Même cela il le sait

C’est encore le même fleuve, mais un peu différent. Plus en amont. Il m’avait emmené à Nantes, puis nous étions allés à Tours : voici Blois traversé par la même eau, mais on ne se baigne jamais deux fois dedans. Quelqu’un a dit ça. Nous ne nous baignons pas, de toute façon. Ce n’est pas son truc. Et en cette saison ! N’y pensons pas. Sur la route entre Amboise et Chaumont, alors qu’il m’explique les digues, les levées de terre, les sablières, je lui dis que la prochaine fois nous remonterons vers l’amont, toujours plus loin, nous irons à Nevers. « Ce ne sera pas nécessaire », dit-il, comme s’il s’agissait d’une dernière extrémité. Ou peut-être pour la rime. Nevers, ça ne dit rien à personne. Tandis que Nantes, Tours, Blois, chacun y avait déjà vécu quelques heures ou quelques jours, ou davantage encore. Nous avons fabriqué une couche de mémoire supplémentaire, d’autres sortes d’émotions qui s’ajoutent aux premières. Du séjour à Amboise, j’ai un souvenir vague, on accédait à la maison depuis une allée cavalière, le parc m’impressionnait, je ne m’y suis pourtant pas promené, je ne crois pas, il se traversait seulement. Je ne me souviens pas de la chambre où j’ai dormi. Ce n’était pas mon souvenir, après tout, mais celui de ma mère, le retour dans une maison de jeunesse que l’amie allait vendre. Nous avons visité le Clos-Lucé, les machines plaisent aux gosses, j’en garde une image floue, qui ne se confirmera pas cette fois-ci, car la porte est fermée ce soir, nous arrivons après l’heure et passons devant presque par hasard. Nous ne sommes pas venu pour le musée. L’idée, c’est de marcher un peu, une boucle, aucune visite, sauf celle de l’église pour s’abriter d’une giboulée. Une rue là-haut offre un panorama sur la ville et la Loire, et aboutit à la grille du château. Un homme et un enfant sortent, leur promenade du soir, précédés par un chien qui n’attend pas qu’on lui ouvre, se faufile entre les barreaux, court vers nous. « Ça doit être étrange d’être le gardien d’ici », dit-il, et ça m’étonne, car ce n’est pas plus bizarre que son expérience à lui, dans un autre château où le chien s’appelait Ivan. Il regarde ces étés avec distance, comme des strates anciennes, logées à l’intérieur, en profondeur, comme éloignées ou enfouies par les dernières années, recouvertes d’époques qui ne disparaissent pas, qui s’annulent pas, qui se superposent sans s’alourdir. Car ce château, c’est toujours lui, mais il est bien davantage aujourd’hui — quatre ans, ce n’est pas rien — lesté d’autres histoires — non, pas lesté, le mot n’est pas le bon — non pas alourdi, au contraire — il faudrait trouver autre chose, car son pas est plus léger, plus assuré. Et il n’y a pas que moi qui le vois.

C’était un autre château, il faisait noir, nous nous devinions. Une timidité encore. Ici, c’est au grand jour, une terrasse sur le fleuve, une table de pique-nique parmi les pâquerettes, un fromage de Neufchâtel, des mains qui piochent dans le sachet de Mulino Bianco, un monogramme tracé sur un banc, un domaine semé d’œuvres d’art. Et c’est encore un bonhomme en forme de fontaine — ou l’inverse. Il faut croire qu’il fait partie de notre paysage. Un bonhomme qu’on n’a pourtant pas trouvé dans son village d’origine, un bonhomme dupliqué par dizaines dans la fontaine du Palais-Royal, un bonhomme percé de trous d’où coule une eau lente, dégoulinant sur les rondins — car il n’est pas vert, cette fois, mais fait de tranches de bois empilées, comme autant de terrasses où l’eau dégringole. À Bessines, les deux hommes ne se seraient pas même effleurés. Ici, c’est Chaumont-sur-Loire, il connaît le château par cœur et il me montre tout. Plus tard, c’est le château de Blois que je connais un peu. Je me souviens de quelques trucs. Lui sait tout le reste : « Je pourrais être guide ici. » Sur la route, je lui demande le nom de la centrale nucléaire, son panache blanc visible depuis Chambord n’est pas celui d’Henri IV, et il me répond le plus sérieusement du monde, car même cela, il le sait. Incollable sur tout. Et ce colza jaune fluo qu’on voit là-bas, il se récolte à quelle période ? « On peut faire deux cultures dans l’année. » Je le teste encore. Partout, des affiches pour le zoo de Beauval. « Le couple de pandas, ils le louent un million et demi par an. » N’importe quel sujet, vraiment. Et moi, je le crois.

Il y a ce petit château entre les deux gros. À la billetterie, la patronne vend des cafés qu’on sirote au jardin. Imagine-t-on la princesse de Broglie ou d’Orléans servir des boissons dans des gobelets recyclables ? C’est une demeure de luxe à la bonne franquette : le monument Renaissance fait un peu la gueule ; il doit faire humide, dedans, si l’on en croit les marques noires sur les murs extérieurs, on a les mêmes dans ma cour, rue de la Roquette, je crois que c’est du salpêtre. On joue à déchiffrer la façade. Les fenêtres à meneaux, à droite, sans doute plus neuves que celles de gauche à petits bois : on sent la restauration. Il est plus fort que moi, mais je me débrouille. Je m’interroge sur la surélévation, il repère les pierres d’attente sur le pavillon, l’indice d’une extension à venir, d’un développement architectural projeté, qui serait devenu du passé pour nous, mais qui n’a jamais eu lieu : resté bloqué dans le futur. Pendant ce temps, l’existant se dégrade, se répare, s’effrite, se renouvelle, s’affaisse, se restaure. Seule la partie qui n’existe pas reste neuve éternellement, dans les limbes imaginaires. L’éternité, je m’en fous. Nous, on existe très fort, et on vieillit. Un corps avec un cœur dedans. Deux fois. Dans une dépendance, des corps inanimés sont exposés, des mannequins habillés de noir et de blanc : c’est un musée drôle et inquiétant qui n’a rien à voir avec l’amour. Une accumulation obsessionnelle des instruments rituels du mariage : robes et chapeaux, cravates et aubes, portées par des personnages verdâtres, trop souriants, trop maquillés : il y a quelque chose de funéraire dans ces dioramas, et dans l’amoncellement de globes de verres, trois-cent-cinquante compositions de fruits artificiels, fleurs séchées, ornements sacrés, comme autant de reliquaires. On s’attend à trouver, enchâssée dans les bijoux, une phalange de saint martyr : offrande à la mariée, ex-voto pour un futur radieux. Encore un avenir coincé dans les limbes, empaillé et remisé sous une cloche. Sinistre musée qui nous fascine. Nous écrivons nos prénoms dans le livre d’or, sans ironie. Avec la date. Nous vivons au présent. Puis, sur une ardoise — le support dédié à l’éphémère, à l’apprentissage, à l’écriture hésitante et vite effacée — nous écrivons de nouveau nos prénoms. « Adopte une ardoise et soutiens la rénovation du château. » La châtelaine précise que la nouvelle toiture tiendra deux cents ans. En participant, nous nous inscrivons dans le temps long. Mais le feutre est un Posca. Alors il lui dit : « C’est de la peinture à l’eau. » Pas sûr que ça tienne aussi bien que les fresques de la chapelle, intactes depuis la Renaissance. Elle répond que les ardoises seront posées à l’envers et que notre dessin sera protégé des pluies. Peu importe, le geste nous plaît. Nous signons donc. Au grand jour, disais-je, même si ça s’efface demain, même si c’est invisible. Les preuves sont ailleurs.

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1 commentaire

  1. Dans mon souvenir, Bernadette de Lourdes est à Nevers… (on m’y a traînée, de moi-même je n’y serais jamais allée) et puis il y a Aurore… et la botte de Nevers. Mais les châteaux, c’est nettement mieux. J’ai eu un timbre du Clos Lucé. Chambord était froid, mais on y a tourné Peau d’âne (de Jacques Demy) ! Je me souviens un peu d’Azay le Rideau et surtout d’une galerie de mannequins grandeur nature racontant l’histoire de Diane de Poitiers à Chenonceaux. À un âge où les châteaux ne me passionnaient pas tellement !
    J’ai adoré la série des reines de France, les Valois et les Bourbons… et voilà, j’oublie à l’instant le nom de l’écrivain… Simone Bertière (chez de Fallois…) c’est passionnant (et littéraire…)

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