Jeudi 24 février 2005

Jeudi déjà… C’est fou comme le temps passe vite.

Hier soir, on a été à la crêperie tous les trois. Maman est en vacances pour six jours, à partir d’aujourd’hui. Cet après-midi j’ai vu Ray au cinéma avec elle.

À part ça, j’ai l’impression de n’avoir rien fait de mon temps depuis le début des vacances. Ce soir, je n’ai envie de rien. Bof… Un petit coup de blues passager. C’est rien.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Mercredi 23 février 2005

Ce matin au réveil, je monte mon volet et… oh ! Tout ce blanc ! C’était beau. Il a beaucoup neigé et, à présent, un beau soleil.

Ce midi, j’ai eu envie de regarder le journal télévisé pour voir des images de Paris sous la neige… Ces rabat-joies ne parlent que des problèmes de circulation que ça engendre. Ce que je m’en fous, alors !

Quand je suis sorti ce matin, c’était beau et il ne faisait même pas froid. J’ai été chez le coiffeur, ça faisait longtemps. Ma coupe « en brosse » n’en était plus vraiment une. Maintenant, c’est très court. Peut-être un peu trop, mais c’est voulu : ça repousse tellement vite, alors, quand je les fais couper, c’est pour de bon. Le problème, c’est la première semaine : ça fait vraiment court, limite militaire : une tignasse beatnik serait plus en accord avec moi-même, mais ce n’est pas mon style. Je suis très passe-partout.

Comme la coiffeuse avait du retard, j’ai dû patienter en feuilletant Paris Match et L’Express. Dans L’Express j’ai lu que le Canada allait être le troisième pays à autoriser le mariage homosexuel (après la Belgique et les Pays-Bas). Plus loin dans le magazine, ce chiffre (que j’avais déjà lu ailleurs) : le taux de suicide chez les jeunes homos est de sept à dix fois supérieur à celui des hétéros. Ça ne m’étonne pas. Moi aussi, j’y ai pensé. Quand je dis que « j’y ai pensé », ça ne veut pas dire que j’ai envisagé de le faire, mais que je me suis posé la question. C’est vrai, quoi : si je suis malheureux, pourquoi ne pas me supprimer ? Ça pourrait être une solution. Mais j’ai réfléchi une seconde et je me suis rendu compte que le suicide, très peu pour moi. J’ai trouvé quatre raisons.

Un. Je suis malheureux maintenant, mais peut-être ne le serais-je plus, plus tard. Je ne crois pas au bonheur, mais je me dis que rien n’est joué d’avance. Je peux avoir une vie formidable. Si ça se trouve, j’aurai toujours une vie merdique, mais rien n’est certain. Dans le doute, autant essayer. On n’a qu’une vie, alors autant aller jusqu’au bout, pour voir comment c’est.

Deux. Se suicider, c’est valable si je n’attends rien de la vie. Moi, il m’arrive d’être malheureux, mais je ne suis pas désespéré. J’ai même un projet passionnant et ambitieux pour ma vie : faire de la BD, devenir un artiste reconnu. Il se trouve, en plus, que je crois avoir les moyens d’y parvenir. Je pense que j’ai un certain talent. Ce serait dommage de le gâcher. Dans une autre vie, j’aurais pu avoir l’ambition, mais pas le talent ; je pense avoir les deux, je dois en profiter. Je pense pouvoir faire quelque chose de bien de ma vie, même si aujourd’hui elle n’est pas terrible.

Trois. Des gens m’aiment. Si je me supprime, ça leur fera de la peine. Pire : ils culpabiliseront. C’est toujours comme ça quand quelqu’un se suicide, surtout un jeune. Je ne veux pas infliger ça à ma mère, qui est franchement formidable avec moi. Ni à ma sœur. Ni à mes amis – car j’ai la chance d’en avoir.

Quatre. Si je me tue, pour quelle raison le ferai-je ? À cause d’un malaise profond et généralisé ? certes, mais surtout à cause de mon homosexualité. Et alors ? Il n’y a pas déjà assez d’homos suicidés comme ça ? Un homo ne pourrait pas vivre heureux, il devrait se supprimer ? Pourquoi donc ? Ça donnerait raison aux homophobes : si je suis malheureux, c’est parce que je ne suis pas normal ; si je me tue, c’est parce que c’était la meilleure chose à faire.

Vous voyez : j’ai de bons arguments. D’autant plus que, si je voulais me tuer, je ne sais pas comment je m’y prendrais, du point de vue technique. Me pendre ? C’est trop long, trop douloureux, on agonise pendant de longues secondes ou minutes, c’est affreux. Se noyer, c’est pareil. Se tailler les veines aussi, mais en plus c’est dégueulasse, on nage dans son sang – moi qui n’en supporte pas la vue… Et puis, il faut réussir à se taillader : j’ai trop peur de la douleur. Les médicaments, c’est trop risqué. On ne sait pas ce que ça peut faire. On peut se rater et garder des séquelles toute sa vie. Comme quand on se jette par la fenêtre : si on se rate, on est toujours aussi malheureux, mais en plus on est handicapé. Se jeter sous un train ? Et traumatiser le conducteur, le culpabiliser, lui faire faire des cauchemars ? Il faut se suicider sans emmerder personne. Le gaz, c’est dangereux, on peut faire sauter l’immeuble. Le mieux serait un coup de revolver, mais je n’en ai pas. Et même : c’est pas si terrible, en fait, parce qu’il faut penser à la personne qui me découvrira. Il faut rester présentable. Si j’ai le crâne explosé, c’est horrible.

Tout ça pour dire que je suis encore en vie pour un bon bout de temps, si tout se passe bien.

C’est dingue comme je me sens bien en ce moment (relativement à avant, je veux dire ; car je ne crois pas au bonheur dans l’absolu).


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Mardi 22 février 2005

Ce matin, il neige. Je suis sorti (pour acheter du pain et prendre rendez-vous chez le coiffeur). J’étais comme un gamin ! C’est tellement rare, qu’il neige. Mon manteau noir était couvert de petits flocons… Sur les rebords des bacs à fleurs, dans la rue, il y avait une couche de neige de plusieurs centimètres. C’était tentant. J’ai fait une petite boule que j’ai gardée, le temps de quelques pas, puis je l’ai éclatée dans mes mains. Ce que je préfère, c’est quand il neige les jours où je vais au lycée. Parce que je traverse une grande pelouse, et j’aime cette impression, lorsque j’arrive sur cette grande étendue blanche à 8 heures du matin, d’être le premier à fouler cette neige. Je vous l’avais dit : je suis comme un gamin.

Hier soir, à la télé, j’ai vu l’adaptation du Père Goriot. Je n’ai pas lu le roman, mais j’ai aimé ce téléfilm. C’est par le même réalisateur que Les Thibault, que j’avais adoré. Et Rastignac, c’est Malik Zidi : il était Jacques Thibault. J’adore ce type. Je l’ai rarement vu, mais il me plaît. J’aime son sourire. Pas étonnant que Vautrin en tombe amoureux.

J’ai imprimé la couverture en couleurs du Dernier chocolat de la boîte. Je vais en envoyer un exemplaire à R*.

S* vient à la maison cet après-midi.

Plus tard

J’ai dessiné. Quand S* est arrivée, j’avais crayonné toute la première planche. Maintenant, elle est encrée, et j’ai quasiment fait les deux premières bandes de la seconde. Cette fois, j’ai utilisé un feutre. D’habitude, c’est mon stylo plume. Je suis content de moi, je trouve que le dessin de la première planche est bon. J’ai un peu galéré pour le portrait de Freud, mais ça va, c’est convenable. Je vais le dessiner encore trois fois, dans l’histoire. Demain, il faut que je trouve des photos de poisson rouge et de chat, pour continuer.

J’ai dessiné en écoutant la radio. À un moment, ils ont passé Comme ils disent d’Aznavour. Je ne l’avais jamais entendue. Mais j’avais lu les paroles. C’est une belle chanson. Le personnage est pathétique, mais émouvant. Cette chanson m’a ému, mais si ça se trouve, je suis seulement ému parce que j’avais décidé par avance de l’être ? Toujours est-il que, quand le personnage rentre chez lui, seul, et ne dort pas, pensant à ce garçon si beau qui ne s’intéresse qu’aux filles, eh bien, c’est bien dit. Je ne me suis pas identifié au personnage pour autant, hein : me travestir, c’est pas au programme.

J’ai papoté quelques heures avec S*. Elle a vu Rois et Reine et n’a pas du tout aimé. Comment est-ce possible ? J’ai tellement aimé ce film… ! Mais oui, S* est S*… On ne fonctionne pas vraiment pareil.

On a parlé de M*, de B*, etc. J’ai pas mal déblatéré sur M*. J’ai dit que je ne voyais vraiment pas ce qu’il pouvait lui trouver. Elle, la jolie fille qui n’a rien dans la tête, qui se jette sur tous les mecs venus. Lui, intelligent sensible, introverti, qui est si beau qu’il pourrait avoir qui il veut, mais qui ne fait rien pour ça.

Je ne sais pas si je vous l’ai dit mais, en ce moment, B* est en République dominicaine. Le pauvre ! Une semaine sous les palmiers : qu’est qu’il doit se faire chier… Avec sa mère et son beau-père.


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Lundi 21 février 2005

J’ai commencé hier La confusion des sentiments de Stefan Zweig et je l’ai fini aujourd’hui. Je l’avoue : quand je l’ai emprunté à la bibliothèque, j’étais prêt à choisir n’importe quel bouquin qui parlerait d’homosexualité. Et je suis tombé sur un chef d’œuvre. Le livre est passionnant, outre le fait qu’il parle d’homosexualité. D’ailleurs, il n’en parle qu’à la toute fin. Moi, je savais que c’était le sujet du bouquin, alors je guettais. Cet étudiant va-t-il tomber amoureux de son prof ? Non, ce prof est un vieil homme… et lui aime trop les filles… Je me suis fait avoir : c’est le prof qui aime son élève. Si ça se trouve, c’était gros comme une maison, mais je suis nul pour ça, je ne devine jamais rien. Bon, blague à part, l’analyse psychologique est franchement bien fichue. Et ça se lit bien. Hier, j’ai eu du mal à en décrocher, après avoir lu les deux tiers d’une traite (c’est assez court, en fait). Jusque là, pas d’homosexualité, mais je n’étais pas déçu, j’avais découvert un super bouquin. Ça nous tombe dessus dans les dernières pages. Ce vieil homme est tellement pathétique ! C’est affreux, cette vie malheureuse. À la fin, on comprend toutes les remarques qu’il a dites, tous les gestes qu’il a eus, et les efforts qu’il a faits pour se freiner. C’est sordide. Je suis content de vivre en 2005 ! Quelle horreur, d’être pédé il y a cent ans.

À part ça, j’ai glandé. J’étais seul à la maison – Juline à la fac, maman au boulot. Le matin, j’ai traîné sur Internet. Je ne peux pas m’en empêcher : j’ai été lire quelques sujets du forum homo que j’ai déjà mentionné ici. Puis, je me suis fait à bouffer et j’ai écouté la radio. J’ai déjà vu mieux : manger ses nouilles en écoutant de Villiers ! Heureusement, le sujet d’après était plus intéressant. J’aime bien les émissions de France Inter. Il est rare que je les écoute à midi, puisque je ne suis jamais là. J’ai fait la vaisselle, puis j’ai lu Zweig. Puis, je me suis remis à Anatole : j’ai fini le découpage. Finalement, je n’ai pas pu tout caser en seize pages : j’en aurai dix-huit. Puis, je suis sorti faire un tour, acheter du pain, le programme télé, des timbres. Passionnant, ce que je raconte ! En tout cas, je vais très bien : c’est déjà ça de gagné.


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Dimanche 20 février 2005

Vendredi soir, je me suis dit : C’est les vacances, je vais avoir le temps de me lancer dans un nouveau projet de BD. Un nouvel épisode d’Anatole Lebrun, par exemple. Alors j’ai cherché une idée, je l’ai trouvée, j’ai dormi, et je l’ai fignolée le matin avant de me lever.

Dans la forme, ce sera un peu différent des deux précédents : ce ne sera pas « une journée dans la vie d’Anatole Lebrun », mais quatre journées. Et j’hésite à garder mes pages en gaufrier de quatre fois trois cases… Ça, c’est bien quand on improvise, comme les deux précédents : quand les cases sont tracées d’avance, toutes égales, ça m’aide à savoir où je vais, ça donne un rythme. Mais là, ce ne sera pas nécessaire. Ça risquerait même de me contraindre. Parce que je n’improviserai pas : tout mon scénario est bouclé. Je l’ai même tapé à l’ordinateur hier, et ça fait six pages…

J’aimerais que la BD fasse seize planches, comme les précédentes. C’est le but de mon découpage, que je vais faire aujourd’hui. Comme le récit s’étale sur quatre jours, j’aimerais que chaque journée commence sur une nouvelle page. Cette fois, je dessinerai en grand, plutôt que directement au format A4 final. Ce sera mieux.

Ça devrait s’appeler Le mystérieux poisson rouge, ça parle de rêve et de psychanalyse. Ça paraît ambitieux. C’est mon problème. Je veux faire quelque chose de très léger. Si j’utilise un psy dans mon histoire, c’est juste pour rigoler. Il faudra que je rende ça marrant par le dessin…

Dans mon scénario, je me suis arrangé pour que les éléments qui transparaissent de la vie d’Anatole ne me bloquent pas, plus tard, si je veux en faire un personnage autobiographique. Je trouve qu’il a un peu mon caractère, non ? Par exemple, au départ, je le faisais téléphoner à ses parents ; j’ai corrigé et, maintenant, il appelle sa mère uniquement. Vous voyez ? Et puis, il est un peu pédé sur les bords, mon Anatole. En tout cas, on peut penser qu’il l’est (bien sûr, pour l’instant je ne le montre pas, il n’y a que moi qui le sais). Il est célibataire et il n’a pas l’air de s’intéresser aux filles.

Vendredi soir, j’ai lu quelque chose de vraiment super : je me suis avalé d’un coup les deux cents pages de Un Américain en balade. C’est magnifique. Ce Craig Thompson, je l’adore. Les dessins sont à tomber par terre : quand je pense que c’est dessiné sur le vif… Des paysages, des portraits dans la rue… Et le texte est très beau aussi, il parle de lui avec sensibilité, j’étais tout retourné quand j’ai fini de le lire.

Il y a quelques jours, je parlais ici de la main d’Uderzo. Je disais : « Le pauvre, il s’est flingué la main à trop dessiner, il n’est presque plus capable. » J’ai découvert pire dans Un Américain en balade : Craig Thompson aussi a la main en compote, mais il n’a que trente ans ! À force de dessiner tout le temps, vraiment tout le temps, il s’est bousillé la main : il a de l’arthrite et il souffre comme c’est pas permis. Heureusement que je ne dessine pas autant…

Hier, j’ai acheté Il faut tuer José Bové, une BD de Jul, dessinateur dans Charlie. Et puis, j’ai trouvé Le voyage à motocyclette. Sur la jaquette, c’est l’affiche de Carnets de voyage, ce film magnifique. Même l’affiche est superbe. J’en ai une petite reproduction scotchée sur mon mur – en plus, c’est le beau Gael García Bernal. J’hésite : est-ce que je lis d’abord ce livre, ou celui que m’a offert S* ? Chronologiquement, Otra Vez vient après, mais je l’ai reçu avant.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Vendredi 18 février 2005

Ce matins c’était SES. J’ai fini en avance et je n’ai rien trouvé de mieux à faire qu’écrire. J’ai collé ça dans le carnet : la feuille jaune, c’est le papier de brouillon, la blanche c’est la première page du sujet. Quand je me relis, je m’étonne moi-même de mon état d’esprit.

papier jaune

12 h 42. Cela fait quatre heures que je suis assis à cette même place dans cette salle à la con où je n’ai rien à faire ; mais pourquoi suis-je ici ? Merde !

C’est parce que je fais la spécialité SES, alors je dois rester une heure de plus que les autres : cinq au lieu de quatre. Seulement, moi j’ai déjà fini. Et je me fais chier. Et je ne me sens pas bien : j’ai comme un gros nuage dans le cerveau qui me donne envie de chialer pour un rien, et je me trouve con. J’aurais pu passer plus de temps à faire mon devoir, mais non, j’ai pas envie. Ce que j’ai fait est merdique, mais je m’en fous, de toute façon je n’ai pas révisé, et puis je n’ai rien à dire, et puis allez vous faire voir. Je veux sortir.

À travers la porte, j’ai entendu sortir ceux de la salle d’à côté. Je crois que j’ai entendu la voix de B* et ça m’a fait tout drôle. Je me suis dit : merde, je ne l’ai pas vu ce matin, je ne le reverrai plus, c’est les vacances et il part une semaine, et merde, je voulais le voir encore, et puis je me connais, je ne serai peut-être même pas capable de lui proposer qu’on se voit pendant les vacances, et je suis un nul. Et merde.

Et puis, si j’étais sorti là, j’aurais peut-être pu voir Florian aussi, et là, non, je vais le rater, et moi qui voulais lui parler avant les vacances, quel con.

Saloperie de vacances de merde, j’ai rien demandé moi, je suis bien au lycée, où je vois du monde, au moins, sans avoir besoin de m’y forcer, mais merde, alors, qu’est ce que je vais faire pendant quinze jours ?

Je n’aime pas l’éco, je n’ai rien à foutre ici, et je m’en fous de mon bac blanc, comme son nom l’indique il est blanc et il ne vaut rien, et puis, tiens, même le vrai je m’en fous, et merde.

papier blanc

Au fait je n’ai même pas relu ma copie. J’ai pas envie, ça sert à rien. Tout ce que ça va changer, c’est que je vais me rendre compte que ce que j’ai fait est nul et que je n’ai plus le temps de recommencer, alors hein, bon. Et puis, même si j’avais le temps, je ne le referais pas, j’ai pas que ça à foutre. Comme un con, je me suis dépêché de tout finir en quatre heures avec l’espoir qu’on me laisserait sortir avec les non-spécialité, tu parles, tiens ! Compte là-dessus. En plus, à l’heure où on me laissera sortir, la cantine sera fermée. On voit que c’est pas vous qui payez mon repas, hein ! Je vais le payer pour rien, bande d’arnaqueurs. Quand je pense qu’on n’est plus que douze péquins dans le bahut à plancher sur notre bac blanc à cette heure…

Et moi, je suis en train de jouer au con, je ne sais pas où je vais comme ça, ce n’est franchement pas malin de ma part, je n’aime pas quand je suis comme ça. Malheureux, en colère contre moi-même, je m’en-foutiste, désabusé et, finalement : con. Je n’aime pas non plus le fait d’avoir conscience de tout ça, mais aucune volonté de me prendre en main.

Ah, il va falloir que je récupère mon dossier au secrétariat. Normalement, il aura été complété. Ce matin, je suis arrivé à l’ouverture du lycée pour le confier à la prof qui devait le remplir avec la proviseur. J’espère que ce sera fait. Mais c’est dingue : je n’arrive pas à accorder à ce truc la place qu’il mériterait. Par contre, je me fais une montagne d’autres futilités.

Je ne sais toujours pas ce que je ferai l’an prochain si je ne suis pas pris à Duperré. Il faut que je choisisse quelque chose à la façon. Je ne sais pas quoi. Il y a pas mal de trucs intéressants à étudier, mais après ça ne mène à rien. Je ne vais pas étudier pour étudier. Ce serait trop con.

Il est 13 h 05. On fait passer le temps en écrivant. C’est la première fois que je fais ça comme ça. C’est nul. Mais ça fait du bien. Je deviens accro ou quoi ? Le temps passé à réfléchir sur moi et à me lamenter, c’est dingue. Ça ne deviendrait pas malsain ? Faut que je réfléchisse à ça. Euh… non. Ça me ferait passer encore plus de temps à réfléchir sur moi. Je suis un type compliqué.

suite du carnet

Finalement, quand je suis sorti, S* m’attendait devant ma salle. Dehors, j’ai retrouvé B*, avec d’autres. S* est rentrée chez elle, moi je suis resté un peu. J’ai été chercher mon dossier au secrétariat, bien rempli. Puis on s’est tous séparés. B* m’a dit : « Si tu t’emmerdes trop pendant les vacances, appelle-moi. » Ce type est vraiment adorable. J’ai de la chance.

Voilà. Ça a mis du temps à venir, mais ça y est : je suis content d’être en vacances. Je n’ai quasiment pas de travail. Mon dossier est bien rempli. Je vais avoir du temps pour faire ce que je veux. Je pourrai voir S*, B*, Benoît. Tout va bien. La vie est belle, les oiseaux ne chantent pas, mais c’est tout comme.

Cette histoire avec Florian, je m’en fous, après tout. Parfois je n’arrive pas à me comprendre. Pourquoi me suis-je pris la tête avec cette histoire ? Je n’ai pas vu Florian, et alors ? Je le verrai plus tard. Allez, c’est les vacances, c’est super, youpi.

Au fait, vous savez quoi ? J’ai un point commun avec Keynes : il est pédé aussi. On devrait nous parler de la vie sexuelle des économistes, ça rendrait les cours plus intéressants. Ce matin, en spé, j’ai choisi le sujet sur Keynes.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Jeudi 17 février 2005

Je ne me comprends pas. Soit je suis affreusement timide, soit je suis simplement con.

Je vous disais hier que j’avais envie de faire connaissance avec ce Florian. Le plus simple serait qu’il vienne vers moi, mais il n’a aucune raison de le faire. Je dois donc prendre sur moi, et aller lui parler. Ce ne sera pas difficile, car je sais qu’il est ouvert à l’idée de me connaître. Il n’y a aucune raison qu’il ne le veuille pas.

Ce midi, à la cantine, il était avec ***, à la table à côté de la nôtre. C’est marrant comme hasard, car je le cherchais justement des yeux. S* a été lui dire bonjour. Je me suis dit : « Il faut que j’aille le voir, après. Pas devant tout le monde, mais après, oui. » Mais, ensuite, on est sortis dans la cour. Je savais où il était : il devait être en perm. Mais je n’ai pas osé y aller, alors que j’en mourrais d’envie. Je suis rentré à la maison, en ruminant. Il fallait que j’ose, avant les vacances (après-demain) ! Je le voulais ! Et je ne l’ai pas fait.

L’après-midi, j’ai glandé. Puis je me suis rappelé un truc : mon dossier d’inscription ! Il faut que je le fasse remplir par la proviseur et une autre prof, avant les vacances ! C’est trop important. Je suis donc retourné au lycée à l’heure de la récré, pour voir cette prof. Mais elle n’a pas cours aujourd’hui : je devrai donc arriver en avance demain, pour ne pas la rater.

À ce moment, je me suis dit : « C’est la récré… Je vais peut-être croiser Florian ? » Et soudain, pan ! Qui vois-je ? Florian. Seul ! Qui a fini les cours. La situation idéale. Il faut que j’aille le voir… Et donc, que s’est-il passé ? Je me suis dégonflé. Le temps que j’hésite, il a trouvé un pote avec qui causer. Alors je me suis dit : « Je vais faire un tour dans le lycée pour reprendre mes esprits, puis revenir devant la grille et attendre que son pote se barre. Puisqu’il a fini les cours, ils sera libre. » Je me remets donc les idées en place, et je reviens. Il n’est plus là ! Merde ! Il est où ? Peut-être retenu dans la cour du lycée ? Bon. J’attends devant la grille. Si c’est ça, il finira bien par ressortir… Mais non. Je sais que non. Il est parti, tout simplement. Il est rentré chez lui.

Pour résumer : j’avais une occasion en or, et je l’ai laissée passer. Pourquoi ? Je n’avais rien à perdre, ce type ne me connaît pas ! Et je ne l’aurais pas dérangé, puisqu’il était seul. Et S* lui a parlé de moi… Et puis merde. Je m’en veux. Je suis vraiment con.

Demain, j’ai l’épreuve d’éco de 8 h 30 à 13 h 30, puis vacances. Je n’arriverai plus à le voir. Quel nul !

Je m’en veux, aussi, parce que cette petite histoire a pris une importance considérable dans ma tête, alors qu’elle ne devrait pas. Rentré à la maison, après ça, je ne pouvais plus penser à autre chose. Pourtant, si j’ai été au lycée cet après-midi, c’était pour une tout autre raison, très précise, et autrement plus importante ! J’ai ce dossier à faire remplir pour demain et je ne sais pas comment je vais m’y prendre. Mais ça me passe au-dessus.

Une autre chose qui me passe au-dessus : le bac blanc. Bon, pour l’instant j’ai tout réussi. Ce matin, c’était maths, c’était d’une simplicité terrible. Demain, c’est éco et je n’ai pas révisé, je pensais le faire cet après-midi. Je m’y suis mis à 15 h 30 et, cinq minutes plus tard, je suis reparti au lycée. Et au retour, je n’avais plus la tête à ça. Je m’y suis remis quand même : j’ai survolé six mois de cours en vingt minutes. Je ne sais pas si c’est le signe de mon grand génie, ou plutôt de ma flemme extrême. C’est pas sérieux, j’ai honte. Le pire, c’est que je m’en rends compte (puisque je l’écris), mais que je ne trouve pas la force de m’y mettre. Tant pis. Je ne peux tout de même pas foirer mes SES, ce n’est pas si compliqué, je saurai me démerder.


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Mercredi 16 février 2005

Et de six… Ça y est, ils sont six à savoir. Mais les deux derniers, c’est à l’insu de mon plein gré, comme dirait l’autre… Limite, un outing ! Bon, j’exagère. Ça ne me gêne pas du tout. Au contraire. Bon, j’essaie d’être un peu structuré, sinon on ne va pas y arriver.

Les deux en question sont : d’une part la sœur de S*, que je côtoie un peu, mais sans la connaître (sauf à travers ce que me raconte S*…) ; d’autre part, Florian. Lui, je ne le connais pas personnellement, je ne lui ai jamais causé. Mais je sais qui il est : un brun avec des boucles d’oreilles (c’était avant : il paraît qu’il ne les porte plus), un homo qui s’assume et qui s’affiche. C’est pour ça qu’il m’intéresse. C’est un copain de *** (la sœur) et de W*.

Bon, soyons chronologiques. Il y a quelque temps (mais elle ne m’a pas dit à quel moment précis), S* l’a dit à sa sœur. Elle y a été poussée, me dit-elle. Apparemment, sa sœur avait entendu S* me dire « Je n’en parlerai pas » (je ne me souviens pas de ça), alors, curieuse, elle avait voulu connaître le secret. Et S* a lâché le morceau. Je ne lui en veux pas. Tant que sa sœur ne le répète pas à tout le monde…

La suite. Lundi, je n’ai pas été au lycée. C’est la semaine du bac blanc : j’ai des épreuves tous les jours sauf ce lundi. S*, elle, passait sa soutenance de TPE. Elle a mangé à la cantine avec sa sœur, avec W* et avec le fameux Florian. Puis, *** et W* sont partis, et elle s’est retrouvée seule avec Florian pour discuter. Je vais essayer de rapporter leur conversation. Bon, évidemment, je n’y étais pas. Même quand on a participé à la conversation, ce n’est pas facile de la retranscrire ; alors, quand on n’y était pas, vous imaginez la galère. Je fais un effort. Ça a dû être comme ça :

« J’aimerais bien qu’on se regroupe, tous les homos du lycée, qu’on fasse une sorte d’association. Ça pourrait aider ceux qui ont du mal, ceux qui se cherchent…
— Tu crois que les autres voudront participer ? Peut-être que certains ne voudront pas s’afficher.
— Oh, tu sais, je les connais tous, les homos du lycée.
— Moi, j’ai un ami qui l’est, et qui ne l’a dit à personne.
— Ah oui ? Et ce ne serait pas le gars qui est souvent avec toi, là, euh… ?
— Oui, il s’appelle Antonin. »

Elle lui aurait parlé de moi comme ça. Ce qui me paraît très louche, c’est qu’il ne me connaît pas (ou alors, il m’a repéré sans que je le remarque ? Je lui ai tapé dans l’œil ? C’est ça ! On peut rêver). Alors, c’est forcément que *** lui a parlé de moi.

Je disais que je ne voulais pas que *** le répète à d’autres, mais je nuance : le raconter à lui, oui. C’est tout. D’une part, parce qu’il est en mesure de comprendre. D’autre part, parce que ça va peut-être me donner l’occasion de le fréquenter. Ce serait bien que je trouve quelqu’un à qui parler. Je veux dire : quelqu’un qui puisse me comprendre. Je peux en parler aux autres, mais, malgré leur bonne volonté, ils ne pourront pas se mettre à ma place. Lui, il pourrait.

Par contre, son idée d’association, je ne sais pas si S* a tout compris, mais je trouve ça bizarre… L’amicale des homos du lycée Alain ? Ça fait moitié lobby, moitié club de rencontre. Je suis circonspect, dirons-nous.

Elle m’en a parlé hier matin, sur le trajet vers le lycée. D’abord, elle m’a présenté ça différemment. Elle m’a dit : « Il y a Florian, le copain homo de ma sœur, qui est venu me parler et qui m’a dit : Je suis sûr que ton copain il est homo, moi ceux du lycée je les connais tous. » Hum… Puis, elle m’a dit : « À mon avis, ce n’est pas lui qui a deviné, c’est plutôt *** qui a dû le lui dire. » Ah ! parce que *** est au courant ? Voilà, voilà… Cette version était bien différente. Mais on n’a pas parlé longtemps. Ensuite, on a été dans nos salles respectives pour le bac blanc. C’est pourquoi je lui en ai reparlé aujourd’hui, pour connaître les détails.

Oui, donc, le bac blanc. Ce matin, histoire et géo. Ça va, c’était facile. Hier, philo et anglais. L’anglais c’était chiant, mais pas difficile. La philo, c’était génial ! J’ai choisi le sujet : « Suis-je le mieux placé pour savoir qui je suis ? » Dès que je l’ai vu, je me suis dit : « Super, c’est ce qu’il me fallait », et j’ai passé à la trappe l’autre dissertation et l’étude de texte. Ça tombait bien, car c’est une question que je me pose souvent. Pas tout à fait dans ces termes, mais bon. Je cherche à savoir qui je suis. Sur mon orientation sexuelle, mais pas seulement. Je me cherche. Et, seul, je me rends compte comme j’ai du mal à trouver des réponses. J’ai besoin d’autrui pour m’aider à me retrouver dans mon cerveau… J’ai écrit ceci : quand on explore son esprit, plus on avance profondément, plus on découvre de nouveaux chemins à explorer, alors on se perd. C’est exactement ce que je fais : je me perds. Ça se voit dans ce journal, d’ailleurs : plus j’écris, plus je trouve à écrire. Et je m’égare. Alors, une intervention d’autrui, même très simple, peut m’aider à retomber sur mes pattes. Par exemple : deux ou trois mots de B*. Ou : m’être confié à maman. Je partage mes impressions, je profite de l’expérience des autres. Ça me remet sur la bonne piste.

Demain, c’est maths. Je n’ai pas révisé. Ça ne se révise pas, les maths. Première raison : parce que c’est facile. Deuxième raison : parce que les notions apprises en début d’année servent encore en ce moment (calculer une dérivée), donc je n’ai pas pu les oublier.

Vendredi, c’est SES. Pour moi, ça durera cinq heures, parce que j’ai choisi la spécialité éco. C’est difficile de rester cinq heures. Je dois faire des pauses, m’étirer, m’aérer les neurones, me détendre la main. D’ailleurs, j’ai passé quatre heures à écrire ce matin, et ça fait encore une demi-heure que j’écris dans ce carnet… Je ne fais pas de pause, je ne me relis pas, c’est au fil de la plume. Comme j’essaie d’aller aussi vite que mes pensées, le rythme est soutenu. Ma main fatigue.

Je pense à un truc. Ça me fait un peu peur. J’ai appris que Uderzo s’était tellement usé la main, au fil des milliers de planches dessinées, qu’il ne peut presque plus rien faire maintenant. Il continue à crayonner, mais il ne fait plus l’encrage. Imaginez que ça m’arrive u jour.

Lundi, on a reçu le modem ADSL. Enfin ! C’est mon cadeau de Noël. Ça a été un bordel monstre pour tout brancher, parce que les câbles sont trop courts (ou les prises trop loin). Mais maintenant c’est bon, j’ai pu en profiter. C’est vachement bien. C’est rapide et illimité. Je peux rester une demi-heure sur une page sans avoir peur du forfait qui risque de se terminer. Je vais profiter plus souvent de MSN : avant, je m’arrangeais pour avoir toujours autre chose à faire en même temps, pour ne pas griller tout mon forfait avec ça.

Cet après-midi j’ai regardé un DVD avec Juline : La vie de David Gale, prêté par sa copine C*. Jusqu’aux trois quarts, c’est une intrigue policière assez classique. À la fin, on se dit que ça va se terminer comme d’habitude dans les films américains : on va réussir à prouver l’innocence du condamné à mort, à la dernière seconde, et happy end. Comme dans je ne sais plus quel film de Clint Eastwood où il arrive après la première injection, juste à temps pour empêcher l’injection mortelle… Eh bien, là, non. Jusqu’au bout, on y croit… et elle arrive trop tard. David Gale est exécuté. Moi, ça me plaît. J’ai horreur des happy ends trop convenues. Dans ces films-là, si on sait comment ça va se terminer, à quoi bon aller au bout de l’histoire ? Et en plus, à tous les coups, le héros et l’héroïne tombent amoureux et finissent ensemble.

Connaissez-vous le professeur Ingmar von Torink ? Quand vous cherchez « Torink » sur Google, vous en trouvez deux : le mien, et le professeur Ingmar von Torink. J’adore ce nom. Ça lui va bien ! Je ne sais pas si ça existe, un ornithorynque suédois ? Ce professeur a écrit un bouquin qui s’appelle : Réduction au facteur commun de la demi-folie… Un truc de maths. J’adore le titre. Le genre de livre que mon Torink pourrait écrire, non ?

Ça fait quasiment une heure que j’écris. Je ne vois pas le temps passer. Vous imaginez tout le temps qu’il m’a fallu pour écrire les trois ou quatre cents pages de mon journal ? Tout ce temps… Et tout ce papier, couvert de mes épanchements… Tous ces « je », tous ces « moi » !

Pour finir, un dernier truc. Je note où j’en suis dans mon auto-exploration. Aujourd’hui je me considère comme parfaitement homo, sans exclure toutefois de pouvoir être aussi hétéro (donc bi). Homo, sûr ; bi, peut-être. Il me reste quelques certitudes. C’est pour ça que je ne le fais pas encore savoir. Dire « j’aime les mecs » sous-entends « je n’aime pas les filles », or je ne veux pas renoncer aux filles tant que je ne suis pas certain qu’elles ne m’intéressent pas.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Samedi 12 février 2005

Petite fin de semaine tristounette. Jeudi, j’avais quatre heures de perm : d’habitude j’aime ça, mais là non. Les deux premières, je les ai passées seul. Une au CDI à feuilleter des bouquins. L’autre (après déjeuner) à faire un tour. Autour du lycée, il y a de grandes pelouses, et des coins plus intimes avec des arbres… Je me suis posé sur un banc, près du petit pont de bois sur le canal, où on trouve des canards habituellement (mais là, ce n’est pas la saison des canards). J’ai dessiné un peu. En gros, ce qui était devant moi. Et au milieu : un type qui pourrait être moi, l’air pensif.

L’air pensif, parce que je sais qu’il ne peut pas y avoir d’autre mot : je suis amoureux. Mais, comme je ne connais pas ce sentiment, j’hésite encore. Je réponds pourtant à tous les symptômes… Après tout, pourquoi chercher à définir ce sentiment ? On s’en fout. Même si c’est de l’amour, ça ne change rien, car ça ne pourra jamais mener à rien.

Hier après-midi, puis ce matin, j’ai guetté Benoît à la fin des cours, mais je ne l’ai pas vu. J’aurais voulu rentrer avec lui. On ne se voyait plus depuis des lustres et, ça y est, j’ai de nouveau envie de partager plein de trucs avec lui. Suite au peu de conversation qu’on a eu mardi, je peux conclure que oui, c’est toujours un ami. Je n’en étais plus très sûr, puisqu’on ne partageait plus rien.

J’ai trois amis : lui, S*, B*.

Je voulais rentrer avec lui, parce que je me suis dit que, allez, pourquoi pas, j’allais lui faire mon « coming out » (quel mot horrible) à lui aussi. J’y prends goût ! Mais vous ne pouvez pas imaginer comme c’est génial de se préparer le truc dans sa tête, de se figurer la réaction de l’autre. Ça occupe l’esprit, c’est exaltant. Après, c’est comme un effet miracle : on se sent bien. Alors, pourquoi m’en priver ? Allez, je vais le faire à tout le monde, un par un ! Mais, après lui, ce sera différent, car tous ceux qui comptent pour moi le sauront. Après, les suivants, ce sera accessoire…

S*, l’amie de maman qui a déménagé à Dijon, est arrivée hier à la maison. Ce n’est qu’une escale : elle est repartie aujourd’hui dans l’après-midi. Maman était toute contente de la revoir. Du coup, elles ont été au resto hier soir. Et Juline avait un baby-sitting. Résultat, je suis resté tout seul. Je n’ai rien fait de passionnant, mais ça m’a changé, c’était agréable. J’ai l’habitude d’être seul en journée, mais jamais le soir. J’ai bouquiné (j’ai quasiment fini Soljenitsyne). Et puis j’ai relu quelques bouts de mes vieux Fluide : je cherchais une chronique de Fioretto où il parlait de son homosexualité. C’est très court, c’est tout bête, mais je n’ai que ça à me mettre sous la dent, alors je m’en contente. Je n’ai pas encore trouvé les romans dont j’avais fait la liste mercredi. J’ai cherché à la bibliothèque du Pecq, cette fois. Puis à l’Univers du livre. Rien. Tant pis. Au fait, le prochain hors-série Fluide sera « spécial gay friendly », ça sort en mars, je le recevrai puisque je suis abonné. Ça risque d’être marrant.

Je n’ai donc pas eu ce que je voulais à l’Univers du livre, mais j’ai trouvé une merveille. Un vieux machin, je ne sais pas ce qu’il faisait dans leurs rayons : Mine de plomb et Chiures de gomme, deux beaux livres de Tardi. J’ai un peu hésité parce que c’est cher (dix-neuf euros chaque), mais je me suis décidé : Tardi est un très grand, un dessinateur d’une classe rare. Et puis, j’aime toujours les sujets de ses histoires. C’est important, parce que c’est bien beau d’avoir du talent, mais si les histoires qu’on me raconte ne me touchent pas… Chez lui, si. Et l’homme aussi est intéressant (j’ai un livre d’entretiens de lui avec Numa Sadoul) : tout me plaît chez lui : sa conception de son travail, les combats qui lui tiennent à cœur.

Hier, j’ai fait compléter mon dossier d’inscription à Duperré par mes profs. Chacun doit évaluer une série d’aptitudes, et mettre une appréciation. Ils disent tous du bien de moi ! Ça ne me surprend pas, mais ça me fait plaisir quand même. Et M. G* m’a dit : « Tu vois, j’aurais dû faire comme toi, je voulais devenir peintre ou photographe, et je suis prof d’espagnol… »

J’ai travaillé un peu. J’ai révisé la philo. Bac blanc, bac blanc ! Saloperie.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.

Mercredi 9 février 2005

J’ai été à la bibliothèque aujourd’hui, pour chercher des romans où le héros (ou disons, le personnage) est homosexuel. C’est vrai, quoi : ils sont chiants ces hétérosexuels à monopoliser la littérature ! Les bouquins parlent tous d’amour, et à tous les coups le mec tombe amoureux de la nana. Comment veux-tu t’identifier à un personnage pareil ?

Les homos, il y en a, dans la littérature. Mais des homos normaux, assez peu. J’ai l’impression qu’ils sont souvent assez dégénérés. Des marginaux, drogués, etc. Par exemple, les bouquins qu’on a à la maison : Queer de Burroughs, c’est le pédé dégénéré dont je parlais. Il y a aussi Les lois de l’attraction de Bret Easton Ellis. Je l’ai lu, c’est un très bon bouquin, mais ces étudiants sont de sacrés dépravés ! Il y a bien ce Paul, qui a l’air un peu plus normal, mais seulement en comparaison des autres. Il est amoureux (est-ce que « amoureux » est le bon mot, euh… disons qu’il n’est pas attiré que par le sexe ?) de Sean, le pauvre. J’ai aimé le personnage. Mais, de là à m’identifier à lui… !

Sinon, j’ai lu Gide, mais je l’ai trouvé assez malsain. Il n’est pas seulement homosexuel, il est pédéraste : il est attiré par les jeunes garçons. Ce n’est peut-être pas vraiment de la pédophilie, mais ça me gêne lorsqu’il raconte ses expériences avec un jeune Arabe de quatorze ans (quand il en a vingt-quatre, je crois) dans Si le grain ne meurt.

Il y aurait bien Cocteau ? Mais il ne parle pas ouvertement de sa sexualité (sauf dans Le livre blanc, mais qui n’est pas trouvable). Il y a juste des ambiguïtés entre ses personnages… Dans Les enfants terribles, le personnage principal (je ne me souviens pas de son nom) est plus ou moins amoureux d’un garçon de son lycée. Mais c’est suggéré.

Je m’étais dit : Radiguet était l’amant de Cocteau, il doit y avoir du croustillant dans Le diable au corps ! Tu parles : c’est une histoire tout ce qu’il y a de plus hétéro.

J’ai appris il y a deux jours que Genet était homo et avait écrit là-dessus (Querelle de Brest en particulier), mais il n’ont rien de lui à la bibliothèque du Vésinet. J’irai voir à celle du Pecq.

Il y aurait Proust… Mais je n’ai pas le courage de me taper toute la Recherche du temps perdu, ni même le seul volume Sodome et Gomorrhe.

J’ai cherché sur Internet des romans plus légers, plus faciles. Je suis tombé sur un truc qui se lit facilement : Tout m’énerve de Pascal Pellerin. Je suis passé à la librairie-presse et j’ai vu qu’ils avaient la suite : Tout va bien. Je ne l’ai pas acheté : autant lire l’autre d’abord.

Avant d’aller à la bibliothèque, j’avais fait une petite liste. Je n’ai trouvé que La confusion des sentiments de Stefan Zweig, qui n’est pas homo, mais on verra bien. De lui, j’ai lu Le joueur d’échecs.

J’aimerais lire les BD de Ralf König. Mais je serais un peu gêné d’acheter un de ses bouquins, le genre « par les homos, pour les homos », vous voyez ? J’ai déjà vu un bouquin de lui à l’Univers du livre, mais la couverture et le titre étaient tellement explicites !

À part ça, je suis content de moi parce que j’ai un peu travaillé. J’ai révisé ma géographie pour le bac blanc de la semaine prochaine. J’ai surmonté cette flemme terrible qui m’a empêché de travailler une seule minute, hier et avant-hier.

Hier après-midi, je suis rentré avec Benoît. J’étais content : c’est rare qu’on se voit. Il m’a laissé entendre qu’il déprimait, ces temps-ci, qu’il n’allait pas très bien. Du coup, il n’arrive pas à bosser et, de plus en plus, il a des sales notes. Lui qui cartonnait au collège, comme moi ! Et il se désintéresse complètement de ce qu’il fera après le bac (une sorte de suicide symbolique, dit-il). Alors, on déprime et on ne bosse pas ? Tiens tiens… Ça me rappelle quelqu’un. Un de ces jours, je lui parlerai. Avec lui, j’en aurai envie.

Au fait : B* est toujours aussi beau. Je me suis permis deux audaces aujourd’hui. J’ai dit à Juline que ce B*-là était encore plus beau que celui dont elle me parlait (un ancien surveillant du lycée qui porte le même prénom). Et surtout, j’ai dit à B* (à propos de quoi ? je ne sais plus) : « Tu en connais beaucoup qui te refuseraient ça, si tu leur fais un grand sourire ? » C’est limité, comme audace, mais je me comprends. Moi, s’il me demandait n’importe quoi avec un grand sourire, je ne m’y opposerais pas longtemps.

Plus tard

Ah, ben merde ! On a un bouquin de Gide à la maison, que je n’ai pas lu, mais dont j’aimais beaucoup le titre. Beau, mystérieux, poétique : un titre qui donne envie. C’était : L’immortaliste. Eh bien, je viens de m’apercevoir que non, ce n’est pas L’immortaliste, mais L’immoraliste. Sans « t ». J’avais mal lu, et j’ai vécu dans l’erreur ! J’ai passé un an de ma vie à croire qu’il avait écrit L’immortaliste ! Remarquez, L’immoraliste est un bon titre aussi. Mais moins.


Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.