C’est cette chambre abstraite

« C’est l’endroit où je peux extérioriser mes émotions et me retrouver en moi-même », écrit-elle. Je lui demande si elle a conscience du paradoxe de sa phrase, elle me répond que oui, bien sûr. Il s’agissait de décrire de mémoire un espace familier, connu par cœur. En moins d’une heure, que faire de plus ? Là, au lycée d’Épinay. Avec peu de mots, les élèves en disent assez pour se singulariser, exprimer un regard, une sensibilité, quelques bribes de vie. Elle, elle décrit sa chambre. Et moi : « Tu exprimes tes émotions dans ce lieu, dis-tu, mais comment concrètement ? » Elle se parle à elle-même. Je crois qu’elle écrit. Ce qu’elle fait à l’intérieur de sa chambre ne peut pas avoir lieu en-dehors. Je lui parle d’Une chambre à soi et lui dis que j’ai la mienne, moi aussi, pour y écrire, pour y être seul, pour y être moi-même. Son texte se termine ainsi (je cite de mémoire) : « Même si je déménage, ma chambre existera encore, autrement, ailleurs, mais ce sera toujours la même. » Je rapporte ces mots à C., le soir, et je lui parle de la chambre intérieure des Enfants terribles : le lien entre les deux s’est fait dans ma tête, quelques instants plus tôt, lorsque j’ai monté la rue d’Amsterdam, à cause de la première phrase du livre : « La cité Monthiers se trouve prise entre la rue d’Amsterdam et la rue de Clichy. » Je connais ce début par cœur et me souviens d’avoir fait un détour exprès, quand j’avais dix-huit ans, pour voir ladite cité, théâtre de la bataille de boules de neige. Il ne neigeait pas, mais, puisque j’avais le décor et le récit en mémoire, c’était tout comme. Il aurait pu neiger. Il ne neige plus à Paris. En s’éloignant du cœur, oui, vers les banlieues, cela arrive encore, parce qu’on y perd deux ou trois degrés : au temps de ce pèlerinage, j’habitais au Pecq et foulais parfois au matin les pelouses enneigées pour prendre mon RER ; dès l’entrée dans Paris, ce n’était plus le même hiver.

En décembre il a neigé à Saint-Maur : dans la cour du lycée Condorcet, un autre lycée Condorcet, non pas celui de Paris que fréquentait l’auteur des Enfants terribles, dans ce lycée de Saint-Maur-des-Fossés où je travaillais, un adolescent aura peut-être blessé un camarade, une boule de neige plus froide que la mort, un coup innocent, mais fatal, aura glacé les sentiments d’un élève trop ardent, plus fragile que les autres. Ou bien, plus simplement : ils se seront amusés. Je me projette en eux, c’est la petite histoire que je me raconte, mais je suis certain d’être capable de distance malgré tout, de cet équilibre-là. Je sais que mon empathie déborde vers la fiction, je sais aussi que nous ne sommes pas tous habités par les mêmes images : c’est cela qui me plaît, avec les gens rencontrés en vrai : à la fois l’identification (la reconnaissance) et la découverte (un dépaysement), tout comme avec la lecture. Je parle à C. de cette jeune fille, de sa chambre qu’elle trimballera partout avec elle, et notre conversation a lieu sur le tapis, nous sommes assis par terre, dans un coin de la pièce pourtant immense, peuplée de canapés et de fauteuils, un petit espace qu’on s’aménage dans un grand, une boîte dans une boîte ; et je lui parle de ma propre chambre, que je recréais dans les maisons que l’on me prêtait ; cet espace démesuré que je n’arrivais pas à habiter à Luçon, trop de chambres, une salle à manger pour douze personnes, j’étais perdu : je m’y suis senti chez moi lorsque j’ai trouvé une petite table qui pourrait jouer le rôle du bureau, et que j’ai montée dans ma chambre : voilà, cette pièce unique était à ma mesure, je n’avais plus besoin d’en sortir, je pouvais dormir et travailler ; tandis qu’en bas, il y avait un salon, j’ignorais son usage, je l’ai observé de loin pendant des semaines, je n’ai pas trouvé quoi en faire. Dans Les enfants terribles, après que Paul et Élisabeth ont quitté l’appartement de l’enfance pour une maison exagérément luxueuse, ils y recomposent leur cocon, leur cage, leur habitacle d’enfance : « C’est cette chambre abstraite, capable de se recréer n’importe où. »

Je reçois peu à peu les textes des élèves ; ceux qui balancent une pièce jointe sans bonjour, sans objet, sans rien ; ceux qui profitent du tête-à-tête numérique pour me glisser les mots perso qu’ils n’auraient pas osé en classe. Le dernier jour, l’élève qui disait : « Ce n’est pas ça que j’aurais dû écrire, j’aurais pu faire quelque chose de plus… de mieux… de moins… » Son texte était pourtant chouette, habile, avec un soupçon d’étrange. Mais il voudrait plutôt « quelque chose de plus intense, avec de l’émotion. Là, j’ai seulement écrit une petite histoire comme ça, pour rien. » Autrement dit : une histoire de plus sur la terre. À quoi bon ? Alors, je l’attendais, j’espérais recevoir un texte inédit, un qui vaille la peine qu’on le publie. Et je l’ai reçu. Parmi quelques surprises, plus ou moins vives, par d’autres élèves qui ne se sont pas contentés de taper leur manuscrit, mais ont modifié des détails, ont été exigeants.

Quand je monte dans ma chambre, le matin, je remarque les quatre punaises sur le panneau de liège : deux jaunes, une rouge et une verte. À chaque fois, elles changent de position. Et moi, j’en déplace une (deux maximum) pour former une nouvelle figure. C’est une sorte de code morse, de sémaphore abstrait, un message dont j’ignore à la fois la signification et le destinataire : qui de mes voisins et voisines joue donc avec moi ? Un enfant. Un comme moi. Peut-être sommes-nous deux, ou trois, ou quatre. Un de ces renfrognés qui ne dit jamais bonjour dans l’escalier ? Je monte dans cette chambre concrète, la mienne, où je n’ai jamais passé la nuit (j’ai compté : vingt-et-une personnes ont dormi ici, je pourrais être la vingt-deuxième). Je rouvre un texte écrit il y a plusieurs semaines, et je pense aux élèves. Cette pensée me discipline. Je me vois dans la classe, déchiffrant en quelques secondes leur manuscrit, essayant d’y trouver une ligne de force, des problèmes, des intentions ; dire quelque chose de pertinent ; trouver un mot encourageant, mais pas complaisant ; une critique qui fasse prendre confiance et continuer de travailler. Dur. Si j’ose leur tenir ce discours, à ces ados qui ne m’ont rien demandé, il faut que je m’impose la même rigueur : « Tiens, cette phrase dont tu étais si content l’autre jour, que tu as passé deux heures à fignoler, on est d’accord qu’elle est un peu précieuse, que tu t’es fait plaisir, mais qu’elle ne sert à rien ? Hein ? Tu as encore fait ton malin. » Là, je me parle à moi-même. Je suis moins insolent avec les gosses. À eux, jamais je ne dis : « Supprime ce truc, tu vaux mieux que ça. »

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