Je tente des équivalences formelles. À Bourges, puisque ça dure trois jours, il me faut trois façons différentes d’aborder le récit. Pour commencer il y a le corps (je pars toujours du corps). Ensuite on bifurque. Le premier jour, nous visitons une expo sur le sport (on n’y échappe pas), alors je dis : « Choisissez un personnage, une image immobile, et nous le mettrons en mouvement par l’écriture. » Le deuxième jour, la guide nous montre les historiettes sculptées du portail de la cathédrale, vignettes lacunaires, abîmées par les vandales ou par les siècles, alors je propose : « Écrivez des fragments, laissez un trou entre vos scènes, ménagez l’implicite. » Le troisième jour, les corps forment une ronde autour des vases du jardin, les bas-reliefs se donnent la main, alors j’ai envie d’une boucle : « Développez votre personnage seul, puis dans l’interaction avec un autre, puis attardez-vous sur ce deuxième qui devient le personnage principal, puis qui entre en relation avec un troisième, et ainsi de suite jusqu’au premier. » C’est Guillaume qui m’a présenté Cécile, à Paris, il y a longtemps. Ici à Bourges, c’est notre premier vrai tête-à-tête où nous nous attardons, où nous ne sommes plus « l’ami et l’amie de », nos personnages gagnent en épaisseur, ils existent pour eux-mêmes, ils prennent toute la place. Puis le deuxième jour arrive Jacques. Il est question d’Étampes comme d’un jalon sur son itinéraire, presque un fétiche ferroviaire. Or, il se trouve que moi aussi, la veille, je me suis ému en traversant Étampes, où le doux P. convalescent attendait son rétablissement. Écho. Le troisième jour, dans les marais, me voici seul à seul avec Jacques, car le passage de relais a eu lieu : il n’est plus « le mari de », il devient le personnage principal à son tour. Il faudrait que Guillaume arrive le quatrième jour pour boucler la boucle : ça fonctionne ainsi, dans mon atelier. Les dix participantes jouent le jeu, et le récit finit par se mordre la queue. Mais ici, au soir du troisième jour, je reprends le train, et par la fenêtre je surprends Étampes en état de grâce, un arc-en-ciel planté dedans.
Y passer le même temps encore
Gênes est un monde, quelque part entre Marseille et Naples. Je ne connais pas Marseille. Je suis allé à Naples, un peu. Gênes est encore autre chose. Je m’y perds. Je n’ai pas le plan en tête. L’hôtel où je suis descendu (je ne parle pas de « descendre à l’hôtel », comme les élégants, mais de dévaler cette rue en escaliers qui s’enfonce dans les entrailles de la ville : mon albergo est au fond de la tranchée) n’est pas du genre à distribuer aux clients un plan, format A3, avec des pastilles numérotées indiquant les principaux monuments et restaurants partenaires. J’ai choisi le moins cher. L’annonce était précise : lit simple, salle de bain partagée, pas de lumière. Pas de lumière ? Ainsi, ils sont sûrs qu’on ne sera pas déçus : toute surprise est une bonne surprise : par la fenêtre pâlit un jour timide : chouette ! J’y serai au frais. Toute la vieille ville est à l’ombre, les boyaux sont trop étroits pour qu’un soleil y tombe. La tenancière m’explique comment marche la télé. Je réponds par un genre de moue, et le haussement d’épaules qu’on apprend à faire quand on passe trop de temps en Italie. Elle précise qu’il y a un match important ce soir. Je dis : « Je n’étais pas au courant. » Elle ne s’y intéresse pas non plus. Elle dit : « Nous sommes en-dehors de ça. » Moi : « Ce soir, je préfère, et de loin, faire la passegiata. » Dont acte. Les lieux que je parcours me sont familiers : je suis déjà passé ici avec J.-E., peut-être il y a cinq ans lors de notre escale vers l’île d’Elbe, plus probablement il y a sept ans, une grosse semaine dans cette ville. Le soir nous aimions quitter le cœur étroit, emmêlé, pour gagner les grands espaces : regarder l’horizon depuis le Corso Italia, longer la mer sur quelques kilomètres, une petite heure, la jolie passegiata. Ce soir je reproduis ce trajet connu, le soleil dans le dos (ma peau a rarement atteint cette couleur) et, sur la plage de Boccadasse, les fesses sur les galets, j’avale la pizza achetée plus haut, des ados faisaient la queue, j’ai suivi le mouvement. Les paysages, les recoins des ruelles, me rappellent des souvenirs, disais-je. Mais pas assez pour connecter entre eux ces fragments de ville. J’ai du mal à tracer les itinéraires. Je ne saurais pas dessiner le plan de Gênes. Je crois savoir où je suis et, soudain, un gouffre s’ouvre dans mon illusion de familiarité. Une impasse. Un escalier. Une autoroute. Ça rugit. Une esplanade déserte : on croyait que la ville était inextricable. Mince alors. Ça se présente à vous sans indice, sans précaution. On ne comprend pas comment ça se combine. Comment ça marche. À Bologne, c’était si facile : douze ans après mon premier séjour, quasi dix depuis le second, j’ai remis aussitôt en ordre les pièces du puzzle. C’était enfantin. Le centro storico de Bologne a la forme d’une patate, comme Paris, prise entre des murs encore bien dessinés. En plein cœur, il y a ce qu’on appelle « la piazza Maggiore », comme son nom l’indique. Tout le reste s’organise en étoile. Voilà. Vous ne vous perdrez jamais. Mais Gênes n’est ni une patate, ni une étoile. Elle ne ressemble à rien de connu. On marche longtemps dans l’ombre, on monte, on descend, et soudain un panorama s’ouvre sur les montagnes, puis on redescend dans l’ombre, on ne sait pas pour combien de temps, et quelquefois la mer se dévoile, enfin.
On a eu chaud
Le sable sous les pieds est carrément pénible. Je regarde, curieux : ma peau a rougi. Je craignais les brûlures d’en-haut (pas un seul nuage en vue), mais je n’avais pas pensé à celles du dessous. Il y a deux jours, au kiosque d’informations touristiques de Ravenne, aux trois ragazze et au ragazzo (le sourire timide du petit Leonardo qui ponctuait de monosyllabes les discours-fleuves de ses collègues), nous disions que ce n’était pas notre truc de rester des heures à lézarder sur la plage : nous voulions seulement nous tremper dans l’eau, nager, si l’on appelle « nager » mon barbotage, puis sécher à l’air libre, libre comme les trop rares spiagge libere des côtes italiennes. Et pourtant, aujourd’hui, nous voici étendus sur deux lettini à l’ombre d’un ombrellone au milieu de millions d’autres, un emplacement choisi au hasard au long des quinze kilomètres linéaires de Rimini. L’eau est verte. Tant pis. Ça fait plaisir quand même de s’immerger un peu. Elle n’est même pas fraîche. C’est le comble : trop chaude. Mais de quoi se plaindre ? Ces températures délirantes (il paraît que Paris n’est pas concerné) sont supportables quand on ne fiche rien de la journée. Quand on traîne de musée en église, de parc en café, sous les portici de Bologne, couloirs d’ombre à travers la ville, courants d’air bienvenus. Mais des gens travaillent, partout autour de nous. Ce garçon, par exemple : le serveur de la paillotte où nous déjeunons, vingt ans, bonne petite gueule, « born and raised in Rimini ». Il tient absolument à nous parler anglais quand il comprend que John est états-unien. Il rêve de connaître le Texas. John n’y a jamais mis les pieds. Le petit gars admire l’Amérique (il dit « l’Amérique »). Il dit que, là-bas, il existe une loi formidable qui permet d’acheter des armes librement, tandis qu’ici en Italie, si vous utilisez un flingue, c’est vous qui risquez d’avoir des ennuis. Vous vous rendez compte ? Le comble. Il dit : « On devrait avoir le droit de se défendre, non ? » Je ne réponds rien. Je pense très fort : « Tais-toi, par pitié. » Contente-toi de commenter ce que nous avons dans l’assiette, parle-nous de la météo, n’importe quoi, mais pas ça. Les conversations qui m’ennuient, mais qui préservent (un peu) mon quota de colère. John te demande si tu connais Francesca da Rimini de Tchaïkovski, d’après Dante. Bien essayé. Je ne te demande pas si tu as lu le Rimini de Pier Vittorio Tondelli. Je ne veux plus que tu parles. Je voudrais que tu ne sois pas fasciste ou, à défaut, que tu t’abstiennes de me le dire. J’aurais préféré que tu ressembles à Giuseppe, le serveur rencontré à Bologne, cantautore venu de Sicile avec le désir de vivre de son art. Et sa collègue, le soir de notre arrivée, son t-shirt féministe, forcément lesbienne, à qui nous commandons deux spritz « pour fêter la victoire » : elle me tape dans la main quand j’explique que je suis français : « Vous avez réussi, vous ! » Eh ouais. Tandis qu’eux, ça fait deux ans qu’ils baignent dans l’extrême-droite jusqu’au cou, et davantage qu’ils pataugent dedans. Ça se sent, partout, c’est dans l’air, même dans cette bulle qu’est Bologne, cette ville refuge. « Bologne est la ville la plus à gauche d’Italie », elle dit. « Je sais », je réponds.
Il y a des gens là-haut
On pourrait dire, par facilité : « coupés du monde ». Mais le monde, c’est aussi la pierre, les brins verts qui en émergent parfois, les parois humides qui s’élèvent à mille mètres au dessus de nos têtes et scintillent au premier rayon. Le monde, c’est aussi la neige qu’il faut fouler, alors que j’aurais préféré ne pas. Plusieurs fois, j’ai peur. De glisser. De tomber. De poser le pied sur un tas trop meuble et de m’enfoncer, d’un coup, jusqu’au genou. Le monde, ce sont les milliards de gouttelettes suspendues entre nous et toutes les autres choses, cette masse gigantesque d’eau froide et gazeuse qui nous empêche de voir. Un brouillard fantastique. Tant pis pour le panorama. John prend une photo de moi perdu dans le grand blanc, il dit que je pourrais la publier sur mon blog. Je demande : « Ce serait une métaphore, mais de quoi ? » Le lendemain tout a changé. Les montagnes verticales où ruisselle une eau transparente, disais-je : ça joue à merveille avec la lumière. Parfois, des bêtes de toute petite taille : papillons, oiseaux nicheurs de la forme d’un moineau, mais appartenant à d’autres espèces que nos passereaux citadins, je suppose. On parcourt cette douce sauvagerie sans douleur. Je suis mieux préparé que l’an passé, j’ai suivi les conseils de Pierre, mes genoux vont bien. On arrive au refuge où nous dormirons cette nuit. Ça ne capte pas. Ni wifi, ni téléphone. Pas grave. Je sais que J.-E. ne s’inquiétera pas. Je l’ai prévenu : là-haut, c’est différent. Je reste quelques heures à distance d’Instagram et John se désintoxique du New York Times. On est comme dans une bulle. On dîne très tôt, on lit. J’ai trouvé un recueil de poèmes de Pasolini à l’hôtel, en bas, à San Martino di Castrozza, alors je l’ai glissé dans mon sac, et me voici, sous la lampe de ce refuge d’altitude, à le déchiffrer vers après vers. Le temps ne passe pas à la même allure. La brume ne s’est pas levée de la journée et, déjà, c’est le soir : la lumière descend derrière la cime : ce peu de lumière qui filtrait encore à travers le bloc de nuages. C’est la nuit. Dans la chambrée, par chance, personne ne ronfle. Ni John, ni moi, ni celles et ceux dont je n’ai pas demandé le prénom.
Nous sommes l’horizon désirable
Je m’inquiète pour J.-E. qui doit rester sans moi ce soir et les jours suivants. Non pas qu’il soit incapable de vivre sans moi (nous savons nous séparer quelques nuits, voire une semaine, afin de varier les manières de s’aimer, à distance ou tout proches, depuis dix-huit ans), mais il s’agit d’une soirée spéciale. Nous sommes toujours ensemble à 20 heures les jours d’élections. Même lorsque l’enjeu est moindre. Même lorsque J.-E. n’a pas la tête qu’il trimballe depuis trois semaines, tête d’insomnie, tristesse. On ne parle pas assez de cette anxiété-là : la peur de devoir vivre dans une société haineuse, où tout ce en quoi nous croyons (ce que nous osons appeler nos valeurs, ce que nous n’avons pas peur d’appeler humanisme) est saccagé par une minorité violente, et piétiné par une majorité égoïste qui, par indifférence crasse, s’essuie les pieds dedans. On parle d’éco-anxiété pour décrire le syndrome d’abattement et d’angoisse, de colère et de tristesse mêlées (ou alternées) face à la destruction méthodique de notre planète ; je propose le mot de facho-anxiété pour parler de ceux et celles qui éprouvent l’angoisse d’être coincés dans un monde habité par cette foule raciste qui ne rêve que d’une chose : être gouvernée par la détestation d’autrui, n’avoir plus jamais besoin de son esprit critique, obéir au plus fort, penser comme on consomme, laisser crever l’étranger la gueule ouverte. Vous dormez bien, vous, en ce moment ? J.-E., non. Je devrais être avec lui, lui tenir la main. Mais je pars en voyage. Je n’ai pas voulu bouleverser ma petite vie. Je retrouve John demain et nous partirons marcher en montagne, comme l’été dernier. Renoncer à cela ? J’ai trop envie de cette échappée, et John aussi. Pourtant, ne pas être avec celui que j’aime (celui que j’aime le plus) pendant ces jours de cauchemar, ça me semble irréel. Je sais pourtant que le couperet ne tombera pas ce soir à 20 heures : les résultats s’égrèneront au fil de la nuit, et ils n’annonceront pas le gouvernement à venir : il y a encore un tour, et autant d’enjeux que de circonscriptions : ça se gagnera voix après voix. Je dis « ça se gagnera » car j’y crois à chaque fois. Je me force à l’optimisme ; et pour une fois, je me prends à croire à une issue meilleure que le sempiternel « barrage à l’extrême-droite ». Trop souvent nous avons voté pour la droite par devoir résigné : on sait que ces barrières ne sont qu’un maigre sursis, on s’y résout parce qu’on n’a pas le choix. Mais cette fois, le rempart le plus sérieux contre le pire n’est pas le « moins pire », mais le mieux. Le Nouveau Front populaire va gagner et il ne se contentera pas de repousser le mal : il nous mènera vers des jours meilleurs. Si on ne croit pas à ça, à quoi bon vivre ? Autant s’enterrer tout de suite au fond d’un bois. Moi, je vis en société parce que j’aime ça. Connaître les gens. Me sentir bien quand les autres vont bien. Me sentir plus beau, plus fort, quand le monde tourne rond. Il faut être un peu naïf. On ne peut pas se contenter d’observer la violence et de la dénoncer. C’est une première étape, d’accord, mais ensuite, quelle alternative proposons-nous ? Être de gauche, c’est exercer son imagination. Inventer des utopies. Ça demande de l’énergie, être de gauche. Nous avons besoin d’horizons désirables.
Avec les ailes que donne la foi
Il s’installe face à moi, au café, aussi beau que ce matin. Son sourire dit son plaisir. Timide quand même. Grand corps solide, ses épaules nues. Par facilité, je pourrais dire « un ange », mais non : il n’est pas « apparu » hier soir, il s’est approché et je l’ai accueilli. Il n’est pas blond. Ses boucles emmêlées, sa nuque étroite, jolie petite tête qui tient entre mes mains. Sur sa poitrine, le bijou a changé. Je le prends, délicatement je crois, et je l’observe de près. Il dit : « C’est sûrement du verre », puis : « Il était à mon arrière grand-mère. » J’ai trouvé un garçon vintage. Ou c’est lui qui m’a trouvé. Disons que nous nous sommes cueillis l’un l’autre, à l’ancienne, comme on aurait pu se rencontrer il y a vingt ou cent ans, et toute la suite à l’avenant. On ne joue pas la bohème, on la vit pour de vrai. À moins que la vie soit un jeu, comme un jeu d’enfants, c’est-à-dire la chose la plus sérieuse du monde : on invente soi-même les règles et l’on s’y consacre tête baissée, avec application, en tirant un peu la langue pour se concentrer. Admettons que l’on joue, alors, oui, et qu’on vive en même temps, pour de vrai. À fond. C’est une chambre sous les toits, un carton à dessins, une théière en argent pour trésor. L’important c’est son sourire, comme s’il recevait un cadeau, alors que le cadeau c’est lui. Je ris souvent. Il me demande pourquoi. D’autres m’ont déjà posé cette question. Ça les étonne donc. Est-ce si étrange de rire ? Je ris quand je vais bien. Peut-être craignent-ils, peut-être craint-il, que je m’amuse à leurs dépens, que je l’observe avec ironie. Mais je suis totalement premier degré, je t’assure. Ici et maintenant. Je réponds : « Ce n’est que du plaisir. »
Ça ne sent pas bon
Dans la première salle, une brochette de chevaux fantômes, les yeux rouges, me font penser à la fougueuse cavale de notre chambre : les hommes sans visage montés sur des animaux plus beaux qu’eux, détourés d’un halo mystique, une ligne tracée par le père de J.-E. de son pinceau blanc ; pourtant leurs yeux sont noirs sur cette toile. Ces chevaux vont bien. J’aime qu’ils existent avec nous. Tandis que ceux de Géricault surgissent du chaos. C’est la guerre. Dans la dernière partie de l’expo, l’animal est mort. Ça ne sent pas bon. Dans Rue des Batailles, le personnage de Valentin enfouit son nez dans le col de sa veste quand il s’approche de la grande bête morte couchée sur le flanc, dans la salle blanche et propre de l’école vétérinaire d’Alfort. J’ai appelé cette partie « Soigner les animaux ». Au musée, entre les deux extrémités (la guerre et la mort), une longue parenthèse de paix : des dizaines de chevaux à l’écurie, la douceur du regard posé sur eux, le soin donné par les hommes, la tendresse même au clair de lune. Une vieille femme passe la porte et demande à la jeune qui contrôle les tickets : « Il n’y a que des chevaux ? » L’autre répond : « C’est le sujet de l’exposition, oui madame. » Moue de la vieille, qui se retourne et s’en va. Pierre et moi, on rigole. Il dit : « Je t’ai traîné ici pour voir des canassons, pardon. » Mais il a bien fait. On reste une heure. Et puis : dernier regard pour les bêtes et les hommes, les hussards, les chasseurs de la Grande Armée, la couleur et le carnage qui me replongent dans les premiers chapitres de Rue des Batailles, chantier jamais achevé que je reprends dans l’ordre méthodique. Ces jours-ci : chapitres 36, 37, 38. Sonia ne m’a pas donné de calendrier précis. Je disais, cet hiver, lors de la fameuse entrevue (fameuse entre moi et moi-même, mais je n’en ai pas parlé ici : cette conversation qui s’est achevée par un « Épatez-nous » qui voulait dire « Je suis exigeant avec vous parce que j’y crois »), j’expliquais que j’étais prêt à retravailler et que j’avais envie de montrer davantage « à hauteur de mes personnages » plutôt qu’en surplomb. À échelle de leur corps, plutôt que de mon point de vue d’auteur-narrateur. Je scanne donc le texte en traquant les adverbes, les tics, les taches, les ficelles trop épaisses. Les scories, comme dit Guillaume. Au chapitre 38, un paragraphe me résiste ; je le laisse en plan pour retrouver Marin aux Pères populaires, l’après-midi s’étire, et dans ma tête le paragraphe se débat ; je file à l’autre bout de Paris rejoindre Guillaume, justement, au bar du coin de la rue Chaptal (où s’ébrouent les chevaux de Géricault) et de la rue Blanche (où mes personnages ont vécu, dans l’immeuble mitoyen de celui qu’habitait Guillaume l’an passé). Et ça se décoince : voilà, je trouve comment me dépatouiller du petit tas de phrases. Le lendemain je m’y colle. Je détricote et je retricote, les coudes sur le bureau de bois sombre. Il est à côté de moi, son dos et sa nuque, il n’a presque pas dormi la nuit dernière, alors il dort, un peu, pas longtemps, son souffle régulier, profond. Je note ces détails, car il faut écrire « à l’échelle du corps ». Et dans mon décor, un ami dort.
Continuer la lecture « Ça ne sent pas bon »Je prends un petit morceau et je le mâche longtemps
Chiara dit : « Ça me rend heureuse. » C’est un mot que j’utilise avec précaution, parcimonie, méfiance. Longtemps j’ai craint qu’il ne soit synonyme de « bien-être », dans le sens de « absence de souffrance » : une sorte d’anesthésie. Le coma artificiel où nous plonge le médecin avant d’ouvrir notre corps au bistouri. Cette apathie serait donc un avenir désirable ? Évidemment non. Je devais me tromper. Le bonheur, sinon, pouvait être cette sorte de béatitude, ce sourire permanent exhibé par les saints que la grâce a touché de ses doigts d’or : le masque qu’ils ne quitteront pas même au tombeau. L’exclusion automatique de toute autre émotion. L’interdiction de la nuance. Or, ce que je veux, moi, c’est « vivre plus fort ». Voici comment je formulais mon ambition. Je disais aussi : « le bonheur, je ne suis pas contre, je ne sais juste pas trop quoi faire de ce mot. » Mais Pierre, qui pense comme moi (en plus radical encore, car il dit qu’il veut tout ressentir à fond, les coups autant que les joies) revendique ce mot sans complexe. Il m’a écrit « bonheur » et, au même moment, dans un texte où il jouait un rôle, j’ai écrit « heureux ». Alors écoutons cet écho et admettons que ce que j’appelle « me sentir vivant » est un autre nom du bonheur. Apprivoisons ce mot. La Chiara que je citais en ouverture, c’est Chiara Mastroianni dans Marcello mio : les gens qui l’aiment s’inquiètent pour elle. Franchement, ça n’a pas l’air de tourner rond dans sa tête. Pourquoi s’habille-t-elle comme son père ? Est-ce un rituel morbide, un glissement vers la dépression ? Elle répond : « Ça me rend heureuse. » Nous la voyons pourtant troublée, inquiète, traversée de plaisir et de tristesse mêlés, sur la ligne de crête entre ses souvenirs et la fiction (proche de perdre pied, mais maintenue du bon côté par l’amour que lui portent les autres) : loin de l’euphorie béate, encore plus loin de la morne anesthésie des sentiments. Alors, soit. Admettons que cet assemblage d’émotions contradictoires (« vivre plus fort ») puisse se nommer « être heureuse ». Mieux encore : admettons que vivre avec nos morts soit une manière de bonheur.
Posée là comme venue d’ailleurs
« Si Paris est un village, alors Le Havre, c’est quoi ? » Je pose cette question à S. au matin, après que j’ai rencontré, la nuit, une relation à lui : un gars du Havre à qui j’ai demandé bêtement : « Tu connais S. ? » Il a répondu oui et m’a donné les prénoms de ses amis : « Là-bas, tout le monde se connaît. » Mais à Paris aussi. Ce soir nous sommes dans mon bar préféré où lui vient pour la première fois : il accompagne son coloc que j’ai déjà croisé, une fois, l’année dernière, à l’anniversaire d’H., et que j’ai reconnu récemment sur une peinture de Loïc parce qu’ils sont amis : Loïc ne peint les portraits que des gens qu’il aime. Je crois. Si j’ai bien compris. Mais je connais peu Loïc. On s’est rencontrés il y a trois semaines par l’intermédiaire de Pierre, ces doux jours où Pierre vivait chez moi : alors que nous ne passions pas cet après-midi ensemble (envie d’une bulle avec J.-E.), nous sommes tombés sur lui dans un café de la rue de Chanzy où nous n’allons jamais ; il était attablé avec un inconnu ; c’était Loïc ; les deux gars sont devenus quatre et (c’est le moins qu’on puisse dire) le courant est passé. Il y a quelques jours, j’ai proposé à Loïc de m’accompagner au vernissage de B. croisé le dimanche précédent au Palais de Tokyo (où je zonais avec J.-E. et Maël), il a dit oui, suivi des deux points et de la parenthèse qui dessinent un sourire, alors nous voici ce mercredi dans la boutique d’un fleuriste pour découvrir le livre de B., avant que Maël ne reparte de son côté ; alors Loïc et moi marchons du nôtre, car nous habitons dans la même direction. Nous passons devant sa porte : « Tu veux voir mes peintures ? » Bien sûr que je veux. Il précise : « Celles du salon. Ma chambre n’est pas visible. » Ce n’est donc pas un piège. Et j’aime ce qu’il me montre. Portraits partiels, cadrages de corps amis, grands morceaux de muscles roses et tendres. Une observation minutieuse et, parfois, une touche plus large : on n’oublie pas que c’est de la peinture, c’est-à-dire une pâte de couleur sur un support rectangulaire — ici, un panneau de contreplaqué. Et les fonds d’or ou d’argent, la précision de l’artisan : la préciosité sans le tape-à-l’œil, cette délicatesse. Il me dit qu’il aime la peinture de Luke, vue au Duplex l’autre soir. Pour J.-E. et moi, c’était une évidence, dès les premiers gestes qu’il a décrits dans l’espace, devant nous : alors qu’il disait n’être pas danseur (pourquoi quelqu’un a-t-il posé cette question ?), nous avons trouvé sa présence belle, pas seulement parce qu’il est beau (bien qu’il le soit, on ne va pas se mentir), une façon de se mouvoir, une sorte de grâce un peu étrange, décalée, posée là comme venue d’ailleurs, mais sans affectation : il semblait ainsi au naturel, ça nous frappait alors qu’on ne le connaissait pas, et ce sentiment-là nous a connectés à Luke silencieusement, chacun dans notre tête, si bien que nous avons voulu que les deux se rencontrent. Luke expose des portraits que nous aimons déjà : des corps et des visages imaginés, recomposés d’après des images glanées : saisis dans des positions compliquées : croisements, courbures, torsions des torses et des membres. Mais on n’y sent aucune tension, aucun effort ; ce n’est la démonstration ni d’une virtuosité gymnaste, ni d’un tourment douloureux. Au contraire. De la douceur. Des courbes délicates. En contrepoint de cette série, en parallèle ou en écho, un pan tout neuf de sa création : des empilements d’objets. Là non plus, il ne faut pas attendre le spectaculaire d’une pyramide impossible : pas de performance, pas d’esbroufe. Et pourtant les meubles, les vases, les pots, les rondes céramiques (précision des ellipses) reposent les un·es sur les autres dans un équilibre précaire, voire irréaliste. C’est peint avec la rigueur qu’on espère d’un minutieux designer (les objets sont doux au toucher, soyeux sous la lumière pâle), mais la répartition des forces est utopique : clairement, ça ne tient pas debout. L’agencement ne fonctionne que dans un monde parallèle, celui de Luke, obéissant à d’autres règles que celles du commun. Si ses logiques nous échappent, elles nous charment toujours. Sa belle étrangeté nous apprivoise, nous enveloppe, et soudain nous baignons dedans : ça y est, on n’y pense plus. Le bizarre est parti, seule la douceur reste.
Quelle version est la bonne ?
Alors c’est à nouveau Nantes. Les étapes d’une dérive bourrée d’émotions qui ne s’émoussent pas, au contraire, puisque je les réactive à chaque passage. La mémoire ne s’impose pas magiquement, je l’enfle et la travaille. Inutile de répéter ici dans quels lieux je me reconnais : le parcours est presque identique, mais jamais tout à fait. Impossible de savoir lequel est achevé. Toutes les couches se valent : aucune ne vient supplanter les précédentes, « annuler et remplacer » les promenades et pèlerinages, errances et baguenaudes. Mon texte est pareil : il mute. J’ai commencé de l’écrire parce que Valentine & Lucie m’y invitaient (il est beaucoup question d’invitations dans cette histoire) : un récit destiné à la lecture orale, sur cette scène offerte par la Maison de la poésie. Pas question de faire notre promo en ouvrant au hasard un numéro de la revue : trouver une contribution mienne, par exemple dans « Grue » ou dans « Éponge », et gnagnagna, ennuyer le monde avec une voix monocorde. Les filles de Papier Machine sont des bosseuses, sous leurs airs taquins. Il s’agissait de concevoir un spectacle — je suis tenté de dire un pestacle tant je me suis amusé : nous étions des gosses dans cette chambre d’hôtel aux murs criards. J’ai saisi leur perche, qu’elles appelaient « porte-fenêtre » (le mot qui donnerait la couleur de cette soirée) et j’ai dit : « Saviez-vous que, longtemps, je me suis couché derrière une porte-fenêtre ? » — Évidemment non, elles l’ignoraient. Le mot est dans Terminus provisoire, figurez-vous. Alors c’est une variation sur le thème de. La chambre où j’ai grandi, le lieu de vie transitoire, l’attente. La banlieue comme adolescence. Ni la ville, ni la campagne. Ni l’enfance, ni l’âge adulte. L’entre-deux. La poule ou l’œuf ? L’invitation de Thierry pour « Perec 53 » m’a poussé à explorer ce champ dans notre livre à venir. L’invitation de Papier Machine m’encourage à creuser davantage. J’aime qu’on m’invite. Et soudain, Valentine & Lucie disent : « Ton texte irait bien dans le prochain numéro. » Mais je l’ai écrit pour ma voix. C’est différent. Alors je relis et remanie : voici la version qui devra être imprimée. Entretemps, je m’entraîne à lire haut, seul dans ma chambre, puis devant J.-E. : et je le retouche encore. Quelle version est la bonne ? Toutes. La matinée passe affalé sur un lit presque carré, réunion boulot avec les filles. Ce sont elles qui bossent, moi j’écoute. Il s’agit de son. Je connais peu ce langage. J’apprends. Je donne mon avis. Leslie me fait écouter des trucs. Quel son pour ouvrir ? pour fermer ? et au milieu, pour ponctuer ? La version finale, alors, pourrait être celle-ci, le soir, sur la scène du restaurant : les grincements et les pulsations lancés par Leslie, ma voix amplifié au micro, et mon inversion de deux phrases, ce glissement involontaire que moi seul ai remarqué — modification du texte, encore, mais parlerais-je ici d’une retouche ? Il faudrait ajouter : la lumière, la position de mon corps dessous, les gens autour. Et plus tard, bientôt, une autre version paraîtra, composée en petits caractères noirs, habillée d’un graphisme dont je n’ai pas idée, en couleurs sans doute, sur deux pages : ce texte sera-t-il plus définitif que les autres ? J’aime le savoir mutant. La veille, elles m’offraient cette histoire de pigeons publiée dans le numéro « Œuf » il y a mille ans, c’est-à-dire sept, dans leurs deux voix alternées et assortie d’une calligraphie gothique de Thierry (le typographe, pas l’éditeur) ; c’est encore mon texte, mais ô combien muté depuis les phrases alignées dans mon traitement de texte ; et je me souviens de sa forme dessinée, projetée fluo sur l’écran de la chapelle des Récollets en 2022, et de la musique avec ; encore un langage qui m’échappe et me ravit. Comment ne pas penser, en observant Leslie bidouiller sa console, au cadeau que m’ont fait Guilhem et Coralie avec Marin absent ? Deux matinées dans le studio de Radio Campus Paris pour assister au bricolage d’une créature née de mon texte, un feuilleton adapté des Présents, qui n’est ni tout à fait Les Présents ni tout à fait autre : cinq chapitres prélevés, raccourcis, quelques phrases ajoutées, des coutures joliment visibles, fluides et légères, ça glisse tout seul, résumé des épisodes précédents, générique, et tout et tout ? Joie de sentir Guilhem ému lorsqu’il lit les passages qui, lorsque je les écrivais, m’atteignaient mêmement : à quels souvenirs siens font-ils écho pour qu’il se trouve dans un état si proche du mien ? « Cadeau », disais-je, car cette empathie par la lecture reste invisible, d’habitude, et on me l’offre, à moi, sans emballage, sans ruban, sans chichis.