Mon radar ne fonctionnait pas du tout

Aujourd’hui c’est mon anniversaire et le premier ministre est plus jeune que moi. J’ai vingt ans de plus que mes élèves. Et c’est à eux que je pense, bizarrement, quand j’apprends la nomination de ce type, d’apparence insipide et pourtant si malfaisant (le costume propret de ces néo-réactionnaires qui se prétendent cool) : je ne pense pas d’abord, je l’avoue, à sa petite contribution au saccage de l’Éducation nationale : il n’est passé par là que six mois, juste le temps de lâcher quelques boules puantes racistes, de supprimer quelques postes, puis de se sauver comme un voleur. Non ; en ce qui concerne la ligne politique, ça ne changera rien pour personne, que ce soit cette personne-là ou une autre : ils et elles sont interchangeables, fidèles au chef, lui-même entièrement dévoué à sa classe. Alors, si je pense à mes élèves, c’est parce que la plupart d’entre eux baignent précisément dans cette classe. Je parle de classe sociale, pas d’année scolaire. Je parle de mes élèves de Saint-Maur-des-Fossés, pas de ceux de Seine-Saint-Denis. Leur lycée Condorcet ressemble diablement à celui que j’ai fréquenté il y a vingt ans au Vésinet, je l’ai déjà écrit ici. Une banlieue blanche et friquée, conservatrice, éduquée mais pas très cultivée. Sauf que moi, à l’époque, j’étais le seul homosexuel identifié parmi les mille individus de cette usine à élèves — le seul homosexuel identifié par moi-même, j’entends — car seuls trois ou quatre ami·es étaient dans la confidence — mon radar ne fonctionnait pas du tout : j’étais incapable de reconnaître les dizaines d’autres qui se planquaient. L’un des garçons de ma classe était traité de « gay » par tous les autres (ils disaient gay, oui, comme une insulte, même pas pédé ou tapette ou d’autres jolis mots que j’ai appris à retourner depuis) alors que rien ne prouvait qu’il le fût — à mon avis, d’ailleurs, il ne l’était pas. Pourquoi ai-je échappé à leur vigilance ? Ma discrétion + leur aveuglement. Pour vous dire à quel point le radar était en panne : personne ne savait à quoi ressemblait un pédé, au fond. Ni les hétéros, ni moi. L’homosexualité était un tabou absolu. Ni le mot, ni le concept n’ont jamais été abordés, même pendant ces soi-disant séances d’éducation sexuelle — et pourtant je guettais avidement la moindre référence cryptée, je vous assure. En cours de français, Rimbaud et Verlaine étaient prétendument amis. Au CDI, j’ai emprunté Si le grain ne meurt d’André Gide parce que je n’avais rien d’autre à me mettre sous la dent : Gide ! à seize ans ! N’est-ce pas totalement dépressif, pour construire son identité ? Hier, au CDI du lycée Condorcet, j’ai remarqué Un jour ce sera vide d’Hugo Lindenberg ; et les bouquins de sociologie du genre, mis en évidence par la prof-doc ; et surtout trois volumes de Heartstopper (qui a emprunté le quatrième ?) : si j’avais lu ça plutôt que Gide, j’aurais fait des rêves plus doux.

Quand j’étais ado, j’avais une mère et une sœur géniales qui me comprenaient mieux que moi-même. Mais, dans une autre famille pas si lointaine, j’ai su que A. avait été foutu à la porte par sa mère, à l’âge où moi j’étais conforté par tout l’amour du monde. Pourtant A. n’était même pas rebelle. C’était le garçon le moins subversif que vous pouvez imaginer. L’année d’après, il travaillait dans une banque. Il votait à droite. Il était seulement gay : c’était son unique déviance. Je suis convaincu qu’aujourd’hui son coming out passerait comme une lettre à la poste, auprès d’une mère équivalente à celle qu’il avait alors : une femme de la classe moyenne supérieure, diplômée, de la banlieue ouest de Paris : l’électorat macroniste par excellence. Attention ! Il ne faudrait pas subvertir le genre ! Troubler les codes ! Faire trembler le patriarcat ! Devenir l’un de ces zadistes queers, forcément wokes et véganes. On l’a vu pendant les confinements : les seules relations sociales reconnues comme légitimes étaient : 1. la famille ; 2. le travail. La famille, pour ces gens-là, c’est le couple, hétéro ou homo, peu importe, mais conforme au modèle. Quid des couples qui n’avaient pas de lien légal ? qui ne vivaient pas ensemble ? et des amours multiples ? et des amitiés plus puissantes que les liens familiaux ? Tout ça était relégué au rang du louche — du comportement antisocial. En revanche, s’il s’agit seulement d’être gay toutes choses égales par ailleurs (c’est-à-dire : se marier, acheter un appartement à crédit, participer activement à la société de consommation), je suis sûr que désormais ça passe. Qu’on soit bien d’accord : quand je dis que ces gens nous tolèrent, c’est à la seule condition que nous rentrions dans leur case, au chausse-pied s’il le faut. La déconstruction, beurk. Je regarde pour qui ont voté les habitants de ces banlieues chics où, il y a vingt ans, l’homosexualité n’existait pas : à la dernière présidentielle, les résultats de Saint-Maur-des-Fossés et du Pecq (où j’habitais alors) sont identiques : Macron à 40, Le Pen et Zemmour à égalité (10 et 10), Pécresse à 9, les candidats de gauche tous additionnés à moins de 25. On peut donc dire que ces bastions de la Manif pour tous sont devenus les parfaits viviers du macronisme : la plupart des parents de mes élèves ont voté pour ce gouvernement réactionnaire, raciste, violent, anti-pauvres… mais dans lequel plusieurs ministres sont ouvertement gays. Voici donc de quoi Gabriel Attal est le symptôme : dans cette fraction-là de la bourgeoisie, l’homosexualité n’est plus une raison suffisante pour se faire exclure. La nomination d’Attal n’est pas une bonne nouvelle (je le répète : lui ou un·e autre, aucun émissaire de ce parti ne fera avancer notre cause : ils ont assez prouvé depuis sept ans qu’ils étaient le contraire de féministes, le contraire de progressistes) ; la bonne nouvelle, ce serait « un gouvernement de gauche avec une vraie pédale à sa tête » (comme je l’écrivais hier à M.) ; toutefois je dois admettre que cette nouvelle est le révélateur d’un phénomène, que l’on commençait à entrevoir dans la classe sociale dont il est issu : au lycée Condorcet où je travaille, et au lycée Alain où j’ai étudié, je suis certain que des élèves affirment aujourd’hui leur homosexualité sans se faire taper par les autres. S’ils veulent l’assumer sans faire de vague, je crois que c’est possible. Bonne nouvelle ? Oui… bien sûr… même si, à d’autres moments, j’ai envie de dire que « c’est dommage », car je préfèrerais qu’ils fassent des vagues, au contraire. Qu’ils dansent avec panache ; qu’ils flamboient ; qu’ils saisissent la chance d’être différents pour devenir révolutionnaires ; qu’ils ne reproduisent pas les tristes modèles de leurs aînés ; qu’ils inventent leur propre manière de vivre ; une vie conforme à nos désirs ; qu’ils jettent au feu le patriarcat, la binarité de genre, le mythe de l’exclusivité amoureuse, la famille nucléaire. Je voudrais que ces petits bourgeois sages, une fois touchés par la grâce de l’homosexualité, renoncent à devenir Gabriel Attal — qu’ils comprennent que la droite n’est jamais l’amie des minorités. Qu’ils prennent le maquis.

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