du travail. Je me suis dit aussi : « Faut que j’aille voir avant que tout ça ne disparaisse1. » Le lycée ferme cet été, pour de bon. Des gens planqués dans des bureaux ont décidé qu’il ne servait à rien : ils l’ont supprimé, comme les capitalistes liquident une succursale pas assez rentable. Il faut dire que ce lycée est tout petit et que l’administration connaît chaque élève par son prénom. Ça permet de suivre de près ceux qui ont besoin qu’on s’occupe d’eux. Ça permet — j’ose le gros mot — d’envisager l’enseignement à échelle humaine. Mais, à la rentrée prochaine, ils seront disséminés dans d’autres bahuts, perdus dans la masse de milliers d’anonymes. Certes, c’est le lot habituel d’un ado moyen, mais pourquoi toujours s’aligner sur la moyenne, sur la masse molle et plate, qui ne répond ni aux désirs ni aux besoins de personne ? Il faudrait être fier du régime d’exception de ce lycée de poche, oublié des radars, où régnait une sorte de liberté joyeuse. Je l’ai sentie, moi, en tout cas. Une chaleur. Des gens avec un nom et un visage. J’ai expliqué cela à M., la dernière fois que nous nous sommes vus au café (c’est notre petit rituel : il aimerait plus souvent, mais je trouve que c’est bien ainsi, deux heures au café, presque chronométrées, ce sont nos « séances » : c’est lui qui a commis ce lapsus, une fois), le jeune M. que j’ai rencontré dans ce lycée, timide, étrange, des manières abruptes et étonnantes, une sorte de fragilité bizarre qui m’a donné envie de le connaître ; il a vingt-et-un an et il me parle de ses profs qu’il aimait bien, et je lui réponds : dépêche-toi de leur rendre visite, si tu veux les voir dans les murs où tu les as connus, car ton lycée va disparaître. Moi, je vais y retourner deux fois le mois prochain, car Fred et Hélène me donnent du boulot : un atelier avec la classe UPE2A. On prépare ça au CDI avec un café, parce que le CDI est la place du village (Charles-de-Gaulle est un bourg où tout le monde se connaît), le contraire des CDI moribonds de mon adolescence, où croupissaient des bouquins jamais ouverts et les élèves qui n’avaient pas d’amis. Le CDI de Charles-de-Gaulle est un refuge pour les jeunes gens perdus (j’y ai trouvé M. il y a deux ans), mais aussi un forum bavard où l’on joue au Uno, en même temps qu’une annexe silencieuse où l’on joue aux échecs, un lieu où l’on vient s’avachir dans un fauteuil en feuilletant des magazines, une escale où l’on se sent bien. Qu’on aime les livres ou non. On ne va pas se mentir : la plupart des gens ne viennent pas pour ça. Mais les livres sont le décor de cet espace où il fait bon vivre. Alors, c’est comme une image subliminale : quelque part dans les couches profondes du cerveau, les arts et la culture s’associent doucement à l’idée de plaisir.

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De photons qui s’agitent fort

Je parle très exalté, je prononce des phrases définitives sur ma conception de l’écriture et de la vie en général, des formules séduisantes, un résumé de mon rapport aux choses et aux gens, comme s’il avait lentement mûri à la faveur d’une quête philosophique, mais en vérité c’est improvisé. C’est le genre de choses que je dis quand je me sens bien. Je suis au bar avec C. et A., après la lecture, et C. me dit que, lorsque je raconte ce que je fais (mon histoire d’hospitalité, de chambre et d’invités), il a l’impression que j’en parle comme d’un projet artistique. Si l’on appelle « art » une démarche d’abord intuitive, puis comprise et ritualisée, poussée vers son perfectionnement, dans le but de se sentir plus proche de soi-même, d’éprouver des émotions, de préciser des idées, alors oui, pourquoi pas. Puis je leur explique que j’ai rencontré un jour cette phrase (à dix-sept ans et demi à Duperré) : « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » : je ne l’ai jamais vraiment comprise, mais elle m’a bousculé aussitôt et je continue d’y penser souvent. « L’écriture est ce qui rend la vie, etc. » Ça va aussi avec : un remède à l’ennui. Et : vivre ne suffit pas. « Des phrases définitives », disais-je. À la librairie, une heure plus tôt, les propos étaient moins péremptoires, plus subtils : C. et C. ont alterné lectures et paroles improvisées, en douceur et en profondeur : des textes éminemment intimes. Une première personne revendiquée, ou dissimulée dans la fiction. Et C. de demander à C. devant tout le monde : « Pardon d’utiliser ce mot, mais il me semble qu’il y a une dimension politique dans ton livre. » Il s’excuse. Mais de quoi ? Et C. de répondre : « Il y a mon histoire personnelle, oui, mais aussi ce travers qui consiste à m’intéresser aux autres toujours. » Ce travers ? J’aime leur modestie, à l’une et à l’autre. J’aurais dit plutôt : « une empathie irréfrénable ».

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