Enfant presque idiot, ne sait presque rien

Je racontais à H. ma précédente visite aux Archives en disant : « Je ne suis pas un vrai chercheur » — car j’avais été content de ne rien trouver : mon départ bredouille était une bonne histoire. Je lui disais que j’y retournerais pour le seul plaisir de feuilleter des grimoires : Rue des Batailles est un prétexte ; nul besoin de savoir dans quelle école Maurice a été scolarisé, s’il l’a été (ce n’est pas obligatoire dans les années 1870). Cela n’ajoutera rien à mon récit ; tout au plus, un supplément de cette couleur locale dont je devrais me méfier. Aux Archives, je demande les écoles les plus proches de la rue Gérando, où vivait le petit Maurice quand le père a disparu : celle du 63 rue des Martyrs (devenu le lycée Edgar-Quinet) et celle du 9 impasse de l’École (sic). Le premier registre sera le bon. Comme il n’y a pas de table alphabétique, je passe en revue les élèves par ordre d’inscription : nom, prénoms, professions des parents, etc. ; et au bout de la ligne, une appréciation terrible, définitive, qui résume plusieurs années de la vie du gosse en quelques mots. Au mieux, je lis : « Bon caractère, assez bon élève, doux » ou « Bon garçon ». Avec plus de détails : « Bien gentil, épelant, écrivant un peu, sachant un peu compter », « Bon petit élève mais en retard pour son âge » ou « Sait la division à un chiffre ». Mais quand il s’agit d’être vache, ils savent y faire, les frères qui tiennent cette école : « Pauvre élève, coureur, paresseux, fort peu avancé, placé au cours moyen par grâce. » Voire, en deux mots : « Enfant insupportable ». Et vlan, sale môme ! ton compte est réglé. La violence scolaire. Un truc très important, apparemment, c’est de connaître « les quatre règles ». Mais la qualité la plus prisée, et de très loin, c’est l’obéissance : « Assez intelligent, bien soumis », « Bonne conduite, soumis » ou « Gentil garçon, bien docile ». Je lis les professions des parents : des ouvriers, journaliers, petits employés. Beaucoup de mères seules. La quantité de pères morts ! Un registre scolaire en forme de cimetière. Cette école chrétienne se fait-elle une spécialité du recueil d’orphelins ? Ou bien, est-ce si banal de n’avoir plus de père ? Manque-t-il tant d’hommes adultes à Paris, après les deux sièges, puis les massacres et les déportations de 1871 ?

Soudain, l’enfant no1355 : mon petit Maurice. Ses parents : Jules Napoléon Prosper, (absent), et Elmina, couturière. Leur adresse : 54, rue Blanche — l’arrière de cet immeuble touche le 8 rue Paul-Escudier où vit Joseph-Numa Charles, le témoin de mariage de Jules et Elmina, il faudra que je creuse ça. J’apprends que Maurice est inscrit en novembre 1877 et ressort après trois mois seulement. Il vient du lycée de Nancy. Oh ! Cela n’est pas banal. Nancy. Et je raccroche les wagons, et j’assemble le puzzle : le tonton du petit Maurice habite cette ville : Camille Forthomme, professeur de chimie au lycée de Nancy. C’est forcément lui qui a inscrit son neveu dans l’établissement. Le lycée est une institution prestigieuse, il a donc pris le garçon sous son aile pour soulager Elmina, qui se retrouve seule à Paris avec le fantôme de Jules. C’est logique. Mais la dernière case de la ligne me fend le cœur : « Enfant presque idiot, ne sait presque rien. »

Je montre la photo à H. qui lit d’abord : « Enfant presque idéal. » Oh, oui ! L’élève rêvé, celui qui ne saurait rien, qui aurait tout à apprendre. Mais non : il est écrit « idiot » sans aucun doute. À l’âge de treize ans, comment ce petit Maurice peut-il ne rien savoir ? Ses parents ont fréquenté des artistes parisiens, puis ont émigré à Madrid. Son oncle est professeur de chimie. Il a fréquenté le lycée de Nancy (une inscription de complaisance, certes, mais il a dû suivre les cours). Alors, de deux choses l’une : soit Maurice est vraiment handicapé (mais l’aurait-on inscrit au lycée s’il était empêché intellectuellement ?)… soit il a oublié tout ce qu’il a appris. Même sa tante Caroline a étudié (à la maison d’éducation de la Légion d’honneur) à une époque où peu de filles étaient scolarisées. Oh. Je me souviens de Caroline. Et une autre pièce du puzzle s’assemble.

La tante Caroline était à Madrid, elle aussi, quand Maurice y est né, car son mari Victor (l’architecte qu’on dit raté) est le témoin de cette naissance. Et le deuxième prénom de Maurice, c’est Victor. Alors, Victor est sans doute le parrain. Je crois que ce couple était très proche du petit Maurice : ils étaient à ses côtés quand il a fait ses premiers pas. Lorsque je suis tombé sur Victor l’année dernière, je me suis attaché à lui immédiatement : plusieurs chapitres lui sont consacrés, alors qu’il aurait pu rester un personnage secondaire. J’ai écrit sur lui et Caroline. Sur leur aventure espagnole. Sur leurs illusions et leurs échecs. Sur leur retour en France, un peu piteux, et leur installation à Nancy en 1874. Voilà : le petit Maurice, dont le père avait disparu sans donner de nouvelles, a été confié à ses parrain et marraine. On l’a inscrit au lycée de Nancy. Il a vécu une vie de petit bourgeois déclassé, cultivée et un peu fantasque, avec ses parents de substitution. Et puis, en 1877, son parrain s’est couché sous un train et sa marraine a perdu la tête. J’ai raconté ces tristes fins, déjà : un chapitre entier. Je ne savais pourtant pas que le petit Maurice était avec eux, et qu’il s’est donc retrouvé orphelin de nouveau. D’abord, le père fantôme qui ne revient pas ; à présent, le second père qui décide de mourir. Le petit Maurice est renvoyé à Paris, rendu à sa mère, et inscrit à l’école de la rue des Martyrs. Et ce salaud de directeur qui le trouve « presque idiot ». Comment voulez-vous qu’il soit normal, ce gosse ? Quand l’autre dit idiot, je dirais plutôt : « en état de choc. »

La semaine dernière, C. me racontait comment, dès l’enfance, il s’était passionné pour une musique, une langue, une culture rencontrées par hasard, que sa famille ne lui avait pas transmises ; et comment ses découvertes généalogiques récentes avaient révélé le lien entre ces œuvres aimées et sa propre histoire. Il se demandait : « Existe-t-il une mémoire génétique qui échappe au récit familial ? » Nous avons surtout parlé de motifs : de l’attention que nous portons à leurs occurrence. Les scènes qui se jouent de nouveau. Les couleurs. Il est musicien : il reconnaît et cultive les répétitions. Je compose un peu de cette façon, aussi. Je lui confie ce plaisir ambigu (un peu effrayant) qui me trouble lorsque mon écriture devance mes expériences conscientes : depuis le début, je m’identifiais à Maurice, sans savoir encore combien sa vie résonnait avec la mienne — alors, ce vertige quand les motifs sont apparus, en écho — quand j’ai appris les circonstances de la mort de sa mère. Et aujourd’hui, ce vertige encore plus grand lorsque je comprends que ma fascination pour Victor — Victor qui aurait pu rester dans l’ombre, comme tant de personnages croisés dans les archives et pour lesquels je n’approfondis pas mes recherches — que mon récit de son suicide, déjà écrit, ne restera pas une histoire annexe, un chapitre détaché des autres, une sorte de parabole ou d’illustration en miroir. Au contraire d’un écho périphérique, la mort de Victor s’avère une scène centrale, fondatrice dans l’éducation sentimentale du jeune Maurice, cet « enfant presque idiot » qui « ne sait presque rien ».

« Ne sait presque rien. » Ah oui, vraiment ? Un enfant qui est né à Madrid, qui a vécu à Paris pendant les deux sièges et la guerre civile, puis à Nancy tout près de la nouvelle frontière ; un enfant qui a fréquenté des ingénieurs et des ouvriers, des artistes et des savants ; un enfant qui vit dans l’absence de deux pères, le premier évaporé dans l’inconnu, le second ayant choisi une mort violente ; un enfant qui trimballe l’impossibilité d’un premier deuil et la douleur d’un second ; un jeune garçon de treize ans qui revient chez sa mère après une séparation de plusieurs années… Peut-on décemment dire de ce garçon qu’il ne sait « presque rien » ? Ce presque rien, c’est énorme, et c’est précisément ce qui m’intéresse. Tant pis si Maurice ne sait pas les quatre opérations d’algèbre : Rue des Batailles est aussi un roman d’apprentissage.

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2 commentaires

  1. Presque-rien, c’est quelque chose… Et dans la chanson d’Alex Beaupain, Pas grand-chose, c’est très exactement la vie. Je suis sûr que Maurice connaissait une autre arithmétique, qu’il a joué, aperçu, plu, su, compris parfois, ignoré souvent. Je suis sûr qu’il a eu ses deux-trois jours de soleil, et tout le reste.

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