On n’est pas des monstres

Ils sont contents de revoir William. Je demande à Magali : « Pourquoi ils l’ont appelé William ? » Elle n’en a aucune idée. Magali est photographe, mais elle dessine aussi : la création artistique est souvent un entre-deux. On mêle les techniques, on entrelace le réel et l’imaginaire, on combine : on crée des hybrides. C’est le thème de l’atelier qu’elle a mené auprès des enfants : « les hybrides ». Et moi, j’arrive après que leurs petites têtes ont engendré des monstres, pour les aider à écrire l’histoire desdits monstres. Quant à William, qu’ils accueillent par des hourras et des caresses, c’est un pingouin empaillé. Il fait aussi modèle d’artiste, à ses heures. On le met au fond de la classe avec le renard.

Les enfants ne sont pas empaillés, eux. Je les ai rencontrés hier, pour la première des deux séances : j’avais d’abord erré dans les lugubres Espaces d’Abraxas, puis j’avais pris les courants d’air sur la place des deux Camemberts. Je voulais visiter Noisy-le-Grand : cet atelier au collège était l’occasion rêvée, car l’architecture m’intéresse, certes, mais j’aime encore mieux quand il y a des gens dedans. Par chance, le collège Victor-Hugo est peuplé d’enfants vivants. Cette classe de sixième : vingt-quatre créatures qui gagnent à être connues.

J’ai déjà décrit ce plaisir au carré (le plaisir d’avoir conscience de mon plaisir), éprouvé aussitôt que l’atelier débute et que le trac, hop, s’envole. J’interroge les mômes sur ce qu’ils ont fait avec Magali. Ils inversent les rôles et me questionnent : qui je suis, ce que j’écris, pourquoi je suis là. Le métier, quoi. Comme toujours : ça remue profond. Un métier ! À partir de quand j’ai décidé que c’était un métier, ce truc que je fais parce que je ne sais pas vivre autrement ? Ils demandent combien je gagne en écrivant des livres : oh, pas grand chose. Alors j’explique comment je me débrouille avec l’argent :
« L’atelier que je fais avec vous, je suis payé pour ça.
— Mais alors, vous êtes venus nous voir pour le plaisir, ou pour l’argent ? »
Je dis qu’il existe des moments magiques où les deux critères sont réunis : où l’on vous paie pour faire exactement ce que vous aimez. Je leur souhaite ça pour l’avenir. Bien sûr que j’ai besoin d’être payé, mais cette année, grâce à ma résidence au lycée Charles-de-Gaulle, je touche déjà une bourse de la Région. Je ne suis pas aux abois. Je ne cherche pas d’autre boulot. Mais, quand Margaux m’a proposé de venir, j’ai dit oui parce que j’aime ça — et je ne dis pas non à un petit complément : l’argent, c’est du temps de vie gagné pour plus tard.

Alors que je leur demande d’écrire l’histoire de leur « hybride » à la première personne, je leur lis des extraits piochés chez Vian, chez Kafka et chez Calvino, tous écrits à la troisième personne — puisqu’il ne s’agit pas de copier, mais seulement d’écouter, et de réfléchir sur ce que peut être une Métamorphose, un Loup-Garou ou une chimère de conte de fée. Chacun voit comment ça peut résonner avec son histoire ; ou pas.

Une qui lève la main. J’accours. Mais elle m’arrête : « Ce n’est pas vous que j’appelle, c’est madame T., parce qu’elle est prof de latin et de grec, et que c’est une question sur un mot que j’invente. » Ah bon. Parce qu’on en est là : inventer des mots.

Une autre, qui savait déjà ce qu’elle a envie d’écrire. Je crains ces élèves qui croient trop à l’inspiration, alors que je voudrais croire en le travail. Ils n’écoutent pas les consignes, ils partent bille en tête et, au final, n’apprennent pas grand chose de ma présence — tandis que les autres, ceux qui sont à la traîne, s’agrippent à mes consignes comme à une bouée de sauvetage. Celle-ci donc, la trop-sûre-d’elle d’hier, me dit aujourd’hui qu’elle a réécrit son texte. Elle me demande des conseils. Elle est exigeante avec son écriture, elle abandonne les idées parasites, elle resserre son histoire. C’est beau à observer, ces efforts dans sa tête. Et elle dit : « Ma créature n’est pas un monstre, elle est juste différente ; elle se sent bien dans son corps. » Une pause. « C’est comme moi, avec ma couleur de peau : il y a des gens qui peuvent se moquer, mais en fait on est nombreux comme ça, et c’est pas nous le problème. »

Je fais comme elle lorsque j’invente une histoire : j’utilise souvent la fiction pour parler de moi. Je mélange, j’hybride. À côté, sa copine nous écoute ; elle demande :
« Et dans Les bandits alors, qu’est-ce que vous avez mis de votre vie ?
— Tu as lu Les bandits ?
— Oui, quand vous l’avez apporté hier.
— Dans Les bandits, je n’ai rien inventé. Tout est vrai.
— Oh. »
Elle a l’air sincèrement désolée. Elle explique à sa copine pourquoi : « Son père est mort. » La copine me présente ses condoléances.

À la fin, je rassemble les histoires de tout le monde. Magali range les photos de leurs bestioles, les collages, les dessins. Ça fera un livre, sans doute. Je prends William dans mes bras ; le renard tient dans le sac de Magali.

Avant de quitter la classe, un garçon me demande :
« Je peux vous voir sans votre masque ? »
Je lui montre mon visage, il me montre le sien.
« C’est mieux comme ça. »
Quand même ! On n’est pas des monstres.

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