Ça ne fait pas avancer le schmilblick

On ne va pas se mentir : la rue où j’habite, au mois d’août, c’est une majorité de magasins fermés et d’habitants partis en vacances. Mais elle est considérée comme une rue commerçante, alors, depuis hier, il faut porter un masque dehors. Même quand on sort de chez soi pour aller au bout de cette rue, dans la mansarde où on travaille, sans croiser personne. J’ai regardé la carte de Paris : tous les lieux que j’aime et que je fréquente sont concernés par cette mesure. La blague, c’est que les Champs-Élysées ne le sont pas (j’avais cru pourtant que c’était une rue commerçante, mais j’ai dû me tromper), ni aucune rue du 15e ou du 16e : autrement dit, les quartiers où je ne vais jamais.

Je ne dis pas que ces mesures ne sont pas un peu motivées par un but sanitaire, mais on ne me fera pas croire qu’elles sont motivées seulement par ça. Il y a eu plus de contaminations dans les entrepôts Amazon que pendant les lectures publiques de poésie ; pourtant, on a toujours le droit de commander n’importe quelle merde chez eux et de se la faire livrer en urgence par un prolétaire. Pourquoi doit-on porter un masque sur le boulevard de Ménilmontant, mais pas dans la rue de Rennes ? Je ne ne sais pas si le port du masque est utile, je n’entrerai pas dans ce débat. Je suis désarmé et impuissant à comprendre, comme tout le monde. Je dis seulement que je n’aime pas ça. Est-ce que ça fait avancer le schmilblick de le dire ? Non. Mais je le dis quand même : j’ai du mal à supporter ça, car c’est mon mode de vie qu’on attaque – qu’on le fasse pour de bonnes ou de mauvaises raisons, à la limite peu importe, ce n’est pas mon propos aujourd’hui ; je peux juste exprimer ce que je ressens : la vie qu’on m’impose, c’est à peu près le contraire de celle que j’ai choisi. Celle pour laquelle je me suis donné du mal, depuis des années, pour arriver à cet équilibre fragile que j’avais atteint avant tout ça.

Je connais des gens qui, ces dernières semaines, ont visité Disneyland ou le Puy-du-Fou. Je connais des gens qui ont pris l’avion pour se promener en Grèce ou au Portugal. Je connais des gens qui ont fréquenté des centres commerciaux. Moi, je me fous complètement des parcs d’attraction, des voyages au bout de l’Europe, des temples de la consommation. C’est pas mon truc, j’ai choisi de vivre autrement. Ce que je voudrais, moi, c’est me retrouver avec douze péquins inconnus dans un lieu qui nous rassemble pour nos goûts communs, et parler avec eux de littérature ou de politique, dire des bêtises ou refaire le monde, sympathiser ou flirter, s’engueuler gentiment, avec un livre dans une main et, dans l’autre, du vin qui tiédit dans un gobelet en plastique réutilisable. J’ai des ambitions simples. Depuis la mi-mai, j’ai certes le droit de voir mes amis, mais je n’ai toujours pas le droit de rencontrer des inconnus : voir un visage, un sourire, et me dire : « J’ai envie de parler à cette personne. » Dans deux semaines, c’est la rentrée littéraire. Imaginons : dans une librairie, le soir, l’auteur est masqué devant douze péquins masqués. Tandis que ses paroles disent : « Je suis heureux de vous rencontrer, venez vers moi », son masque dit : « Ne m’approchez pas. » On sait que les névroses naissent des injonctions contradictoires. Alors, on fait quoi ?

Je ne suis ni pour, ni contre. Je n’ai pas d’opinion, et c’est affreux pour moi qui veux toujours donner mon avis sur tout. J’éprouve seulement le sentiment d’un grand gâchis : tout ce en quoi je crois est réduit au silence, mis sous cloche. Et pour longtemps encore. Je me souviens de Paris quand j’étais enfant : on n’avait pas le droit de s’asseoir sur les pelouses. Quand les gens voulaient se réunir, ils devaient (au choix) : avoir un grand appartement, ou aller au café. Dans les deux cas, il fallait avoir les moyens. Depuis quelques années, alors que tout est devenu encore plus cher, on nous a appris à vivre autrement dans l’espace public. On nous a dit : « Paris, c’est chez vous. » Il y a des tas d’événements gratuits. Les jardins ferment plus tard, voire : ils ne ferment plus du tout. À la Bastille, à la Nation et à la République, on a remplacé les voitures par des bancs, des pelouses. Même quand on est fauché, on peut rester tard le soir sur les pavés ou sur l’herbe, à refaire le monde pour pas un rond. Cette vie qu’on nous a permise, elle m’a plu aussitôt. Je me suis dit : « D’accord pour vivre dans un appartement riquiqui, puisque je vis dans le quartier que j’aime. » Le soir avec J.-E., on se promène sur les quais. On pique-nique avec les copains sur le port de l’Arsenal. Tout le jour, je fais des allers-retours entre notre deux-pièces de la Bastille et ma mansarde à Voltaire.

On fait des projets quand même, pour ne pas rester paralysés, pour ne pas tomber foudroyés d’ennui mortel. J’ai prévu de fêter mon nouveau livre aux Mots à la bouche, puis d’aller à Montauban rencontrer les gens que je n’ai pas vus au printemps. Peut-être devra-t-on tout annuler, encore une fois. Alors, je dirai aux gens : « Achetez mon livre sans me voir, sans boire un verre, sans parler au libraire, sans lui sourire ; payez avec votre carte sans contact, puis dites-moi à distance si vous avez aimé ça. » Le principe de précaution, c’est juste le contraire de ce qui m’anime. S’il est sécurisé de consommer un livre, mais risqué d’en discuter avec des gens, j’aime mieux vous dire : ce n’est pas le monde que je voulais. Est-ce que ça fait avancer le schmilblick de dire ça ? Non, mais je le dis quand même.

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