J’écris en roue libre depuis plusieurs semaines, sans relire ce que j’ai fait dans les jours précédents, ni me référer aux chapitres écrits l’année dernière. Avant de m’engouffrer dans n’importe quoi, ce serait bien d’y jeter un œil à nouveau ; avant d’aller trop loin dans le bizarre-pas-bizarre — cette bifurcation qui m’excite : ouvrir une brèche plus grande dans le réel, sans basculer dans l’étrange-qui-semble-trop-étrange : un soupçon de fantastique doux, qui passe tout seul. Alors, je relis depuis le début. Et tant qu’à faire, je ne reste pas les bras ballants, je fais le ménage : je passe le papier de verre (à petit grain) pour gommer les saletés — pas les aspérités, car j’en ai besoin, mais les articulations moches — et il y en a. Pendant que le texte glisse, gagne en fluidité, moi je deviens liquide, because les quarante-et-un degrés dehors. Dans ma piaule, ça va, je limite les dégâts, je félicite mon ange gardien de l’avoir choisie exposée au nord (mon côté atelier d’artiste, lumière constante). Tandis que le voisin d’en face (l’immeuble en vis-à-vis du mien), eh bien, il est orienté plein sud, plein cagnard, obligé de vivre nu — je le plains, lui, mais je ne me plains pas, moi, parce qu’il est bien foutu, le mec. Remarquez que je ne suis pas très habillé non plus (qui l’est encore en cette saison ?) — si vous aimez mon travail, vous pouvez me tiper pour accéder aux contenus privés.
Une énergie de fou pour Rue des Batailles, et ça tombe trop bien : j’ai reçu la bonne nouvelle du CNL pile au moment où j’étais immergé dans le manuscrit jusqu’au cou : je redouble de confiance, j’y crois à fond. Je vais donc toucher cette bourse, c’est fabuleux, c’est la première fois que je serai payé pour écrire sans autre contrepartie (en résidence, il y a toujours plein de trucs à faire à côté). J’ai reçu le message mercredi soir (euphorique, j’étais) avant le weekend-pont que nous avons passé à fuir la chaleur : une promenade en bord de Marne, un pique-nique à Montsouris, une échappée à Fontainebleau. Ils abusent, ils auraient pu décréter le pic de pollution et rendre les transports moins chers ; ce n’est pas parce que je suis boursier du CNL qu’on doit me piquer mes sous : dix balles l’aller-retour (tandis qu’avec vingt balles, je prends le TGV pour Turin le mois prochain). Je devine une boîte à livres devant l’office de tourisme — je les repère à trois kilomètres, j’ai un radar pour ça. J’y trouve Pedro Páramo que je commence dans le train du retour. Avant, au café, j’ai lu à J.-E. la définition du réalisme magique sur Wikipédia ; il m’a dit : « C’est un peu ce que tu fais avec ton fantastique doux. » Alors, la quête du père Pedro Páramo, absent et omniprésent ; alors, les vivants et les morts qui cohabitent à Comala. Alors, la canicule.
Nous avions laissé l’air chaud là-haut et nous nous enfoncions dans la simple chaleur sans air.
Juan Rulfo, Pedro Páramo (traduit de l’espagnol par Roger Lescot)
Tout paraissait en attente de quelque chose.
— Il fait chaud ici, ai-je dit.
— Oui, mais ce n’est rien encore, répondit l’autre.
J’attendais encore la décision motivée du CNL : une appréciation en quelques lignes, comme celles des bulletins scolaires ; j’espérais y découvrir aussi les noms des membres de la commission. Et puis, je cherche, et je trouve : je m’aperçois seulement maintenant que leurs noms étaient indiqués sur le site. Si j’avais su. Mais bon : ç’aurait changé quoi ? La présidente de la commission, je suis enchanté de savoir que c’est elle, et qu’elle a donc lu mon projet, parce que moi aussi je l’ai lue, et j’aime ce que j’ai lu d’elle. Tout le monde me dit qu’elle est sympa dans la vraie vie (« tout le monde » : W., H., P. et F.). Sur une première version de mon plan, j’avais écrit : « Naissance d’un pont » pour résumer le chapitre 39 de Rue des Batailles (où je raconte la fabrication du pont d’Arcole) — heureusement que j’avais modifié ça dans ma candidature, elle aurait cru que je fayotais. Quant à la décision, je la reçois hier. Pour moi, ils ont écrit :
Il y a un côté absurde, oulipien dans son travail. Il présente un intéressant projet de roman autour de deux disparitions, celle d’un homme et celle du lieu où il a vécu, appuyé par un extrait de plusieurs chapitres qui invite à l’encourager.
« Oulipien » naturellement, car je leur ai montré mon tableau de petites cases numérotées. « Absurde » m’interloque, puis me fait rigoler. J’écris à W. : « J’adore. » Il demande : « Savent-ils le sens de ce mot ? » Et moi : « Je trouve que ça colle assez bien. Je revendique l’impossibilité de ma quête : je sais l’inutilité d’évoquer les morts. C’est un geste qui ne mène nulle part, qui n’a de valeur qu’en soi… » Je cherche dans le dictionnaire : « Absurde : qui est manifestement et immédiatement senti comme contraire à la raison, au sens commun. » Tout travail artistique n’est-il pas absurde ? Le sens commun ne consacre pas plusieurs années d’une vie à bâtir un bouquin, en expliquant que ça n’ira de toute façon nulle part (la construction spiralaire de mon truc). La raison voudrait me dissuader de réveiller des ancêtres, dont je n’avais jamais entendu parler avant, pour leur demander de me hanter gentiment.
Il paraît que personne ne se fait plus aborder aux terrasses de cafés. Ça mènerait à quoi ? Si l’on n’a pas l’intention d’aller plus loin, pourquoi irait-on parler à quelqu’un ? je vous le demande. Je monte et descends la rue de la Roquette plusieurs fois par jour ; je fais du lèche-terrasses comme d’autres s’adonnent au lèche-vitrines : en vérité, je ne lèche pas plus les hommes qu’eux ne lèchent les devantures de magasins : « On touche avec les yeux. » Canicule, oui, quel accablement, mais ça veut dire aussi : mini shorts. J’ai dit que nous étions en bord de Marne jeudi dernier pour fuir l’abominable « fête » nationale (les avions de guerre survolant la ville, vautours tonitruants, effarants présages) ; nous suivions la boucle de Saint-Maur ; nous avons pris un café à Créteil et à l’ombre ; j’y ai lu quelques pages du Journal d’Édouard Levé (en redoutant les remontrances : « Ceci n’est pas une lecture de plage réglementaire », car ça commence par des attentats, des coups-d’état militaires et d’autres épouvantableries). À trois tables (vides) de la nôtre, un groupe de vieilles personnes. Une femme nous observe. Les autres sirotent des Perrier-rondelle. Quand la petite troupe lève le camp, elle reste en retrait, de manière à se trouver seule face à nous. Elle dit à J.-E. qu’il est très beau. Ce n’est pas moi qui lui donnerai tort. Puis elle se tourne vers moi et me touche l’épaule : « Vous aussi, vous êtes beau, mais. » Il y a un mais : mais J.-E. a quelque chose de spécial, car il ressemble à son frère. Or, ça m’étonnerait que le frère de cette femme ait quarante-cinq ans. Nous pensons alors : son frère quand il était jeune. Nous pensons même : son frère mort. Elle nous offre un grand sourire, puis elle s’en va. Plaisir partagé. À quoi ça sert de faire plaisir à des inconnus ? Ça mène à quoi de convoquer les disparus ? D’invoquer un fantôme comme ça, au débotté, à la terrasse de la brasserie du Village à Créteil, un 14-Juillet, à l’ombre ? C’est beau. « Il y a un côté absurde », disent-ils.
Laisser un commentaire