Je reconnais aussitôt ce jeu. C’est un garage automobile à monter soi-même : des parois en plastique assemblées par pression dans des plaques grises figurant un plancher. Et des fenêtres, vachement réalistes. Sur les pompes à essence, ce logo en coquillage d’une compagnie connue. Quatre bonshommes arborent le même logo : les pompistes. Et puis, deux bonshommes aux cheveux roses (c’est-à-dire : couleur de la peau, parce que leur crâne n’est pas peint) : ceux-là, j’ai envie de les garder. Alors, J. me dit : « Tu peux les prendre, ils ne font pas partie du garage, et le jeu n’est pas complet de toute façon ». Les pièces sont contenues dans une grande boîte plate en carton, la boîte d’un puzzle représentant Jour et Nuit de M. C. Escher. De cette image-là, je me souviens bien. Quant aux bonshommes, aux voitures, aux maisons préfabriquées, quand J. me les a montrés, elle m’a dit : « Bien sûr, tu te rappelles, parce que c’était le seul jeu qu’on avait à Paris ». Elle a dit : à Paris.
Dans Les présents, Théo dit « à Paris », lui aussi.
Il emploie l’une des circonvolutions qu’il a inventées depuis longtemps. Par exemple, pour expliciter le lien entre son père et un souvenir qu’il est en train de relater, il précise que ledit événement a eu lieu « à Paris ». Puisque, dans son enfance, il ne s’est jamais trouvé à Paris en une autre compagnie qu’en celle de son père, la seule mention du lieu suffit à invoquer sa mémoire – par métonymie, n’est-ce pas ?
Plus tard dans l’après-midi, J. me dit qu’elle est entrée dans l’immeuble, récemment. Moi, non. J’ai traversé plusieurs fois le jardin de la résidence, entrant par le boulevard et sortant par la rue – ou l’inverse –, mais je n’ai pas pénétré dans le bâtiment. Elle me dit que, pour elle, cela s’est fait tout seul, comme malgré elle, par magie.
« Je suis entrée par la rue de Reuilly. Je venais de Daumesnil, alors j’ai coupé par là, c’est un raccourci. J’allais ressortir sur le boulevard et puis, passant devant la porte d’entrée de l’immeuble, je l’ai vue ouverte : quelqu’un sortait juste à ce moment-là. Alors je suis entrée. Je n’ai pas fait exprès, c’est vraiment le hasard. Sinon, il faut un code, normalement. Et je ne le connais pas. Mais, dans les grands ensembles comme ça, il y a toujours quelqu’un qui entre ou qui sort. Je me suis donc retrouvée dans le hall d’accueil, juste quand l’ascenseur s’ouvrait. Face à moi. Et il y avait une dame dedans. Elle revenait de la cave. Elle n’est pas sortie de l’ascenseur, elle y est restée pour aller plus haut. Alors, je suis entrée. Sinon, je n’aurais pas pu, parce que, là aussi, il faut un code. J’ai dit que j’allais au troisième, et elle a appuyé sur les boutons à ma place. Elle a fait 567, je crois, puis le 3 pour l’étage : tu te rends compte que, même une fois qu’on est dans l’ascenseur, il y a un encore un code ! J’ai dit à la dame qu’il n’y en avait pas, à l’époque où j’étais petite. Elle n’a pas posé de question. Elle m’a déposé au troisième et elle a continué sa route. Vraiment, comme si elle était apparue seulement pour moi. Elle revenait de la cave, tu sais, elle s’est arrêtée au rez-de-chaussée sans raison. Sur le palier du troisième, j’ai trouvé qu’il était plus grand que dans mon souvenir. D’habitude, c’est l’inverse qui se passe.
— Et tu as revu l’appartement ?
— Ah non, sûrement pas. Je n’étais pas là pour ça, je suis entrée seulement par hasard. Et puis, il aurait fallu sonner, et moi je ne sonne pas. Je n’ai touché à rien, je suis seulement entrée là où c’était ouvert. Je me suis laissée porter. »
Elle a été aspirée dans l’immeuble, en somme. Puis elle est sortie sur le boulevard, et elle est rentrée chez elle. Moi, après cette conversation, je suis rentré chez moi à mon tour, avec les deux bonshommes de plastique dans ma poche. Ces deux-là, ils sont entrés un jour dans l’appartement, puis ils en sont sortis. C’était dans les années 1990. Ils n’ont rien fait pour cela : ils se sont laissés porter. On les a emmenés là, et un jour c’était fini. Comme pour nous.
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