Cela fait longtemps que je n’ai rien écrit, je m’en étonne moi-même. Remarquez, tant mieux. C’est parce que je n’avais rien de très embêtant qui traînait dans ma tête, la semaine passée.
Schopenhauer a dit que la vie était un balancier qui oscillait entre souffrance et ennui. Cette semaine, mon balancier était coincé sur ennui. Quand j’évoque l’ennui, ça ne veut pas dire que je me suis fait chier. Non, je lui donne un autre sens – qui n’a peut-être rien à voir avec celui qui lui donne l’ami Arthur, allez savoir ; je me l’approprie. Je veux dire qu’il y a des moments où je cesse de me torturer avec mes questions et mes obsessions, et que je les oublie en me consacrant à autre chose. Une sorte de routine réconfortante. Par exemple, j’ai travaillé assez longtemps. Une routine confortable, donc, mais pas très folichonne. D’où l’ennui.
Aujourd’hui, mon balancier s’est décoincé et est reparti sur « souffrance ». Oh, je me connais, ça ne va pas durer. C’est le coup de blues du lundi. J’ai passé deux jours (complets, car je n’avais pas cours ce samedi matin) seul, dans un autre univers. Puis, le lundi : brusque retour au lycée et à la réalité. Le porc-épic de Schopenhauer se rapproche de ses semblables et ça lui fait mal. Il se sent terriblement seul quand il y a du monde autour de lui. Quand il est réellement seul, il ne sent pas la solitude. La solitude, c’est par rapport aux autres. Sans les autres, je vais très bien, merci. Au milieu des autres, c’est très dur. Je ne suis pas comme eux. Je n’ai rien à leur dire.
Et puis, j’ai une complication. La personne dont je recherche la présence, que je me surprends à guetter, à attendre, eh bien… en sa compagnie, je suis tout bête, intimidé, et je me dis que je suis un pauvre type, ridicule. Alors, je l’évite. Mais c’est nul, parce que je sais qu’il n’est pas loin. Et je pense à lui. C’est terrible. En plus, aujourd’hui, il portait un simple t-shirt, pas de pull, alors ça ne m’aide pas à garder les idées claires. J’aime tout en lui. Il est beau, il est élégant, il est intelligent, il est intéressant, il est un peu mystérieux. Mais il ne voit que M*.
Mais que lui trouve-t-il ? Lui, qui est un type compliqué, secret, introverti, intelligent, que trouve-t-il à cette fille, qui est l’archétype de la jolie fille qui ne se pose jamais de questions ? Quand je suis bien luné, je dis qu’elle est insouciante. Quand je le suis moins, je dis qu’elle n’a rien dans la tête.
Elle se sert de lui. Moi qui suis obnubilé par lui, je n’arrive pas à être objectif et à me dire qu’il est faible ; je me dis plutôt : « Le pauvre, elle lui fait croire des trucs, il est accro, c’est terrible pour lui. »
Alors, M*, je ne peux plus la voir. Je lui en veux. Par exemple, le midi : avant, on mangeait tous ensemble ; maintenant, elle a décidé de faire bande à part et elle nous accapare B*. S* aussi lui en veut. Elle ne vient plus nous parler que par intérêt.
Par obligation, je suis à côté d’elle dans de nombreux cours. Mais on trouve le moyen de se séparer, petit à petit. Au moins, il y a cela de bien : c’est clair entre nous, c’est réciproque. Elle n’a jamais été une grande amie, juste une copine avec qui je me suis mis en début d’année, par défaut – pareil pour elle, avec moi. Elle est bien gentille, mais on n’a rien en commun. Elle doit bien se faire chier avec moi, la pauvre.
En tout cas, je suis bien accro à B*. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Je n’ai rien demandé ! Comment fait-on pour se retirer quelqu’un de la tête ? Je sais que c’est ridicule, que ça ne mène à rien, que je me fais du mal. Et ça pourrait être gênant pour lui, à cause de mon attitude bizarre. Je me confie à lui comme à un ami – qu’il est – et quand je le vois en face, je fais comme si de rien n’était, je me sens drôle, je me sens con.
Aujourd’hui c’est l’anniversaire de S*. Je suis gêné parce que, au mien, elle m’a offert un super cadeau, et que je n’ai pas eu d’idée pour elle. Alors je lui ai fait une carte et un dessin. C’est le truc facile, pour moi. Ça a eu l’air de lui faire plaisir.
Samedi, c’était les portes ouvertes des quatre écoles d’arts appliqués de Paris. J’hésite encore entre Estienne et Duperré, mais c’est Duperré qu’on a visité. Je vais adorer étudier là-bas, si je réussis. Rien que d’aller à Paris, l’idée me plaît. À chaque fois que je suis à Paris, je suis comme un gamin. Je trouve tout beau. C’est fantastique, pour moi. J’aime l’ambiance des rues, les petits bistrots – samedi midi avec maman, on a mangé un croque-monsieur dans un bistrot –, le fait que le moindre bâtiment soit un monument, et que c’est là que tout se passe. Vous voyez, je suis d’une naïveté terrible, mais ça me fait du bien. J’ai été enthousiasmé par les travaux exposés. C’est exactement ce que je veux faire. Mais la barre est très haute. J’ai peur de ne pas réussir le concours.
Maman est en congés. Juline commence ses vacances d’inter-semestre (elle a eu d’excellentes notes à ses partiels, même un 18 avec félicitations du prof ! après quatre années de lycée au ras des pâquerettes, ça fait sacrément plaisir). Elles ont été acheter ensemble un lecteur DVD. Ça y est, on s’y met, on vit avec notre temps. On l’a testé ce soir. Les seuls DVD qu’on a pour l’instant, ce sont ceux du magazine Studio. Je les regardais sur le PC, mais maman et Juline jamais. Je ne pense pas qu’on achètera des DVD, c’est trop cher : maman en louera au CE de son boulot, comme elle le fait parfois avec les cassettes – mais elle a de plus en plus de mal à trouver des cassettes, maintenant.
Au festival d’Angoulême : meilleur album, Poulet aux prunes de Marjane Satrapi. Je ne l’ai pas lu, mais j’ai beaucoup aimé Persépolis et Broderies. Meilleure série : Lapinot (vive Lapinot !). Prix du patrimoine : Le Concombre masqué (mythique !). Blankets n’a rien eu. Meilleur scénario : Comme des lapins de Ralf König : décidément, il me le faut. Mercredi, j’ai acheté Libé, illustré par des auteurs de BD. Et c’est le Concombre à la une !
Mardi dernier, j’ai commencé une BD marrante. C’est très con, mais ça me fait rire. Je venais de finir une boîte de chocolats et je me suis demandé : « À quoi peut penser le dernier chocolat de la boîte ? Est-il content d’avoir survécu plus longtemps que les autres ? Ou au contraire, est-il vexé d’avoir été choisi en dernier ? » J’ai eu l’idée d’en faire une histoire. Ça se présentera comme ça : douze pages A5 de quatre fois trois cases. C’est toujours la même case : six chocolats à l’intérieur d’une boîte. Je les ai dessinés une bonne fois pour toutes, puis copiés-collés douze fois par page sur l’ordinateur, et imprimés. En fait, ce n’est pas toujours la même case : au début, ils sont six, puis cinq, etc., jusqu’au dernier. Qui sera mangé le dernier ? Je n’ai pas beaucoup avancé depuis. C’est rapide à faire (je n’ai que les bulles à ajouter), mais je n’en ai pas trouvé le temps. Et puis, il y a des moments où je trouve ça nul. Je suis comme ça : inconstant. Ma vie est un enfer.
Jeudi prochain, je reprends le sport. Ma dispense est terminée. C’est dans trois jours et j’angoisse déjà. Pour des conneries pareilles, quelle honte ! Ma vie est un enfer. J’ai encore un peu mal à ma cheville. Mais, d’après le kiné, je pourrai faire du sport quand même. Et c’est l’épreuve du bac dans une semaine : je serai évalué, alors que je n’aurai assisté qu’à trois cours du cycle de volley. Mais je m’en fous. Pour moi, ça ne change pas grand chose. Si j’avais suivi les cours, j’aurais pu m’en sortir avec un 4 sur 20 ; sans les cours, j’aurai 2 ou 3.
Demain, je passe trois heures à côté de M* (deux d’histoire, une d’éco). J’ai une heure de philo, c’est génial, mon prof est passionnant. Puis deux heures de spé… Il faut bien faire avec. C’est terrible, cette démotivation à quelques mois du bac, mais j’ai l’impression qu’elle touche beaucoup de monde…
Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no3 (Finalement, c’est comme tout, on s’y habitue, 19 janvier – 15 mars 2005), j’ai dix-sept ans.