Accompagnant l’exposition « Dans les marges, trente ans du fonds Michel Chomarat » à la bibliothèque municipale de Lyon, un catalogue est publié aux éditions Mémoire active sous la direction d’Antoine Idier. Merci à vous, Michel, Antoine, pour votre invitation : je suis fier d’avoir contribué à ce livre (disponible à Lyon à la bibliothèque de la Part-Dieu, et à Paris à la librairie Les Mots à la bouche) par le texte reproduit ci-dessous.
C’est un garçon. Disons qu’il a seize ans. Comme tout le monde, il cherche à comprendre qui il est, mais il a quelque chose de spécial que tout le monde n’a pas : le désir qu’il éprouve pour ses semblables. Mais ça veut dire quoi, « ses semblables », quand on est seul au monde ? Il sait qu’il est homosexuel bien qu’il ne connaisse aucun autre individu de son espèce. Comment peut-il donc le savoir ? C’est une identité plus grande que soi : il a déjà compris que cette part de lui-même dépassait les contours de sa petite vie. Il existe des hommes ainsi faits, tout autour de la terre et à toutes les époques. Sur l’ordinateur familial, il épuise avec précaution l’abonnement à internet sans chercher à entrer en communication avec des vivants : il ne drague pas — il n’ose pas encore ; peut-être n’en a-t-il même pas envie ; il faudrait d’abord se sentir prêt — il visite plutôt des sites d’information. Il se documente sur la communauté dont il fait partie. Oui, il pense « communauté », bien qu’il soit seul dans le salon, devant un écran. Il cherche à s’identifier. Il trouve alors des prédécesseurs, à défaut de modèles. Même s’il n’a pas envie de leur ressembler (certains lui font même peur), il se sent concerné par leurs vies. Il s’effraie des destins de certains de ses devanciers : condamnés au placard pour l’éternité, si ce n’est au bûcher ; contraints de se satisfaire de rares caresses furtives et anonymes ; ou bien, au contraire, s’abîmant dans une débauche libératrice dont la punition sera le sida. Tu parles d’une réjouissance. A-t-il envie de se faire sucer dans les toilettes de la gare, ou de passer ses nuits dans les jardins publics ? Il ne connaît pas très bien Paris, il a visité le Louvre avec l’école, une fois, mais il sait déjà que l’on drague aux Tuileries. Drôle de connaissance qu’il est en train d’acquérir. C’est à moitié excitant, à moitié dégoûtant. Il faut dire que le garçon est romantique et qu’il espère le prince charmant : le décor des Tuileries s’y prêterait bien, mais alors en plein jour, sur un cheval blanc. Il ne trouve guère de ces histoires-là dans la littérature. Celles qu’il découvre sont bêtement réalistes — ou tissées de fantasmes qu’il ne reconnaît pas comme siens. Tant pis ! Il les accepte quand même. Il les assume. Mieux : il est prêt à les revendiquer sans les avoir vécues. Il en est déjà fier. Il adhère sans réserve à une identité collective, alors qu’il n’a parlé à personne de son homosexualité. Il sent qu’il fait partie de ce peuple sans avoir encore rencontré physiquement aucun de ses membres. Ce phénomène ne se produit pas par magie : il est l’œuvre des militants, des historiens et des témoins qui ont travaillé précisément dans ce but. Des récits, des archives, une volonté de tisser des liens. Un passage de relais. Il les remercie en pensée.
Il se passionne pour tout ce qui concerne l’homosexualité. Il voit les films d’Almodóvar (sa mère adore) et ceux avec Jean Marais (sa mère dit qu’elle était amoureuse de lui, petite, alors il décide que lui aussi). Bien qu’il ne se soit jamais intéressé à la musique, il écoute Klaus Nomi et Lou Reed (ce sont les disques de sa mère) en essayant de comprendre ce qui le concerne dans les paroles. Et sans avoir commencé les cours de philo, il sait déjà qui est Michel Foucault parce qu’il a lu Hervé Guibert. En terminale, il demande à un camarade : « Tu savais que Keynes était gay ? » — et le copain répond que non, et qu’il s’en fout. Mais pour nous, c’est important de le savoir (maintenant il dit « nous » intérieurement), car ça nous donne envie d’écouter en classe : nous sommes obsessionnels, nous voulons voir partout notre reflet dans le miroir, même dans l’austère programme du bac, spécialité économie et sciences sociales. Le garçon a choisi cette option, oui, et il argumente crânement : « Je veux comprendre comment marche le monde. » Au sens politique, s’entend. Il aurait toutefois pu choisir pour la même raison, dans le même élan, d’étudier les lettres, mais il préfère naviguer seul dans cet océan littéraire qui lui procure un plaisir nettement plus vif. Il ne veut pas que des maîtres lui disent ce qu’il doit lire. Il fait confiance à sa boussole pour s’orienter dans les rayonnages : il est homosexuel, il trouvera des compagnons partout. Au CDI du lycée, il lit des livres qui ne sont jamais ouverts par personne : il y a de la poussière sur la tranche de La confusion des sentiments et de Tonio Kröger. À la bibliothèque municipale, il ne craint pas de se faire remarquer en empruntant Corydon et Journal du voleur, et puis Le jardin d’acclimatation et La chambre de Giovanni, car les gens qui travaillent ici n’ont pas idée de ce que sont ces livres — croit-il : « Pauvres naïfs ! » Mais évidemment, c’est lui le naïf : il se persuade d’appartenir à un monde souterrain dont lui seul aurait les codes. En réalité, il ne connaît encore que des personnages de fiction, ou des morts, et il serait grand temps qu’il rencontre des vivants pour confronter ses désirs à la réalité.
Il écrit. Il documente sa propre vie. Il pense : « Je vis quelque chose d’important dont il faut garder la trace. » L’éveil au sentiment et au désir. Il écrit : « Je suis pédé. » C’est le mot qu’il utilise pour se protéger d’une attaque qu’il n’a pourtant pas subie (personne ne l’a encore insulté) : il connaît les défenses de sa communauté, il a appris le principe du retournement du stigmate. Il utilise cette arme réthorique forgée par ses prédécesseur comme un bouclier à son propre usage. Il les remercie pour ça aussi. Il est fier de recevoir ce cadeau de leur part.
Il écrit pour lui-même. Pour le temps présent. Comprendre ce qu’il est, lui, dans son monde : sa vie intime prise dans un contexte (car l’intimité est politique, encore une chose qu’il a apprise, il est allé sur les sites d’associations militantes, il a même entendu la voix de Guy Hocquenghem une fois à la radio). Il écrit aussi pour les temps futurs : « Il faudra que je me souvienne de tout ça. » Il constitue une archive pour son propre usage — et pour les autres qui le voudront. Il écrit pour les gens qui prétendent le connaître, mais qui n’ont rien compris (une invitation en page de garde de son journal : « Si je suis mort, ne détruisez rien, lisez tout »), ainsi que pour les inconnus à venir, qui éprouveront le même besoin que lui de se reconnaître dans un miroir. Ceux-là admireront les destins et le style des hommes célèbres, mais ils peineront à s’identifier à leur image : ils liront alors son histoire à lui, banale, celle qu’il écrit compulsivement comme on accumule des preuves. Il conserve, il étiquette, il numérote. Il comprend que son besoin d’écrire vient de cette pulsion : garder une trace de ce qui n’est pas encore mort. Non pas parce que sa vie est plus intéressante que celle des autres, mais précisément parce qu’elle résonne avec celle des autres.
J’écris ce texte à l’invitation de Michel Chomarat : c’est lui que ce garçon remerciait en pensée. Il lui savait gré de collecter, avec une ferveur aussi joyeuse que méticuleuse, les indices de cette vie gay qui l’a précédé ; c’est lui que je remercie de m’accorder sa confiance dans les pages de ce catalogue — livre qui rejoindra les fonds de plusieurs bibliothèques, qui sera conservé à son tour. On préservera une trace de ce livre qui contient d’autres traces. J’écris à la troisième personne, pas seulement par coquetterie de langue, mais parce que le garçon que je décris n’est pas exactement moi : je suis certes ce garçon, mais vous l’êtes peut-être aussi, vous qui lisez ce texte — que vous soyez ou non un garçon, d’ailleurs — nous avons forcément quelque chose de commun, vous et moi — que vous soyez jeune ou que vous l’ayez été — que vous soyez mort, peut-être, car on écrit aussi pour les morts, même s’ils ne s’en rendent pas toujours compte.
J’écris pour me souvenir que j’existe. J’écris sur le web en pensant aux laborieux robots de la BNF qui archivent l’immense réseau tant bien que mal. Peut-être que les serveurs qui abritent mes traces ne fonctionneront plus dans quelques années, mais leur mémoire à court terme est la plus facile à mobiliser : en ligne, qui me cherche me trouve. Une bonne archive est une archive bien rangée, cataloguée : disponible. J’écris des livres qui seront stockés pour les siècles des siècles. Je publie des fanzines de rien du tout, conservés comme des pièces de musée dans le précieux fonds de Michel : mais le grand silo qui les abrite pourrait brûler avant les serveurs informatiques. Est-ce que ce serait grave ? J’y pense tout le temps. Une obsession de la disparition — non pas une crainte. Je n’en ai pas peur, j’en cultive seulement la pensée.
Je convoque des personnages disparus en cherchant leurs traces, comme d’autres font tourner les tables et interrogent les esprits frappeurs. Mais les voix qui nous répondent, à travers les livres, sont celles d’une minorité : celles des grands de ce monde, des hommes et des femmes qui ont réussi — c’est quoi « réussir » ? On a estimé que leur œuvre était assez édifiante pour être léguée à la postérité. On a décidé qu’ils étaient importants — c’est qui « on » ? Parfois, pour approcher les vies minuscules (celles des autres), je visite des centres d’archives. Ce qu’on perçoit de la biographie d’un personnage à travers les lignes tracées par l’institution : l’état-civil, les obligations militaires, les confrontations avec la police et la justice. C’est un canevas, une structure, un squelette. Mais où est la chair ? On n’apprend jamais de quoi ce corps était fait — ce qui le faisait frissonner, ce qui le faisait bander. Alors, comment sortir de cette alternative ? d’une part, les voix dominantes qui racontent en détail leurs états d’âme et de corps, d’autre part les petites voix réduites, traduites par les archives officielles. Il faudrait accéder directement à la source : aux paroles telles qu’elles furent prononcées par les voix mêmes — se glisser dans les empreintes laissées par leur corps. J’aspire à ce contact direct, à la rencontre intime. Pas d’entremetteur. Et surtout pas l’entremise d’un flic, ni celle d’un juge — celle d’un bibliothécaire, pourquoi pas, si celui-ci me plaît, s’il sait de quoi il parle, j’aime les hommes à lunettes — celle d’un historien s’il le veut, car j’aime aussi les historiens. Idéalement, on s’y mettrait tous : savants et naïfs, militants et curieux, on se parlerait, on ferait exister collectivement une voix par les résonances, par les échos de celle-ci rebondissant sur nous.
Mes fanzines photocopiés, agrafés à la main, sont conservés dans le Fonds Chomarat de la bibliothèque de Lyon. C’est moi qui les ai glissés dans l’enveloppe pour Michel. Or, on ne nettoie pas le papier comme on le ferait d’une vitre : hop, un coup d’éponge. Les traces de doigts restent donc sur la couverture, dépôt invisible à l’œil nu, quantité infime de sueur dont la composante majoritaire, l’eau, s’évapore aussitôt en laissant les sels et les acides aminés, imprimés sur le papier selon le dessin unique des dermatoglyphes — molécules appliquées sur la page du livre, comme les feuilles sèches et plates d’un herbier. Les empreintes digitales sont déposées sur le document, dont on dit, à son tour, qu’il est déposé dans un fonds, et lorsque je le consulte (je demande la référence trouvée au catalogue et l’on m’apporte une boîte de carton gris), je touche une surface qui a été touchée par d’autres peaux avant moi. Je touche le papier : émotion. Littéralement, ça me touche. De la main à la main. Alors, les flyers patiemment collectés par Michel et ses amis dans les clubs gays depuis des décennies ; alors, les magazines empilés depuis aussi longtemps ; alors, les écrits intimes ; alors, les photos de fêtes et de manifestations ; les tracts politiques ; les affiches ; les cassettes vidéos : dans combien de mains ces reliques sont-elles passées ? Les estampes anciennes, les romans licencieux : par quels amateurs ces pages ont-elles été caressées (d’une seule main, comme le veut l’expression) ? Les fantômes ont des doigts, ils laissent leurs empreintes partout.
Retour à ce garçon. Nous disions : il a seize ans. Parfois le dimanche il descend à la cave. Il est passionné de bande dessinée : il sait qu’il y a là des séries entières de Fluide glacial et de Pilote des années 1970, au milieu de dizaines de cartons accumulés par le père, qui collectionnait des magazines pour les revendre aux Puces. Le garçon ouvre des caisses de Playboy qu’il referme aussitôt, sans dégoût, mais avec indifférence. Il cherche ses BD patiemment, même s’il faut explorer des kilos de papier. Soudain, coincé entre deux revues qui le laissent froid, il tombe sur un Gai Pied. Un seul numéro. Il le glisse sous son pull, il remonte à l’appartement avec sa pile de BD sous le bras, bien en vue. Et le soir, enfin, il dévore son vieux journal de pédés : c’est un cadeau tombé du ciel (non, mieux : remonté de la darkroom). Il le lit dans l’intimité de sa chambre, seul, mais en communion avec des centaines, des milliers d’hommes qui ne savent pas qu’il existe. Il lit tout, même les petites annonces. Surtout les petites annonces. Il ne connaît pas Paris, mais il découvre des adresses. La plupart ne sont plus valables depuis longtemps : le garçon grandit dans les années 2000, il n’ira pas draguer dans la rue Sainte-Anne ni au Manhattan. Les villes changent, les gens changent. Beaucoup sont morts. Les hommes qui ont feuilleté ce magazine vingt ans plus tôt, que sont-ils devenus ? Leur beau fantôme a laissé ses empreintes sur la page, une trace moins délébile que leur propre corps vivant, peut-être disparu depuis longtemps dans les limbes.
Mais tout le monde n’est pas mort, heureusement. Ceux qui sont bien vivants se souviennent. Parmi eux, certains se sont donné pour mission de conserver leur propres souvenirs et de collecter ceux des autres. Ils classent et trient. Ils rendent disponible. Ils racontent, ils expliquent. Ils exposent. Ils transmettent. Ils invitent d’autres vivants à partager une histoire. Et à partager le plaisir de ce partage (et ainsi de suite). Les objets et les livres sont nécessaires, mais ils ne suffisent pas : il faut des humains pour les faire vivre, pour leur insuffler un peu d’âme. La vie cataloguée serait bien triste, si elle ne s’incarnait pas dans un corps désirant et dans une tête pensante. Il me semble que c’est ce souffle-là qui anime l’aventure du Fonds Chomarat — et c’est celui qui me touche le plus intimement (et notre intimité est politique, n’est-ce pas ?) — j’espère lui rendre hommage avec ce texte.