Le sujet, pour moi, c’est le regard

J’étais persuadé d’être déjà venu. À cause du nom : le Doc, ça semblait familier, j’avais eu l’occasion de visiter un truc il y a plusieurs années, mais quoi ? dans ce lieu hybride proche de la place des Fêtes. Une expo ? Non, je me suis trompé. Cet endroit ne me dit rien du tout. Une sorte de lycée (les toilettes ont l’air scolaires) avec des ateliers derrière, dans cette cour qui devient un jardin : le toit en dents de scie comme sur les dessins stéréotypés d’usines. Je n’y ai jamais fichu les pieds. Je garde un souvenir précis des lieux que j’ai parcourus. C’est une de mes qualités (ou manies). Alors je découvre celui-ci en même temps que Pierre et Pierre. Ils m’accompagnent au film de Marin. La séance me ravit, car le foot ne m’intéresse pas, mais le film si. Pourtant le film parle de foot. Oui mais le sujet, pour moi, c’est le regard porté sur les joueuses de l’équipe. La bienveillance de ce regard. Celui que Marin commence de poser, aussi, sur les filles et les garçons du lycée Condorcet à Saint-Maur-des-Fossés. Lorsqu’il a filmé notre premier atelier, je n’ai senti aucune réticence chez les élèves. Je mentirais si je disais qu’ils se sont comportés comme si Marin n’était pas là. Je crois au contraire que son regard, son empathie, nous accompagnaient. Pour le dire crûment : déjà que je leur veux du bien, moi, à ces mômes, Marin en a encore rajouté une couche. Ça promet de faire un beau film en plus d’un chouette atelier. Je raconte ça à Pierre et à Pierre pendant qu’on descend la rue de Belleville en quête d’un déjeuner. Pierre propose le truc où Thomas l’a emmené il y a quelques jours. Pierre dit oui à tout : il a toujours faim. Moi, je les suis. Je redeviens leur guide juste après. Belleville, c’est l’un des quartiers que je préfère montrer, car j’ai des trucs à dire dans chaque rue. Souvenirs perso + encyclopédisme que j’espère pas trop rasoir. Ils ont droit à la rue Vilin, naturellement, puisque je les bassine tous les jours avec Perec. Le belvédère, là-haut, ils ne connaissaient pas. Meilleure vue sur Paris, hein ? Rue des Envierges, rue de la Mare, la Petite Ceinture, le pavillon Carré de Baudouin. On ose l’expo. Pierre n’est pas amateur d’art contemporain, c’est le moins qu’on puisse dire, tandis que Pierre baigne dedans. Mais Pierre est curieux et Pierre est critique, alors on s’attarde devant un film aussi gracieux que politique, en forme d’éloge de la lenteur, et l’on dépasse d’autres œuvres au pas de course. Revenus au pied de la butte, Pierre part de son côté. Alors Pierre et moi continuons du nôtre. Dans une rue que je connais par cœur, il trouve un mur à son goût et, puisqu’il me trouve à son goût aussi, il m’emprisonne de ses bras contre ledit mur. Je frime : « Fais attention, reste décent, je suis connu dans le quartier. » Et le lendemain matin quelqu’un m’écrit : « Étais-tu hier au crépuscule occupé à te faire bécoter allègrement contre un mur de la rue Sedaine ? » Puisque c’est une histoire de regard… Il y a les regards flics, les regards voyeurs, les regards de haut en bas et de bas en haut. Et puis, il y a le veilleur qui me connaît de loin, mon stalker bienveillant : celui qui m’observe parce que je m’expose, qui ne s’immisce jamais dans ce que je garde caché, qui commente seulement les scènes que je propose en partage.

À la médiathèque de Villetaneuse, le garçon dit : « J’ai un don depuis toujours, je vois les choses dans ma tête dès que j’y pense. Je dis quelque chose et l’image apparaît. Et quand je vois une chose, elle reste dans ma tête pour de bon. » Je réponds qu’il est la personne idéale pour participer à cet atelier. Il a dix ans à vue de nez. Les autres en ont quinze, vingt-cinq, soixante-quatre. Belle entente dans le groupe, la parole circule : c’est aussi une histoire d’écoute. Mais lui, d’abord, il est à fond dans le regard. Je pourrais dire comme Chris Marker dans La Jetée : « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. » Dans notre cas, l’homme est un enfant. Et l’image est la première phrase de son texte : « Il a les yeux bleus et les oreilles grises. » Il écrit toute une page sur son ami César sans jamais écrire « lapin » : a-t-il fait exprès de contourner le mot ? Non. Il ne s’en est même pas rendu compte. C’est moi qui le lui dis (mon rôle est de ressentir et d’analyser : d’exprimer ce que j’aime, d’expliquer pourquoi une intuition est bonne). Dans Rue des Batailles, le premier cheval de Pierrot s’appelle César aussi, mais je ne le lui dis pas. Quant à la voisine du garçon, je la vois pour la troisième fois. Elle a écrit la semaine dernière à propos des lieux de Villetaneuse qui se transforment. Elle s’inscrivait (à merveille) dans le thème proposé. Désormais nous sommes prêts pour la suite : nous nous sommes apprivoisés. Il y a une confiance. L’histoire qu’elle amorce aujourd’hui est une rencontre humaine. Fait-elle exprès de contourner le mot, comme le garçon qui parle de son lapin sans écrire « lapin » ? La voici qui s’engouffre dans la zone floue tellement passionnante de l’amitié qui est un amour, du sentiment qui rend vivant et ne s’encombre pas de mots, et qui nous fait pourtant parler avec des mots, sans fin, et nous fait écrire encore et encore.

Après le parc de Belleville, celui de Sceaux : le grand écart. La nature géométrique à perte de vue, les arbres assez hauts pour cacher la ville. On oublie le présent. Pierre est aux anges. Le château est moderne, c’est-à-dire du XIXᵉ siècle, mais dedans tout est ancien, c’est-à-dire d’une époque qui le ravit. Porcelaines et soieries. On voudrait se faire enfermer dedans, pour rire. Y passer la nuit. D’ailleurs le jour décline. Pas nous. Au contraire, je le vois revivre, lui. Il rayonne. Et pas seulement parce que le décor brille. Il y a de l’or, des miroirs. Et des imitations de marbre dans l’escalier : on admire la minutie de l’artisan, le souci du détail. Ça ressemble à chez moi (mais en plus riche) : les murs de mon escalier sont peints en jaune avec ces drôles de veines qui simulent le marbre. Et les portes des appartements : du faux bois peint sur du vrai. On s’y croirait. J’y crois à fond. À un autre moment du même weekend, j’ai dit à Pierre : « Peut-être que nous vivons dans une fiction, et ça me va pourvu que nous vivions dans la même. » L’histoire que je me raconte peut être absurde aux yeux des autres, mais c’est celle dans laquelle j’ai envie de vivre : il faut trouver quelqu’un qui y croit aussi, et alors on s’adapte, on fusionne, on s’embarque dans une histoire commune. La fiction de Pierre n’est pas exactement la mienne, mais elles concordent en plusieurs points et ça me paraît assez merveilleux comme ça. Lequel des deux vit dans le réel ? C’est compliqué, ces histoires de réel. Le soir, on traverse l’arrondissement en cinq minutes chrono (je me remets au vélib tant bien que mal) pour ne pas louper le début de Blow Up à la Filmo. C’est un film sur le regard. Nous spectateurs, nous ne saurons jamais si l’événement (le meurtre) a eu lieu, mais nous savons que le photographe l’a vu. L’image existe. La réalité dont elle est censée témoigner, en revanche, on n’en sait rien. Le regard de cet homme prédateur : il observe, il vole, il pille. Il vit dans le monde tel qu’il le voit. Comme nous tous — mais lui, sans aucune bienveillance. Tandis que nous… J’aimerais rendre beau aux yeux des autres tout ce que je vois beau, moi. J’aimerais montrer à Pierre les trucs que j’aime, contaminés par mon regard : et il les trouverait beaux. Il fait nuit. On fait un détour par la rue Servandoni, la place Saint-Sulpice. Pas besoin de gros effort pour aimer ça. On parle du film qu’on n’est pas sûrs d’avoir compris. Je lui parle d’un autre film d’Antonioni, L’Avventura, dans lequel j’avais vu une image, cruciale, que personne d’autre n’avait vue parce qu’elle n’existait pas. J’ai raconté ma mésaventure (ma disavventura) dans L’ Épaisseur du trait :

Il se rappela en particulier cette scène : une personne avait disparu lors d’une promenade sur la côte escarpée d’une île farouche. Ses amis l’appelaient. S’approchant dangereusement de l’à-pic d’une falaise, un homme fouillait les récifs hostiles où les vagues éclataient ; la caméra qui suivait son mouvement l’amplifiait si bien qu’Alexandre avait vu, en contrebas, le corps échoué que le personnage ne pouvait pas voir. Il l’avait vu dans l’ombre des rochers, où le regard ne pouvait pas porter. Le film était en noir et blanc alors que la vie était en couleurs : les personnages ne voyaient pas la même chose qu’Alexandre, c’était le principe du cinéma. Mais toute la densité du récit reposait sur le mystère de cette disparition, qui pour Alexandre n’en était pas un, puisqu’il avait vu que le personnage était mort.

Alors, de deux choses l’une : soit j’étais le seul à voir l’image qui échappait à tout le monde, soit je l’avais créée sans le vouloir. Toute l’histoire s’en trouvait modifiée : le film que j’avais inventé reposait sur la complicité entre l’auteur et le spectateur, qui détenaient ensemble l’information qui manquait aux personnages. On les observait donc vivre dans l’attente de cette nouvelle. On était impuissants à lever leur ignorance. C’était frustrant. C’était une bonne idée de film. C’était mon idée.

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