J’ai fait comme Théo dans Les présents (une fille me demande si mes livres sont autobiographiques et je lui réponds que, d’une certaine manière, les personnages me ressemblent, mais j’aurais dû ajouter : « et réciproquement », car aujourd’hui c’est moi qui imite Théo), j’ai fait comme lui au métro Mairie-de-Montreuil : j’ai pris la rue Pierre-de-Montreuil. Je ne suis pas allé jusqu’au parc Montreau qui s’appelait autrefois « parc de Montreuil » (je l’ai lu sur des plans historiques), j’ai bifurqué dans la rue Lenain-de-Tillemont, du nom d’un historien qui possédait un domaine ici, un parc qui n’existe plus désormais. On a construit un collège sur ce terrain et, en face, on a aménagé un parc à l’emplacement d’une usine : un parc de moins, un de plus. Les Grands-Pêchers sont des tours d’habitations ; plus loin, les fameux murs abritent encore du vent les petits pêchers. Un château d’eau. Il fait beau. Je suis en promenade et, pourtant, je vais bosser : le goût de ce paradoxe encore.
Le collège est en travaux, on circule entre les palissades et les préfabriqués. Dans l’escalier où C. me précède (elle me guide vers sa classe), une flaque au sol : il a plu ce matin à travers le plafond. Je demande : « Ce bâtiment fait partie de ceux qu’on va démolir ? » Elle répond que celui-ci restera en l’état, on n’y donnera pas même un coup de peinture. Depuis la fenêtre de la classe, les ouvriers travaillent sur une dalle coulée récemment, les fers à béton émergent de la plateforme, préfigurant les murs du collège à venir. Et moi, face aux élèves, je dis : « Notre atelier d’écriture sera un chantier permanent, on construira quelque chose peu à peu, on partagera à chaque séance le texte en train de se faire, on se sait pas exactement ce qui émergera. »
Puis, je dis : « Même quand un bus fait exactement le même trajet que moi, je préfère marcher plutôt que monter dedans. » Mais je ne leur parle pas de Théo et de sa promenade, je n’évoque pas le pèlerinage des Présents. Je leur dis pourtant : « Je sais que mon père a grandi dans ce quartier, mais je ne sais pas dans quelle école, ni dans quel collège il est allé. » Sûrement pas dans le nôtre, puisqu’il a été bâti en 1972 — et on le démolit déjà, et on le reconstruit : il a mal vieilli. Je pense au collège de L’Île-Saint-Denis où j’étais hier : même sort. Je pense à mon collège du Pecq, abattu après quelques décennies d’existence.
Si je leur dis ça, aux élèves, ce n’est pas pour raconter ma vie : c’est pour qu’ils écrivent. Une liste d’énoncés factuels à la manière de l’Autoportrait d’Édouard Levé. Un va-et-vient permanent entre des plans larges et des plans serrés ; zoomer, dézoomer ; du général au particulier ; de l’universel à l’intime. Les phrases que tout le monde pourrait prononcer sans mentir (« Je n’aime pas porter le masque »), celles qui ne sont vraies que pour une partie du groupe (« J’habite à Montreuil depuis toujours »), celles qui sont tellement spécifiques qu’on ne peut les dire que pour soi-même (« Ma sœur a le double de mon âge et pourtant je la trouve plus enfantine que moi »). Ce n’est pas la première fois que je joue à ce jeu, mais c’est la meilleure fois, de loin. Fluide, excitant, hypnotique. Les phrases s’enchaînent, surgissent, circulent. Une fille demande à lire les siennes à voix haute, alors que nous venons juste de commencer. Les autres écoutent, rient quand c’est drôle, gardent le silence quand il le faut. Le plus souvent, c’est moi qui lis : leurs mots avec ma voix, et ils en redemandent. Je suis en apesanteur, chaque mouvement est léger, ample, indolore. On dit quelquefois, devant une classe : « Je rame. » Ici je nage, plus à mon aise que dans l’eau véritable (je suis un mauvais nageur), comme un poisson dans l’eau alors, plus assuré que je ne le suis dans l’eau qui, en vérité, m’inquiète. Avec cette classe, je suis en confiance. À leur arrivée, j’ai dit : « Je vous ai observés pendant la visite de la BNF, je vous ai trouvés sympas, alors j’ai pensé : Ça va le faire. » Je leur ai dit ça, à peine ils entraient dans la classe. J’ai placé la barre haut, j’ai pris le risque d’être déçu. Les vingt dernières minutes, je suis en roue libre : l’autoportrait a cartonné, j’essaie autre chose, je lis un extrait de La rentrée de tout un peuple de Patrice Luchet. Je ne prends même pas la peine de désamorcer la résistance (« écrire un poème, c’est nul »), tout le monde se prend au jeu, écrit trois ou quatre vers et dit : « C’est mon poème. » À la fin, je les remercie. Et quand je rentre à la maison, à J.-E. qui me demande comment c’était, je dis : « Trop bien. »
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