Jules habitait au 1, rue des Batailles ; son immeuble a été démoli quelques années plus tard, en même temps qu’il a disparu lui-même sans laisser d’adresse. C’est en 1862 qu’il quitte la rue des Batailles, en épousant Elmina qui habite Montmartre (au 8, rue Durantin). Jules et Elmina ont un fils, qu’ils appellent Maurice : il naît pendant « la mystérieuse parenthèse madrilène » (appelons ainsi cette escapade). Au retour de Madrid, la famille s’installe rue Gérando, au pied de la butte Montmartre. Puis, Jules disparaît. Toute la suite de l’histoire se passe dans le même quartier. Alors, appelons ce chapitre : « les années Montmartre ». J’ai fouillé les archives et j’ai été voir les adresses.
Je ne sais pas où Maurice grandit. Je le retrouve seulement à l’âge de vingt-huit ans. Il habite trois cent mètres plus haut que la rue Gérando, de l’autre côté du boulevard, avec sa mère. Cette cour du 48, rue d’Orsel est restée dans son jus, comme on le dit des lieux parisiens épargnés par le luxe et le tourisme, non encore ripolinés : les pavés font la gueule, les murs sont un peu gris, et l’atelier du fond a gardé sa vocation (dans la cour où je vis, ils sont devenus des lofts). À la même adresse, en même temps que Maurice, on trouve une certaine Gabrielle, vivant « chez ses parents ». Maurice et Gabrielle se connaissaient-ils d’avant ? Se sont-ils rencontrés dans cette cour ? Ils se marient en 1892, entre voisins. Une petite Germaine naît.
Puis, ils habitent quelques années au 16, rue Seveste : deux cents mètres plus loin, face au square et à la halle Saint-Pierre. Les parents de Gabrielle sont domiciliés à la même adresse. C’est ici que naissent les petits Marcel et Suzanne. Marcel est donc le petit-fils de Jules-qui-a-disparu (mon personnage de Rue des Batailles), et il est le père du père de ma mère. Vous suivez ?
Le quatrième enfant, c’est Jean. Il naît au 23, rue des Trois-Frères ; la petite famille a déménagé, toujours dans le même quartier. Il y a une plaque sur cet immeuble — non pas pour honorer mes ancêtres, mais pour rappeler le dispensaire ouvert ici par Clemenceau, maire de l’arrondissement et médecin des pauvres. C’était vingt ans plus tôt, quand le souvenir de la Commune était vif. Mais au temps de Maurice et de Gabrielle, les insurgés survivants ont tous des cheveux blancs — et le Clemenceau d’alors, qui sympathisait avec les grévistes, est passé de l’autre côté en devenant ministre de l’Intérieur. En 1908, je retrouve la famille sur l’autre versant du Sacré-Cœur : au 13, rue Feutrier. Tous ces immeubles sont intacts aujourd’hui, car la butte Montmartre a été reconnue très tôt comme une zone pittoresque, à préserver à tout prix pour la beauté des cartes postales. Si mes ancêtres s’étaient établis sur l’autre butte rouge, à Belleville, la plupart de leurs maisons auraient été démolies.
En 1908, naissance de Pierre à la maternité de Port-Royal (tiens, pourquoi n’est-il pas né à la maison, celui-là ?) — et sur son acte de naissance, je lis : « père absent ». Où était-il ? Je n’y peux rien : ça m’émeut de lire ces mots. En 1915, mort du petit Jean à l’hôpital Bretonneau, rue Carpeaux. Il avait onze ans, on l’enterre à Saint-Ouen dans une toute petite tombe. Le père est présent, car on ne l’a pas envoyé à la guerre (il a passé l’âge). Le grand-frère Marcel, lui, va devoir y passer. Marcel, c’est le père du père de ma mère : vous suivez toujours ? Il quitte donc la rue Feutrier pour le front, à dix-neuf ans.
Quand il revient, ses parents sont installés au 55, rue Ramey. C’est toujours Montmartre, mais plus haut. Aujourd’hui, on dirait : dans le 18e encore habité, en-dehors du périmètre touristique, côté Jules-Joffrin cool ou Marcadet branché. Marcel s’installe ici, à défaut d’avoir un autre endroit où aller. Sa mère est la concierge de l’immeuble, son père est « planton à la Caisse d’épargne ». Marcel devient « valet de chambre » (chez qui ?). Il épouse une certaine Célestine, à Pantin. Ils divorcent quatre ans plus tard (pourquoi ?) Marcel et Célestine ont-ils vécu ensemble au 55, rue Ramey ? Je ne le sais pas. Il n’y a pas eu de recensement pendant ces années-là. Le suivant a eu lieu en 1926 : les parents de Marcel sont toujours dans la loge du 55, rue Ramey. Le petit frère Pierre, devenu « marchand de parapluies », est avec eux. Et je retrouve Marcel, tout juste divorcé, mais il n’est pas recensé dans le même foyer : il est compté à part. Il habite donc seul. Dans le logement à-côté du sien, habite une certaine Louise, avec sa mère… Et voilà : Marcel et Louise se marient. Ils se marient entre voisins, exactement comme les parents de Marcel trente-quatre ans plus tôt, au 48 de la rue d’Orsel. Pour Marcel, c’est la fin de Montmartre. Il quitte le quartier avec Louise. Ils traversent deux fois la Seine : ils s’arrêtent d’abord sur l’île de la Cité (ils sont concierges au 15, boulevard du Palais), puis s’installent sur la rive gauche (une autre loge, dans un immeuble tout neuf au 14, rue Brillat-Savarin).
Mais, pour l’instant, c’est Maurice qui m’intéresse, parce que c’est le fils de Jules, le disparu de la rue des Batailles. Maurice, donc : ce petit Maurice né à Madrid pendant cette parenthèse mystérieuse. Il s’est installé au 55, rue Ramey en 1920, à cinquante-six ans. Il y meurt en 1934, à soixante-dix ans. On l’a mis dans une case au Père-Lachaise. C’était comment, la rue Ramey, pendant ces années ? J’ai été voir l’immeuble du 55 : il fait le coin de la rue du Baigneur. Ah bon ? Le coin de la rue du Baigneur, vraiment ? Pas si sûr. Figurez-vous que l’autre coin est occupé par le numéro 51. Entre les deux, il manque donc une maison. Revoilà le coup de la maison manquante : il fallait bien que ça arrive. Il manque toujours une maison. À l’époque de Maurice, ce n’était donc pas le 55 qui faisait l’angle, mais le 53. Et cette maison disparue était un établissement de bains, qui a donné son nom à la rue du Baigneur. On a abattu l’immeuble en 1960 pour élargir la voie : une « rue du Baigneur » plus large, donc, mais sans ses bains.
Je voudrais savoir : fonctionnaient-ils encore, ces bains, dans les années 1920 et 1930 ? Mes ancêtres allaient-ils s’y tremper ? Dans mon annuaire de 1929, aucune entreprise, ni aucun habitant ne sont référencés à cette adresse. Mais il y a un café-tabac au 55, comme aujourd’hui. Une information à ranger du côté de : « ce qui n’a pas changé ». La loge des gardiens, si elle existe encore, doit être au fond — derrière les cuisines du café. Une fenêtre devait donner sur le couloir (pour surveiller), et l’autre sur la cour (pour la lumière). Des gens ont vécu dans cette pièce il y a cent ans, et je commence à les connaître un peu.
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