Ça ne sent pas bon

Dans la première salle, une brochette de chevaux fantômes, les yeux rouges, me font penser à la fougueuse cavale de notre chambre : les hommes sans visage montés sur des animaux plus beaux qu’eux, détourés d’un halo mystique, une ligne tracée par le père de J.-E. de son pinceau blanc ; pourtant leurs yeux sont noirs sur cette toile. Ces chevaux vont bien. J’aime qu’ils existent avec nous. Tandis que ceux de Géricault surgissent du chaos. C’est la guerre. Dans la dernière partie de l’expo, l’animal est mort. Ça ne sent pas bon. Dans Rue des Batailles, le personnage de Valentin enfouit son nez dans le col de sa veste quand il s’approche de la grande bête morte couchée sur le flanc, dans la salle blanche et propre de l’école vétérinaire d’Alfort. J’ai appelé cette partie « Soigner les animaux ». Au musée, entre les deux extrémités (la guerre et la mort), une longue parenthèse de paix : des dizaines de chevaux à l’écurie, la douceur du regard posé sur eux, le soin donné par les hommes, la tendresse même au clair de lune. Une vieille femme passe la porte et demande à la jeune qui contrôle les tickets : « Il n’y a que des chevaux ? » L’autre répond : « C’est le sujet de l’exposition, oui madame. » Moue de la vieille, qui se retourne et s’en va. Pierre et moi, on rigole. Il dit : « Je t’ai traîné ici pour voir des canassons, pardon. » Mais il a bien fait. On reste une heure. Et puis : dernier regard pour les bêtes et les hommes, les hussards, les chasseurs de la Grande Armée, la couleur et le carnage qui me replongent dans les premiers chapitres de Rue des Batailles, chantier jamais achevé que je reprends dans l’ordre méthodique. Ces jours-ci : chapitres 36, 37, 38. Sonia ne m’a pas donné de calendrier précis. Je disais, cet hiver, lors de la fameuse entrevue (fameuse entre moi et moi-même, mais je n’en ai pas parlé ici : cette conversation qui s’est achevée par un « Épatez-nous » qui voulait dire « Je suis exigeant avec vous parce que j’y crois »), j’expliquais que j’étais prêt à retravailler et que j’avais envie de montrer davantage « à hauteur de mes personnages » plutôt qu’en surplomb. À échelle de leur corps, plutôt que de mon point de vue d’auteur-narrateur. Je scanne donc le texte en traquant les adverbes, les tics, les taches, les ficelles trop épaisses. Les scories, comme dit Guillaume. Au chapitre 38, un paragraphe me résiste ; je le laisse en plan pour retrouver Marin aux Pères populaires, l’après-midi s’étire, et dans ma tête le paragraphe se débat ; je file à l’autre bout de Paris rejoindre Guillaume, justement, au bar du coin de la rue Chaptal (où s’ébrouent les chevaux de Géricault) et de la rue Blanche (où mes personnages ont vécu, dans l’immeuble mitoyen de celui qu’habitait Guillaume l’an passé). Et ça se décoince : voilà, je trouve comment me dépatouiller du petit tas de phrases. Le lendemain je m’y colle. Je détricote et je retricote, les coudes sur le bureau de bois sombre. Il est à côté de moi, son dos et sa nuque, il n’a presque pas dormi la nuit dernière, alors il dort, un peu, pas longtemps, son souffle régulier, profond. Je note ces détails, car il faut écrire « à l’échelle du corps ». Et dans mon décor, un ami dort.

Je dis « chantier » à propos de Rue des Batailles : sur le chantier de la place Voltaire — non, elle ne s’appelle pas Voltaire, donnons-lui son nom officiel : « place Léon-Blum », et efforçons-nous de croire en ce nouveau Front populaire — nous cueillons un béton plat au pied de la benne à gravats, puis des lambeaux d’affiches. Nous trouverons comment combiner ça. Nous travaillons ensemble. Sur la barrière entourant le fouillis végétal de ladite place, une plaque commémore les chevaux (et les chevales) parqué·es ici en 1914 avant d’être envoyé·es à la boucherie, non pas à l’abattoir de Vaugirard, mais sur le front de la Somme et de la Marne où, dans les tranchées, leur viande ne vaut pas plus, pas moins, que celle des humains.

Le paragraphe qui me résiste est une histoire d’élection. Justement. Celle de 1848, trois jours avant la mort du père. Ce père est le vieux vétérinaire de la Grande Armée qui a prénommé son fils « Jules Napoléon Prosper », ce vétéran que j’imagine nostalgique de cette grande boucherie romantique de sa jeunesse. Pour qui un tel homme a-t-il voté, lors de cette élection à l’Assemblée constituante ? Dans la version précédente du manuscrit, je posais la question moi-même, moi l’auteur-qui-se-documente-dans-les-archives. Je parle trop. Souvent je devrais me taire et faire confiance à mes personnages. Ici, je voudrais exprimer la même question en montrant leurs gestes, en écoutant leur parole — de manière diégétique, dirait-on pour jargonner. Le vieux vétérinaire de l’Empire donne sa voix au candidat qui lui ressemble, et les faits s’enchaînent, immuables : les capitalistes bon teint, soi-disant libéraux, finissent toujours par tomber le masque et virer réactionnaires. La démocratie pour eux n’est pas une fin, mais un moyen : elle leur sert à accéder au pouvoir ; une fois qu’ils y sont, elle les encombre, elle entrave leur profits, elle menace leur position ; le plus simple est de la confisquer. On appelait ça : « coup d’état impérialiste ». Aujourd’hui on pourrait dire : « fascisme ». Tant de mots encore. Ce n’est pas une histoire qui se répète (plusieurs événements distincts sur la frise chronologique qui, à distance, se ressembleraient), c’est une histoire qui n’a jamais cessé, une histoire non chronologique, des morceaux de temps accumulés les uns sur les autres sans « annuler et remplacer » les précédents. Le projet Rue des Batailles se fabrique un peu comme ça. Pour trouver les noms des candidats, je repique une tête dans les archives : députés d’Indre-et-Loire élus au printemps 1848, car notre vétérinaire habite à Tours, avenue de Grammont. Je vérifie son adresse. Diable ! Son adresse ! Registre de recensement. Je me souvenais du numéro 75. J’ai même visité le 75 il y a deux ans, d’en promenade à Tours. Mais j’ai confondu les deux colonnes de chiffres : numéro de la maison / numéro du ménage. Le 75 est attribué à la famille de Jules. Mais leur immeuble est au 25. Ça alors. Tout s’explique. Je trouvais si bizarre que mes ancêtres aient pu vivre dans ce bâtiment absurde du 75, manifestement industriel, aujourd’hui converti en supérette ; tandis que le 25 est un immeuble de rapport très ordinaire, trois étages d’appartements, assez confortables sans doute, de standing approprié au rang d’un maréchal-vétérinaire en retraite décoré de la Légion d’honneur. Dois-je corriger mon erreur dans le roman ? Mais il ne suffirait pas de modifier le numéro : une partie du récit serait chamboulé, car je décris cette architecture bizarre et ma visite en son cœur, comme je le faisais sur ce blog même : mon exploration systématique des mètres carrés foulés par mes personnages, la coïncidence de mon corps et de leur corps dans le même espace. Je demande l’avis de J.-E., et lui aussi trouve que ce chapitre est bien. Ce serait dommage de s’en défaire. Car c’est là-dessus que repose Rue des Batailles : moins sur l’exploitation méthodique des archives que sur l’attention aux signaux du corps. C’est une micro-histoire des sensations, de ce qui traverse les corps de gens qui ne sont pas devenus célèbres, leurs pensées profondes, l’intimité qui les lie. Une intensité qui ne laisse pas de trace tangible, nulle part ailleurs que dans mon intuition. Tant pis pour la preuve matérielle. On glane le morceau d’une chose cassée, mais quelle chose ? Le débris d’un truc, cueilli dans une benne, dans un jardin, ou dans les taillis du terrain vague de Ménilmontant ; on ne sait pas ce que c’est, alors on fantasme. Et on l’enlumine.

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