Hier, j’ai pris à la bibliothèque À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie d’Hervé Guibert. C’est autobiographique. L’auteur raconte sa vie avec le sida, au début de la maladie dans les années 80. Le bouquin a été écrit en 88 et 89, et Guibert est mort en 91. Je sais que ce n’est pas gai comme lecture, mais c’est passionnant. Comment vit-on en se sachant condamné ? Atteint d’une maladie encore méconnue ? Et d’une maladie scandaleuse : c’était l’époque où le sida était la maladie des pédés et des drogués. Je ne vous cache pas que mon choix était guidé, encore une fois : je voulais lire l’autobiographie d’un écrivain pédé. J’ai déjà lu quatre-vingts pages. Je l’ai commencé immédiatement, sur le trajet du retour, en marchant vers la maison. C’est très prenant.
La bibliothèque est à la Maison pour tous, donc j’en ai profité pour voir Yao. Juste deux minutes. Juste le temps de me faire féliciter pour mon admission à Duperré. Ça fait du bien.
À ce propos, le prof de philo se plaisait à déplorer que « M. Crenn est perdu pour les sciences humaines », parce que je voulais faire des arts appliqués. Alors, j’ai été le voir à l’interclasse pour lui dire que j’étais admis. On a discuté un peu. J’adore ce type. Je lui ai dit que ce que je rêvais de faire, moi, c’est de la BD. Comme par hasard (hum hum) j’en avais sur moi : « Vous voulez voir ? » Je lui ai montré. Lui, c’est la génération Pilote. Ses références, c’est Goscinny, Gotlib, Fred, Bretécher, Madryka. Tout comme moi. Il m’a même parlé du Concombre masqué ! C’est super, il a une culture incroyable. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il s’intéresse à tout : autant à Kant et Hegel qu’à la BD, le cinéma, la télé, les sciences. Pas le genre d’intellectuel à snober la « culture populaire ».
J’avais quatre heures de perm dans la journée. Comme jeudi dernier, je m’étais monté un film, prévoyant de proposer à Florian qu’on passe une heure ensemble. Bien sûr, je ne l’ai pas fait (vous commencez à avoir l’habitude), mais je ne m’en suis pas voulu. Je crois que j’abandonne l’idée d’être copain avec Florian. C’est un peu bête de vouloir le connaître simplement parce qu’il est pédé. J’ai l’impression qu’on n’est pas pareils. Notre seul point commun, c’est la sexualité, mais même là-dessus on est différents. Lui, il est sorti du placard il y a deux ans, depuis qu’il fréquente assidûment le Marais, et il a dû coucher avec des dizaines de mecs. Il a vécu un grand amour qui a mal fini. Il a déjà une vie bien remplie, sur les plans amoureux et sexuel. Un gay bien dans sa peau, assumé et extraverti. Moi, à l’inverse, je viens juste de me rendre compte de mon homosexualité. Je suis assez en retard. Je suis le pédé torturé et malheureux, le frustré romantique (même si je me soigne, pour ce qui est du « malheureux »). On n’a donc rien en commun. Tant pis. Des copains pédés, j’en trouverai d’autres. Je ne sais pas où et quand, mais j’en trouverai.
Hier soir (et mercredi dernier), j’ai regardé Clara Sheller. C’est une nouvelle série sur France 2. C’est un peu con-con, c’est souvent un peu gros (les situations), mais c’est réjouissant, très sympathique, les comédiens sont bons. C’est une jeune femme qui vit avec son meilleur ami homo. Je pense que c’est la première fois qu’on montre des relations homosexuelles à la télé de façon aussi réaliste, à cette heure-ci. Le personnage homo et son mec, on les voit s’embrasser, s’étreindre, très naturellement. C’est rare. Pas de pudibonderie à la con. Là, c’est filmé de la même manière que pour les hétéros. Ça me fait du bien. Ça me paraît tellement naturel ! C’est une sensation déconcertante. Difficile à expliquer. C’est un peu comme si je voyais, enfin, pour la première fois, quelque chose d’évident. Oui, voilà, c’est ça : ces images m’apparaissent comme une évidence. « Enfin, la vérité ! Tout est dans l’ordre ! » C’est un peu ça. À chaque fois, on ne voit que des hétéros et, moi, quand je les vois, je sens que ça sonne faux. Quelque chose cloche, sans que je sache quoi. Là, en voyant ces scènes homo, tout rentre dans l’ordre.
J’ai encore une idée. Toujours dans l’autobiographie. Ce serait une BD assez longue qui retracerait toute cette année. Je la comparerais avec une journée. Le matin, c’est le réveil : mon entrée brusque dans la réalité, la révélation : je suis homo. Puis, c’est une matinée triste, interminable. Il pleut. C’est la déprime de la première partie de l’année. Le premier rayon de soleil, c’est B*. Mais ça se gâte quand je comprends que je suis amoureux de lui. Ensuite, finalement, tout va mieux : le soleil s’installe. Je vais bien. Mes amis sont au courant, etc. C’est maintenant. La soirée s’achève, pépère, douce, agréable (« tout seul oui mais peinard », comme dit l’autre). J’ai écrit tout ça dans un tableau. Je fixe mes idées. Puis j’arrête d’y penser. Il faut que je me bride.
Les cours se terminent mardi soir prochain. Le vendredi, je passe mon oral d’espagnol. À 16 heures. À Mantes-la-Jolie. C’est d’un pratique… !
Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no4 (À la découverte de la vie normale, 13 avril – 6 juin 2005), j’ai dix-sept ans.