La proviseure a enseigné quinze ans en Seine-Saint-Denis. Elle sait que j’y travaille souvent. Elle me prévient : « Ici vous verrez, c’est différent » — puis je dis que j’ai fait mon lycée au Vésinet — et elle répond : « Alors vous ne serez pas dépaysé » — parce que Saint-Maur-des-Fossés est une banlieue résidentielle comme celle où j’ai grandi, à l’autre bout de la ligne de RER, et que La Varenne-Saint-Hilaire est son quartier le plus chic. Ces élèves de seconde ressemblent sans doute à ceux de mon lycée, c’est-à-dire : des figures familières, certes, mais autant d’énigmes. La plupart de mes camarades de classe, je n’avais aucune idée de qui ils étaient, au-dedans. Un prénom, un visage, à peine. Ils étaient : « les autres ». Avec les élèves que je fréquente d’habitude, je me frotte certes à une altérité plus visible, parce que plus sociologique : entre les gosses qui vivent en cité à Saint-Denis et le petit intello blanc parisien (moi), la différence saute aux yeux. Ça n’empêche pas le contact de s’établir, et parfois à toute vitesse. Mais eux, les ados de La Varenne, on dirait qu’ils me ressemblent : ça reste à voir. Quand je faisais partie de la troupe, il y a vingt ans, au Vésinet, je sentais un gouffre entre eux et moi. Et aujourd’hui ? Une chose certaine : ils ont des petites gueules bien sympathiques. La prof m’avait dit : « C’est des chatons. » Un chaton se reconnaît-il dans un miroir ? Moi face au groupe de trente, au CDI ce matin, je leur demande s’ils aiment, dans un livre ou dans un film, s’identifier au personnage. Je propose de jouer à l’autoportrait avec Édouard Levé : j’ai déjà fait ça dans d’autres groupes, mais c’est toujours différent, puisque la matière est mouvante, c’est les gens mêmes. Ils écrivent ; je guide ; plaisir de retrouver ce rôle que je n’avais plus incarné depuis des mois. J’avais hâte : preuve que ce boulot et moi, nous coïncidons à merveille. Je lis à voix haute des phrases piochées chez les volontaires. Les cadeaux qu’ils me font. À la fin de la séance, quand je collecte les textes, j’entends : « J’hésite à vous le donner, c’est trop intime. » Je réponds : « Je ne le ferai lire à personne, ça reste entre toi et moi. » Je découvre ses mots plus tard, dans le RER. Confidences jetées, intimité diluée dans des vérités plus prosaïques. D’autres textes. Il y en a trente. Je souris. Ça vient de loin, ça remue profond. Ou bien, ça glisse tout seul, c’est doux, c’est un œil qui pétille. Banalités enchaînées avec malice. Quelqu’un a écrit : « J’aime bien les poteaux électriques. » Depuis le quai de la gare, on voit le lycée, j’ai pris la photo, il y a un poteau en plein devant, justement.

Une autre banlieue, le même jour. Dans le métro vers Aubervilliers, je lis Aubervilliers de Léon Bonneff. Lecture in situ. « Dans la banlieue nord de Paris, il y a une ville terrible et charmante. En elle, confluent les déchets, les résidus, les immondices sans nom que produit la vie d’une capitale. » Oh, bien sûr, la ville a changé depuis 1912 : les abominables descriptions de l’usine d’engrais où s’activent les équarrisseurs, déversant dans la cuve des danaïdes les quartiers de viande pourrie, pataugeant dans le jus infâme. Mais, ce qui n’a pas changé : le sous-prolétariat relégué aux portes de la capitale, hors d’elle, mais pas trop loin, car il faut que Paris garde sous le coude les travailleurs qui la font vivre. Si on les éloignait trop, qui pédalerait pour Uber Eats ? « Ville terrible et charmante », dit Léon Bonneff. J’étais à Villetaneuse la semaine dernière pour préparer un autre atelier : ville terrible, car je n’ignore pas la pauvreté et l’abandon ; charmante, car je sais que les mômes seront chouettes et qu’on va faire un super boulot. Mon expérience de l’altérité, ici, ce serait : « Je vis à Paris dans le quartier que j’ai choisi et que j’aime. » Un choix, mais aussi une chance. Et là, si je prends le métro vers Aubervilliers, c’est parce que j’ai rendez-vous avec H. pour visiter une expo : les diplômés d’une grande école de Saint-Germain-des-Prés montrent leurs œuvres dans les locaux réaffectés d’une ancienne usine. Les temps changent. Je me souviens d’une édition précédente de cette « expo des félicités », il y a douze ans, entre les murs de l’école même, grande galerie avec vue sur la Seine, face au Louvre. Il y a douze ans, on n’aurait pas eu l’idée de se baguenauder jusqu’à Aubervilliers pour voir de l’art contemporain, personne n’y serait allé : absurdité ! Trajet insensé. Tandis que moi, à la même époque (pardon pour le coq-à-l’âne), autre trajet bizarre, je suis allé en vélo jusqu’à Saint-Maur-des-Fossés (c’est là que je retombe sur mes pattes) pour acheter à prix dérisoire un appareil photo fabriqué en RDA, dans une maison qui ressemblait à mille autres, l’immensité pavillonnaire, sans doute du côté de La Varenne : j’avais repéré l’aubaine sur le Bon Coin, matériel solide que j’ai trimballé quelques années, ne craignant pas les chocs, et la dame m’offrait un tas d’objectifs pour le même prix. Premier souvenir de Saint-Maur, donc, et j’avais musardé dans le vieux centre pour trouver la maison de Mon oncle, en vain ; j’ai compris qu’elle n’avait jamais existé, que c’était un décor de cinéma ; j’avais photographié tout de même la statue de Jacques Tati, l’enfant et le chien de bronze. Je me souviens aussi du salon du livre de la quatrième dimension, planète exotique pour moi, expérience déroutante, ces vedettes dont j’ignorais tout. Je me souviens, enfin, de la promenade de cet été en bord de Marne avec J.-E., canicule à crever, fraîcheur espérée de la rivière, terrasse à l’ombre une fois atteint Créteil. J’avais proposé : « On fait un détour par le lycée Condorcet ? » On était venus en repérage.

Au lycée Condorcet, donc, ce matin, la première des six séances d’atelier. Je dévisage ces jeunes gens. J’aimerais que tout le monde aille bien. Je n’ai pas ce pouvoir. Ce désir excède ma mission. Pourtant, je voudrais savoir : qui va bien, dans cette classe ? Qui regarde les autres sans comprendre, qui a peur, qui est triste quelquefois, qui ressent le besoin d’entrer en soi-même, ou de faire exploser le carcan ? Tout le monde, sans doute, plus ou moins. Quelqu’un·e écrit : « Être positif est essentiel dans la vie, je trouve, pour survivre au déroulement de cette grande aventure. » Tu parles d’une grande aventure ! Dans ce mot d’aventure, je sens le souffle romanesque, les péripéties exaltantes, voire : le goût tendre d’un flirt. Oui, mais aussi (et c’est le TLF qui le dit) : « l’entreprise remarquable par le grand nombre de ses difficultés et l’incertitude de son aboutissement. » Le calvaire adolescent. Mon empathie en mode on, à mille pour cent. Pas facile de parler de soi. Désir de s’exprimer, envie de se taire. Besoin de parler, pulsion de disparaître. Quelques élèves osent, à voix haute, prononcer des mots sensibles ; pour exprimer des sentiments banals, ils ont choisi des mots singuliers. Je découvre les textes après coup, en leur absence. Cette autre phrase offerte : « Écrire à la première personne m’est à la fois agréable et étrange. » Merveilleuse syntaxe qui vient doubler, amplifier le message : une manière habile de parler de soi sans employer la première personne en position sujet… où l’auteur se place en complément d’objet indirect de sa propre circonvolution : plaisir étrange en effet, et plaisir quand même — plaisir renforcé par l’étrangeté même. La grammaire au secours des timides et des poètes. Sur une autre feuille, une personne qui n’y va pas par quatre chemins, une structure basique, car j’avais proposé d’alterner le long et le court, et de faire simple, alors elle a écrit : « J’aime aimer. »
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