Ça ne sent pas bon

Dans la première salle, une brochette de chevaux fantômes, les yeux rouges, me font penser à la fougueuse cavale de notre chambre : les hommes sans visage montés sur des animaux plus beaux qu’eux, détourés d’un halo mystique, une ligne tracée par le père de J.-E. de son pinceau blanc ; pourtant leurs yeux sont noirs sur cette toile. Ces chevaux vont bien. J’aime qu’ils existent avec nous. Tandis que ceux de Géricault surgissent du chaos. C’est la guerre. Dans la dernière partie de l’expo, l’animal est mort. Ça ne sent pas bon. Dans Rue des Batailles, le personnage de Valentin enfouit son nez dans le col de sa veste quand il s’approche de la grande bête morte couchée sur le flanc, dans la salle blanche et propre de l’école vétérinaire d’Alfort. J’ai appelé cette partie « Soigner les animaux ». Au musée, entre les deux extrémités (la guerre et la mort), une longue parenthèse de paix : des dizaines de chevaux à l’écurie, la douceur du regard posé sur eux, le soin donné par les hommes, la tendresse même au clair de lune. Une vieille femme passe la porte et demande à la jeune qui contrôle les tickets : « Il n’y a que des chevaux ? » L’autre répond : « C’est le sujet de l’exposition, oui madame. » Moue de la vieille, qui se retourne et s’en va. Pierre et moi, on rigole. Il dit : « Je t’ai traîné ici pour voir des canassons, pardon. » Mais il a bien fait. On reste une heure. Et puis : dernier regard pour les bêtes et les hommes, les hussards, les chasseurs de la Grande Armée, la couleur et le carnage qui me replongent dans les premiers chapitres de Rue des Batailles, chantier jamais achevé que je reprends dans l’ordre méthodique. Ces jours-ci : chapitres 36, 37, 38. Sonia ne m’a pas donné de calendrier précis. Je disais, cet hiver, lors de la fameuse entrevue (fameuse entre moi et moi-même, mais je n’en ai pas parlé ici : cette conversation qui s’est achevée par un « Épatez-nous » qui voulait dire « Je suis exigeant avec vous parce que j’y crois »), j’expliquais que j’étais prêt à retravailler et que j’avais envie de montrer davantage « à hauteur de mes personnages » plutôt qu’en surplomb. À échelle de leur corps, plutôt que de mon point de vue d’auteur-narrateur. Je scanne donc le texte en traquant les adverbes, les tics, les taches, les ficelles trop épaisses. Les scories, comme dit Guillaume. Au chapitre 38, un paragraphe me résiste ; je le laisse en plan pour retrouver Marin aux Pères populaires, l’après-midi s’étire, et dans ma tête le paragraphe se débat ; je file à l’autre bout de Paris rejoindre Guillaume, justement, au bar du coin de la rue Chaptal (où s’ébrouent les chevaux de Géricault) et de la rue Blanche (où mes personnages ont vécu, dans l’immeuble mitoyen de celui qu’habitait Guillaume l’an passé). Et ça se décoince : voilà, je trouve comment me dépatouiller du petit tas de phrases. Le lendemain je m’y colle. Je détricote et je retricote, les coudes sur le bureau de bois sombre. Il est à côté de moi, son dos et sa nuque, il n’a presque pas dormi la nuit dernière, alors il dort, un peu, pas longtemps, son souffle régulier, profond. Je note ces détails, car il faut écrire « à l’échelle du corps ». Et dans mon décor, un ami dort.

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Je prends un petit morceau et je le mâche longtemps

Chiara dit : « Ça me rend heureuse. » C’est un mot que j’utilise avec précaution, parcimonie, méfiance. Longtemps j’ai craint qu’il ne soit synonyme de « bien-être », dans le sens de « absence de souffrance » : une sorte d’anesthésie. Le coma artificiel où nous plonge le médecin avant d’ouvrir notre corps au bistouri. Cette apathie serait donc un avenir désirable ? Évidemment non. Je devais me tromper. Le bonheur, sinon, pouvait être cette sorte de béatitude, ce sourire permanent exhibé par les saints que la grâce a touché de ses doigts d’or : le masque qu’ils ne quitteront pas même au tombeau. L’exclusion automatique de toute autre émotion. L’interdiction de la nuance. Or, ce que je veux, moi, c’est « vivre plus fort ». Voici comment je formulais mon ambition. Je disais aussi : « le bonheur, je ne suis pas contre, je ne sais juste pas trop quoi faire de ce mot. » Mais Pierre, qui pense comme moi (en plus radical encore, car il dit qu’il veut tout ressentir à fond, les coups autant que les joies) revendique ce mot sans complexe. Il m’a écrit « bonheur » et, au même moment, dans un texte où il jouait un rôle, j’ai écrit « heureux ». Alors écoutons cet écho et admettons que ce que j’appelle « me sentir vivant » est un autre nom du bonheur. Apprivoisons ce mot. La Chiara que je citais en ouverture, c’est Chiara Mastroianni dans Marcello mio : les gens qui l’aiment s’inquiètent pour elle. Franchement, ça n’a pas l’air de tourner rond dans sa tête. Pourquoi s’habille-t-elle comme son père ? Est-ce un rituel morbide, un glissement vers la dépression ? Elle répond : « Ça me rend heureuse. » Nous la voyons pourtant troublée, inquiète, traversée de plaisir et de tristesse mêlés, sur la ligne de crête entre ses souvenirs et la fiction (proche de perdre pied, mais maintenue du bon côté par l’amour que lui portent les autres) : loin de l’euphorie béate, encore plus loin de la morne anesthésie des sentiments. Alors, soit. Admettons que cet assemblage d’émotions contradictoires (« vivre plus fort ») puisse se nommer « être heureuse ». Mieux encore : admettons que vivre avec nos morts soit une manière de bonheur.

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Posée là comme venue d’ailleurs

« Si Paris est un village, alors Le Havre, c’est quoi ? » Je pose cette question à S. au matin, après que j’ai rencontré, la nuit, une relation à lui : un gars du Havre à qui j’ai demandé bêtement : « Tu connais S. ? » Il a répondu oui et m’a donné les prénoms de ses amis : « Là-bas, tout le monde se connaît. » Mais à Paris aussi. Ce soir nous sommes dans mon bar préféré où lui vient pour la première fois : il accompagne son coloc que j’ai déjà croisé, une fois, l’année dernière, à l’anniversaire d’H., et que j’ai reconnu récemment sur une peinture de Loïc parce qu’ils sont amis : Loïc ne peint les portraits que des gens qu’il aime. Je crois. Si j’ai bien compris. Mais je connais peu Loïc. On s’est rencontrés il y a trois semaines par l’intermédiaire de Pierre, ces doux jours où Pierre vivait chez moi : alors que nous ne passions pas cet après-midi ensemble (envie d’une bulle avec J.-E.), nous sommes tombés sur lui dans un café de la rue de Chanzy où nous n’allons jamais ; il était attablé avec un inconnu ; c’était Loïc ; les deux gars sont devenus quatre et (c’est le moins qu’on puisse dire) le courant est passé. Il y a quelques jours, j’ai proposé à Loïc de m’accompagner au vernissage de B. croisé le dimanche précédent au Palais de Tokyo (où je zonais avec J.-E. et Maël), il a dit oui, suivi des deux points et de la parenthèse qui dessinent un sourire, alors nous voici ce mercredi dans la boutique d’un fleuriste pour découvrir le livre de B., avant que Maël ne reparte de son côté ; alors Loïc et moi marchons du nôtre, car nous habitons dans la même direction. Nous passons devant sa porte : « Tu veux voir mes peintures ? » Bien sûr que je veux. Il précise : « Celles du salon. Ma chambre n’est pas visible. » Ce n’est donc pas un piège. Et j’aime ce qu’il me montre. Portraits partiels, cadrages de corps amis, grands morceaux de muscles roses et tendres. Une observation minutieuse et, parfois, une touche plus large : on n’oublie pas que c’est de la peinture, c’est-à-dire une pâte de couleur sur un support rectangulaire — ici, un panneau de contreplaqué. Et les fonds d’or ou d’argent, la précision de l’artisan : la préciosité sans le tape-à-l’œil, cette délicatesse. Il me dit qu’il aime la peinture de Luke, vue au Duplex l’autre soir. Pour J.-E. et moi, c’était une évidence, dès les premiers gestes qu’il a décrits dans l’espace, devant nous : alors qu’il disait n’être pas danseur (pourquoi quelqu’un a-t-il posé cette question ?), nous avons trouvé sa présence belle, pas seulement parce qu’il est beau (bien qu’il le soit, on ne va pas se mentir), une façon de se mouvoir, une sorte de grâce un peu étrange, décalée, posée là comme venue d’ailleurs, mais sans affectation : il semblait ainsi au naturel, ça nous frappait alors qu’on ne le connaissait pas, et ce sentiment-là nous a connectés à Luke silencieusement, chacun dans notre tête, si bien que nous avons voulu que les deux se rencontrent. Luke expose des portraits que nous aimons déjà : des corps et des visages imaginés, recomposés d’après des images glanées : saisis dans des positions compliquées : croisements, courbures, torsions des torses et des membres. Mais on n’y sent aucune tension, aucun effort ; ce n’est la démonstration ni d’une virtuosité gymnaste, ni d’un tourment douloureux. Au contraire. De la douceur. Des courbes délicates. En contrepoint de cette série, en parallèle ou en écho, un pan tout neuf de sa création : des empilements d’objets. Là non plus, il ne faut pas attendre le spectaculaire d’une pyramide impossible : pas de performance, pas d’esbroufe. Et pourtant les meubles, les vases, les pots, les rondes céramiques (précision des ellipses) reposent les un·es sur les autres dans un équilibre précaire, voire irréaliste. C’est peint avec la rigueur qu’on espère d’un minutieux designer (les objets sont doux au toucher, soyeux sous la lumière pâle), mais la répartition des forces est utopique : clairement, ça ne tient pas debout. L’agencement ne fonctionne que dans un monde parallèle, celui de Luke, obéissant à d’autres règles que celles du commun. Si ses logiques nous échappent, elles nous charment toujours. Sa belle étrangeté nous apprivoise, nous enveloppe, et soudain nous baignons dedans : ça y est, on n’y pense plus. Le bizarre est parti, seule la douceur reste.

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Quelle version est la bonne ?

Alors c’est à nouveau Nantes. Les étapes d’une dérive bourrée d’émotions qui ne s’émoussent pas, au contraire, puisque je les réactive à chaque passage. La mémoire ne s’impose pas magiquement, je l’enfle et la travaille. Inutile de répéter ici dans quels lieux je me reconnais : le parcours est presque identique, mais jamais tout à fait. Impossible de savoir lequel est achevé. Toutes les couches se valent : aucune ne vient supplanter les précédentes, « annuler et remplacer » les promenades et pèlerinages, errances et baguenaudes. Mon texte est pareil : il mute. J’ai commencé de l’écrire parce que Valentine & Lucie m’y invitaient (il est beaucoup question d’invitations dans cette histoire) : un récit destiné à la lecture orale, sur cette scène offerte par la Maison de la poésie. Pas question de faire notre promo en ouvrant au hasard un numéro de la revue : trouver une contribution mienne, par exemple dans « Grue » ou dans « Éponge », et gnagnagna, ennuyer le monde avec une voix monocorde. Les filles de Papier Machine sont des bosseuses, sous leurs airs taquins. Il s’agissait de concevoir un spectacle — je suis tenté de dire un pestacle tant je me suis amusé : nous étions des gosses dans cette chambre d’hôtel aux murs criards. J’ai saisi leur perche, qu’elles appelaient « porte-fenêtre » (le mot qui donnerait la couleur de cette soirée) et j’ai dit : « Saviez-vous que, longtemps, je me suis couché derrière une porte-fenêtre ? » — Évidemment non, elles l’ignoraient. Le mot est dans Terminus provisoire, figurez-vous. Alors c’est une variation sur le thème de. La chambre où j’ai grandi, le lieu de vie transitoire, l’attente. La banlieue comme adolescence. Ni la ville, ni la campagne. Ni l’enfance, ni l’âge adulte. L’entre-deux. La poule ou l’œuf ? L’invitation de Thierry pour « Perec 53 » m’a poussé à explorer ce champ dans notre livre à venir. L’invitation de Papier Machine m’encourage à creuser davantage. J’aime qu’on m’invite. Et soudain, Valentine & Lucie disent : « Ton texte irait bien dans le prochain numéro. » Mais je l’ai écrit pour ma voix. C’est différent. Alors je relis et remanie : voici la version qui devra être imprimée. Entretemps, je m’entraîne à lire haut, seul dans ma chambre, puis devant J.-E. : et je le retouche encore. Quelle version est la bonne ? Toutes. La matinée passe affalé sur un lit presque carré, réunion boulot avec les filles. Ce sont elles qui bossent, moi j’écoute. Il s’agit de son. Je connais peu ce langage. J’apprends. Je donne mon avis. Leslie me fait écouter des trucs. Quel son pour ouvrir ? pour fermer ? et au milieu, pour ponctuer ? La version finale, alors, pourrait être celle-ci, le soir, sur la scène du restaurant : les grincements et les pulsations lancés par Leslie, ma voix amplifié au micro, et mon inversion de deux phrases, ce glissement involontaire que moi seul ai remarqué — modification du texte, encore, mais parlerais-je ici d’une retouche ? Il faudrait ajouter : la lumière, la position de mon corps dessous, les gens autour. Et plus tard, bientôt, une autre version paraîtra, composée en petits caractères noirs, habillée d’un graphisme dont je n’ai pas idée, en couleurs sans doute, sur deux pages : ce texte sera-t-il plus définitif que les autres ? J’aime le savoir mutant. La veille, elles m’offraient cette histoire de pigeons publiée dans le numéro « Œuf » il y a mille ans, c’est-à-dire sept, dans leurs deux voix alternées et assortie d’une calligraphie gothique de Thierry (le typographe, pas l’éditeur) ; c’est encore mon texte, mais ô combien muté depuis les phrases alignées dans mon traitement de texte ; et je me souviens de sa forme dessinée, projetée fluo sur l’écran de la chapelle des Récollets en 2022, et de la musique avec ; encore un langage qui m’échappe et me ravit. Comment ne pas penser, en observant Leslie bidouiller sa console, au cadeau que m’ont fait Guilhem et Coralie avec Marin absent ? Deux matinées dans le studio de Radio Campus Paris pour assister au bricolage d’une créature née de mon texte, un feuilleton adapté des Présents, qui n’est ni tout à fait Les Présents ni tout à fait autre : cinq chapitres prélevés, raccourcis, quelques phrases ajoutées, des coutures joliment visibles, fluides et légères, ça glisse tout seul, résumé des épisodes précédents, générique, et tout et tout ? Joie de sentir Guilhem ému lorsqu’il lit les passages qui, lorsque je les écrivais, m’atteignaient mêmement : à quels souvenirs siens font-ils écho pour qu’il se trouve dans un état si proche du mien ? « Cadeau », disais-je, car cette empathie par la lecture reste invisible, d’habitude, et on me l’offre, à moi, sans emballage, sans ruban, sans chichis.

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Cette proximité désirée

Il pourrait m’emmener n’importe où. D’ailleurs c’est ce qu’il fait : et nous voici dans ce club. Moi, dans un club ? Nous venons de boire une pinte, ailleurs, pour nous donner du courage. À l’intérieur c’est sombre et doré à la fois. Un or qui ne brille pas. Une grotte revêtue de petits cubes réfléchissants, mais pas trop. Disons : satinés, pas scintillants. Ce doit être plus chic ainsi. La musique est forte, sans tambouriner toutefois, sans bourriner nos tympans. Je découvre ce monde ouaté, entre-deux, feutré ; cette tranche de la nuit qu’on dit « sélect ». Moi qui croyais que la nuit était l’heure des excès (je n’aime pas l’excès) ou de la liberté (j’aime la liberté). Ici c’est la fête maîtrisée, le bon goût contrôlé. Un monde plus élégant, sans doute, que celui où je me sens chez moi d’habitude : les bars sans chichis, où l’on se frotte à l’inconnu à la bonne franquette. Ce sous-sol où nous nous mouvons ce soir serait-il… plus délicat ? Je m’approche d’un corps trémoussant, pour voir, et je pense : « aseptisé ». Ici les corps ne sentent pas. C’est bizarre. Certes, personne ne raffole des émanations de son voisin de métro, des contacts non sollicités aux heures de pointe. Mais la nuit ! dans les lieux choisis ! quand nous sommes joyeux ensemble ! là, j’espère nous sentir vivants. Et un corps vivant, ça sent un peu. Ici les gens restent espacés. La zone dédiée à la danse n’est pas aussi bondée que la salle unique de mon bar préféré. On a même un peu froid lorsqu’on pénètre dans le halo de la clim. On supporte une petite laine. Pierre aussi garde son pull. Autour, j’observe : les gens portent du noir ou du blanc. Je suis le seul en couleur : du rouge. Bien vif. Souvent, je remarque, par exemple dans une salle de classe, que je suis le seul bariolé : les élèves en uniforme noir, parfois gris. Ici c’est pareil. Moi, mes fringues qui ne sont ni noires ni blanches sont rouges. Le rouge est ma couleur par défaut. Hier, j’en portais une autre variété qui seyait mieux aux circonstances, car hier c’était la foule mouvante du Premier Mai. On se déplaçait de concert, on se frôlait parfois, on avait chaud. Demain, j’emmène Pierre dans une autre sorte de réjouissance (nous explorons tous les mondes tour à tour) : la densité chaude d’une librairie de Montreuil, les gens entassés dedans pour le meilleur (la poésie), et jusque sur le trottoir : là je capterai l’odeur de mes voisins, de mes voisines, car nous avons des corps, et j’aime m’en souvenir à l’occasion de cette adelphité joyeuse et politique. Rien à voir avec les sardinades obligées des transports en commun (« Doukipudonktan ? ») : il y a foule et foule : celle que je subis / celle que j’accueille. Je ne parle pas de la nature des gens. Je parle du moment. De l’envie de se côtoyer, à défaut de faire connaissance ; de se coller à une épaule le temps d’une expérience commune ; cette proximité désirée ; cette promiscuité consentie.

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Le cœur a bon dos

« T’inquiète, je te dirai si ça ne va pas. » Il sait que je ne fais pas semblant. On peut tout se dire. On n’hésite pas, ni lui ni moi. Alors il est attentionné, prévenant, mais pas inquiet. Il conduit avec souplesse et je supporte le roulis. Mon estomac tient la route. Pourquoi dit-on « mal au cœur » alors que c’est dans le ventre que ça se passe ? La fois d’avant, il y était allé fort avec son mont Ventoux. Une épreuve. Je devais être blanc ou vert. Des heures pour m’en remettre. Mais là, les virages d’Ardèche passent nickel. On fait quand même une pause à Lamastre, moitié par nécessité (le pain pour le déjeuner), moitié par plaisir (se dégourdir dans ce bourg qui pourrait être un gros village, mais fait joliment fonction de ville). Je lui dis : « La boutique était peut-être sur la place de l’église. » Il répond que ça l’étonnerait parce que l’église est là-haut, précédée d’un parvis pas commerçant du tout, et juste derrière c’est le cimetière que nous visitons aussitôt, et encore après ce sont les prés qui commencent, les bois, la campagne en somme, et le ravin, les gorges peut-être ? Comment s’appelle ce paysage, je ne sais pas, mais c’est beau. Il a raison : la boutique n’était pas ici, mais en bas, sur une autre place, celle du temple. Je reconnais les quatre marches sur lesquelles je me suis ennuyé avec Juline à regarder les gens passer. On aurait pu croiser Pierre à l’époque, mais je ne l’aurais pas remarqué. Dans mon journal de l’été 2005, j’ai noté, à propos des amis de ma mère qui nous accueillaient : « Il y a le chien : un fauve gentil, mais un fauve quand même. Je suis un peu allergique. » Alors je restais le moins possible dans cet appartement en forme d’arrière-boutique. J’écrivais aussi : « C’est un petit bled, mais c’est sympatoche. Je ne pourrais pas y vivre, c’est sûr. Mais c’est agréable. Les Ardéchois sont des gens très normaux (ha ha) et il y a même, parmi eux, des beaux mecs. » Autant dire que le petit Pierre ne serait même pas apparu sur mon radar, du haut de ses neuf ans. J’avais dépassé l’âge de m’intéresser aux gosses : je n’en étais plus un. Et puis, même avant ça : j’étais trop farouche pour aborder les autres enfants. Un petit sauvage. Inutile de compter sur Juline pour me décoincer : pas un pour aider l’autre. Alors, deux ados errant dans le bourg ; et peut-être le petit Pierre traversant la place avec ses parents, ses petites sœurs, ses taties. Sa famille que je rencontre avec le plus grand naturel, comme s’il était normal de débouler comme ça, de nulle part, pour déjeuner chez elles — mais non, pas « de nulle part » : venu avec Pierre qui est encore leur enfant malgré ses larges épaules. Nous sommes ainsi deux mômes gâtés, dans ce hameau perché où l’on passe d’une maison à l’autre, où la neige tombera demain, où elle ne durera que jusqu’au premier soleil, tandis que pour nous le temps pourrait s’étirer toujours. Le soir, l’un des deux dit : « On pourrait se coucher. » Mais une heure passe encore et l’on ne s’est pas tus. Il dit : « Je ne croirais pas qu’il y a autant d’années d’écart entre nous. » En vrai, il ne s’agit pas d’âge. C’est une façon de dire la proximité, l’évidence. Entre nous ça se fait tout seul. Il ne sait jamais où il ira la semaine suivante, il vit au jour le jour, mais il m’avait promis ce voyage et voilà, nous y sommes.

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Le langage est mon langage

Je m’étonne, non, je m’émerveille, encore, toujours, de vivre cette vie. Dois-je remercier ma chance ? Dans le salon où l’on cause, dimanche, lorsqu’on m’interroge sur mon travail, je dis combien je suis comblé par « ce qui m’arrive en ce moment », à propos de mes livres à paraître, de la résidence, de tout — puis je complète : ça ne m’arrive pas tombé du ciel, ça fait dix ans que je bosse dur pour ça, et vingt ans que j’ai décidé (très fort, dans mon for d’ado) que ma vie future serait celle que je vis maintenant. Oui. Mais un autre, qui décrèterait pour soi-même un avenir aussi désirable (selon ses critères intimes) et dirigerait ses efforts (son enthousiasme, sa joie) vers ce but avec la même ardeur que moi, cet autre-là, s’il s’avère déçu, s’il galère, s’il reste en rade, alors, pourquoi ? Je ne sais pas utiliser le mot de « mérite ». Je ne sais pas quoi faire non plus du concept de « chance ». Parfois j’y crois. D’autres fois, je le rejette. Ou bien : admettons qu’il existe une bonne étoile : encore faut-il la voir. Aller la chercher. On dit : « La chance me sourit. » Oui, mais je lui ai souri moi aussi. C’est même moi qui ai commencé. Il ne s’agit plus de travail, ici. Je parle maintenant de la chance qui attendait sur un tabouret, perchée haut sous cette lumière bizarre. Il m’apprend plus tard que son prénom est le nom de l’étoile la plus brillante. Alors il brille, oui, mais il attend : il ne me tombe pas du ciel. J’approche. Peut-être n’aurait-il pas osé le mouvement réciproque. Alors on se serait croisés, de loin, et on se serait séparés sans avoir connu le premier cercle, celui où l’on se parle à l’oreille parce que la musique est forte, celui où l’on peut sentir, goûter, ce que l’autre a bu, fumé. On serait restés sur l’orbite la plus lointaine, le cercle visuel — je lis le lendemain que cette étoile, celle qu’il vante comme la plus brillante, touche nos rétines à 310 années-lumières de distance. J’aurais conservé de lui un souvenir visuel, alors, imprimé puissamment, car on dit que la mémoire des images est la plus frappante. L’image est hégémonique : elle supplante les autres souvenirs plus fragiles, les sensations diffuses, floues, pourtant ancrées dans nos corps, mais qui échappent au langage. On ne sait pas les décrire aussi précisément qu’une image. On peine à les enregistrer. Elles sont là, profondément là, mais elles s’échappent toujours. Avec lui, aussitôt qu’il apparaît, c’est précisément ce que je désire : provoquer d’autres sensations que cette image impérieuse (« un visage, un sourire, des yeux qui brillent ») qui s’insère dans nos têtes avec trop d’aisance, trop de confiance. Les mots plaqués sur les choses. De lui, je m’approche en espérant éprouver, puis me rappeler, des sensations que je ne saurai pas écrire ni dessiner.

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Choisir entre la vitesse et la lenteur

D’habitude, Nantes est une escale. Non, ce n’est pas vrai ; je suis déjà venu à Nantes sans aller au-delà ; deux fois ; il n’y a donc pas d’habitude. C’est plutôt un rituel. Avec Axel, j’ose le mot « pèlerinage ». Il regrette de me quitter pour travailler, au lieu de passer avec moi ces deux dernières heures de soleil ; je lui réponds qu’un brin de solitude ne me nuira pas pour terminer ce séjour si dense, et j’ajoute : « J’ai un pèlerinage à faire avant de partir. » La place Graslin, le Katorza, la rue Scribe — Juline qui me lit sait pourquoi. Sans tristesse, j’y passe chaque fois. Non, cela non plus n’est pas vrai ; en décembre dernier, mon escale était trop brève, je ne suis pas allé jusque-là, j’avais une heure à peine, je me suis contenté du château. Ces correspondances sont toujours le préambule de mes parenthèses avec W. (ou leur conclusion) ; mais cette fois je ne vais pas chez lui. Il y a cinq ans, nous nous séparions une première fois, rue Scribe, heureux comme deux gosses qui vivent intensément, nous nous doutions que la fin n’était que provisoire. Nous ne doutions de rien. Nous ne nous promettions rien non plus. Nous étions pleinement présents, en corps et en pensée, dans cette pizzeria de la rue Scribe, face au mur du Katorza qui clamait : « Vouloir le bonheur, c’est déjà le bonheur. » Je suis tenté de faire une photo de ces mots, comme à chaque visite, mais aujourd’hui ils sont alourdis d’un graffiti qui me déplaît. Alors j’observe, je pense, et je tourne le dos. Katorza, vu. Étape suivante. Le dernier lieu est l’hôtel où nous avions dormi — et ici ce « nous » n’est plus « lui et moi », mais Juline, notre mère et moi. Trois ans plus tôt, il y a plus de sept ans, une chambre pour trois, j’avais emporté La forme d’une ville pour le lire avant d’éteindre la lumière. Et soudain j’hésite. Je n’identifie pas l’immeuble avec certitude, comment est-ce possible ? On a retiré l’enseigne et toute la devanture, on a démoli l’intérieur, on rénove l’hôtel de fond en comble, c’est-à-dire qu’on détruit le décor que j’ai connu. Il n’avait aucun intérêt, ce décor, mais c’était le nôtre. Qu’il disparaisse ! je n’en ai pas besoin ; la rue Scribe est assez. Les détails sont nécessaires, mais quelques-uns me suffisent. Ils sont des prétextes, des points d’accroche, comme les particules de poussière sur lesquels l’eau glacée se cristallise ; le cœur invisible sur lequel une étoile se développe ; que ce noyau soit beau ou laid, à la fin c’est le flocon seul qui compte.

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Le mystère de l’escamotage

Il est comme Jérôme (et c’est Jérôme qui me l’a envoyé, car les amis de mes amis, etc.) : plutôt que de se faire discret, d’effacer toute trace de son passage, il les accumule, il les met en scène. Sur mon bureau, un « presque carré de cadeaux presque involontaires » : les choses qu’il me laisse en témoignage. Ailleurs, deux ou trois livres empilés, prélevés dans ma bibliothèque, des notes à lui glissées dans l’un, un papier pour moi posé sur l’autre. Un dessin : voilà le vrai cadeau. Impossible ainsi d’oublier qu’il a vécu quelques jours chez moi. Ses traces ne disparaîtront pas de sitôt : elles se superposent aux précédentes, elles se dilueront dans les suivantes. Un mot de Jérôme est toujours affiché derrière la porte. Sur la dernière feuille du bloc, l’écriture de Pierre, et un rameau de sapin déposé par lui. Le paysage de sable de Bernardo dans son flacon de verre. Je ne vais pas tous les citer. Aucun ne s’efface : parfois ils se perdent dans le mouvement, mais il en demeure une particule quelque part, pour qui sait. Moi, je sais. Le prénom de Natan est un palindrome, c’est lui qui me l’a signalé après je lui ai expliqué les voyelles dans L’épaisseur du trait : Alexandre, Eugène, Ivan, Otto le palindrome du chapitre central, Ulisse, et puis Ivan qui revient comme un I grec. À Natan j’ai montré mon « plan de Batailles », le tableau de quatre-vingt-une cases, moins une. Je lui dis : « Les cases pleine n’existent pas malgré la case vide, mais en fonction d’elle ; les personnages ne vivent pas malgré l’absence de Jules, mais dans celle-ci ; le vide est central, il est le pivot de l’histoire, il fait tenir tout l’édifice. » Je lui raconte : « Lorsque Jules disparaît, il n’était pas censé se trouver physiquement à côté de son fils à cette heure ; alors, pour le petit, ça ne change rien ; que son père soit absent comme d’habitude pour son travail, ou qu’il soit absent mystérieusement et pour toujours, c’est kif-kif ; sa vie est bouleversée mais il l’ignore ; ce qui est pénible, c’est l’absence, quelle qu’elle soit ; sa nature et ses raisons n’importent pas ; il importe qu’on soit absent ou présent, et c’est tout. » Il a compris où je voulais en venir. Au café des Anges, il m’explique : « Freud a observé un enfant jouer avec une bobine de fil, comme ça. » Et il place le sachet de sucre derrière sa tasse en disant « fort », et il le récupère en disant « da ». L’objet soudain invisible, puis rendu à la vue. Loin, près. Disparu, réapparu. Et l’enfant recommence, dix fois, cent fois, mille fois. Jusqu’à comprendre comment ça marche, ce drame de l’absence et de la présence. Il maîtrise le mystère de l’escamotage. Jusqu’à apprivoiser la disparition. Un jour, l’enfant accepte que sa mère disparaisse — qu’elle dorme dans une autre pièce — qu’elle s’absente le temps d’une course — qu’elle vive séparée de lui. Plus tard, elle mourra, mais c’est encore une autre histoire.

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Encore en douceur

C’est le jour, et pourtant je pense à nos nuits : pourquoi me manquent-elles déjà ? Serrer son corps contre le mien, ne plus parler ni penser, s’abandonner. M’abandonne-t-il ? Toujours j’ai aimé marcher dans la ville, parler au café avec lui. Mais déjà il manque la nuit. Elle me manquera. Nous marchons dans la ville, nous parlons au café. Rien n’a changé. Pourtant tout a changé. Tout est comme avant, oui, mais, avant, nous avions la nuit : le versant invisible qui éclairait tout le reste. Et le reste n’est ni sombre, ni terne, et je le sais : de quoi puis-je être déçu, ou frustré ? Je ne suis ni l’un, ni l’autre, heureux comme avec un ami, un peu bizarre pourtant. Lui, il dirait : « flottant ». Tant qu’on flotte, on ne sombre pas : vous voyez, aucun danger. Je vais bien. L’amitié est une bouée. Les amis de mes amis sont mes amis. L’amant de mon amant n’est pas mon amant, puisqu’il est l’amant de mon amant : je veux dire, de l’autre amant. Et la boucle est bouclée. Je ne suis plus au centre du monde ; je ne suis plus le maître du jeu — devant lui, j’ai failli dire : « maître du monde ». Bizarre lapsus, quand je n’ai jamais cherché à contrôler, à dominer ; je voulais que chacun trouve sa place ; j’espérais qu’aucun de nous ne subisse. Je deviens un maillon de la chaîne, une pièce équivalente à chacune dans le grand agencement, non plus ce pivot, cet axe de symétrie que j’étais malgré moi, au début, et pendant ces années où, souvent, je déclarais : « Je préfèrerais ne pas » — être le seul homme — dans ta vie — disais-je à l’un, disais-je à l’autre — dans la sienne, dans la sienne. Les amis de mes amis… Oui, mais mon amant est amoureux et nous ne sommes plus amants. Nous sommes ce que nous avons toujours été : des amis. Des amis qui s’aiment ? Des amis, donc. Mais connaît-on l’odeur de son ami ? De mes autres amis, non. Pas si bien que la sienne. Je penserai à nos nuits, comment ne pas y penser. Mais, me l’entendre dire aussi franchement — car je l’ai bien cherché : « Je t’embrasse comment ? » Et une bise sur la joue droite, et une bise sur la joue gauche. J’aime. J’aime : je ne quitte pas. J’aime qu’on me dise fidèle. Qu’on me reconnaisse cette qualité, que j’ai, que je veux avoir, qu’on me prête quelquefois sans me flatter. Fidèle : je reste. J’espère ne pas m’imposer. Ça ne pouvait pas durer toujours. Je le sais depuis le début. Et les années passent, alors, j’ai beau le savoir, ça devient irréel. Une sorte de présent qui s’éternise. Pourtant, on se le rappelle souvent, pour ne pas tomber de haut le jour où. Qu’il faudrait ajuster encore. Trouver d’autres équilibres. Nous décrétons la fidélité. Soit. Mais alors, si l’on ne se quitte pas, que faire ? Voir notre relation muter encore. Se transformer lentement, et soudain muter, oui, muter, j’utilise ce mot qui fait un peu peur, parce que, oui, on ne va pas se mentir, j’ai beau savoir, j’ai beau accepter, et même désirer tout ce qui se passe, ça me fait un peu peur. C’est la vie que je choisis : rien n’est figé, tout bouge, les désirs cherchent leur cadre. On ne sait pas ce qui se passera ensuite. Une certitude : personne n’en sortira blessé. Ça se passe en douceur, comme ç’a commencé : en douceur, encore en douceur.