Pas mal en général

Je leur ai fait le coup d’Aurélien et Bérénice : l’un de mes tours préférées. Ils se sont engouffrés dans la brèche, ils ont puisé dans le précieux, ils ont écrit avec cœur. J’avais pourtant élargi le terrain de jeu jusqu’aux relations de voisinage, aux camaraderies de surface, à toute sorte de relation scolaire ou quasi-mondaine dans laquelle l’intimité ne se mouille pas trop. Mais non, ils ont foncé tête baissée : l’amour au premier regard ; l’amitié à-la-vie-à-la-mort. Bien sûr, Aurélien aime Bérénice. Ça ne démarre pas terrible, on s’en souvient, mais justement : cette mauvaise impression nous place dans le champ de la séduction : il aurait fallu qu’elle soit belle, il aurait fallu qu’elle me charme, car j’ai envie de l’aimer. Coup de foudre paradoxal, comme un retard à l’allumage, mais c’est trop tard, on est accroché·e. Pour varier, je leur ai donné trois autres extraits littéraires : comment débutent des amitiés de cour de récré. L’identification joue à plein. Les garçons sont encore plus sentimentaux que les filles : avec leur copain d’enfance, ils se font des serments d’Indiens. Poteaux pour la vie. Que c’est beau d’aimer ainsi… et de clamer : « Dès que je l’ai vu, j’ai eu l’impression de le connaître depuis toujours. » Tant pis pour le cliché. On n’est pas anesthésié quand on a quinze ans. Trente-cinq cadeaux, l’intimité sur un plateau, merci. « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide » : aucun·e de vous n’a suivi l’exemple de ce début vachard, vous avez choisi d’écrire plus doux, plus subtil. Vous avez trouvé Aurélien snob. Mais, quand je quitte votre lycée, dans le métro du retour, à cause de cette phrase quelqu’un me dit : « C’est mon roman préféré. » Ce gars est sorti du RER en même temps que moi, il a marché le téléphone à l’oreille (« C’est B. de l’atelier théâtre, je vais être en retard »), il est entré à Château-de-Vincennes, je me suis assis presque en face de lui, j’ai choisi ma place exprès bien sûr, j’ai commencé à lire, il m’a interrompu : « Enfin, je dis que c’est mon roman préféré, je ne sais pas, mais je l’aime beaucoup. » Il montre mon sac en coton, sur mes genoux, avec l’incipit d’Aurélien imprimé en grosses capitales noires. Accessoire littéraire un peu geek, j’avoue. Je dis : « C’est une phrase violente quand on n’a pas la référence, mais quand on l’a, ça fait plaisir. » Il répond que oui, ça fait plaisir. Et la chose qui fait vraiment plaisir, ici, c’est d’être abordé par un joli gars qui aime Aragon : je sais comme ça peut sembler toc : on me répondra qu’on n’est pas dans un film, mais la vie ressemble aux films, parfois : d’où croyez-vous qu’ils tirent leurs scénarios, les artistes qui vous font rêver ? Il est blond, pourquoi pas, je ne regarde pas souvent les blonds, je veux retenir son attention, alors je lui dis : « J’ai trouvé ça ce matin dans une boîte à livres », je lui montre Les communistes d’Aragon, autrement dit la suite d’Aurélien, étonnant n’est-ce pas, justement ce matin quand j’allais au lycée, dans le square de cette banlieue bourgeoise il y avait une pile de bouquins cocos, l’autobiographie de Maurice Thorez achetée à la Fête de l’Huma 1950, c’était mentionné au crayon sur la page de garde, mais je ne donne pas ces détails au gars, je lui montre seulement la couverture rouge et je dis : « J’avais le sac idéal pour emporter ce livre », il aime la coïncidence, en tout cas je le crois parce qu’il sourit, pour me faire plaisir et pour se faire plaisir, car le plaisir ça se partage, et il dit : « Bonne lecture », alors je reprends mon René Crevel, c’est Êtes-vous fous ? et nous pourrions en parler, lui et moi, s’il en avait envie, mais il a sorti un cahier et un stylo à bille, j’essaie de capter son regard encore, en vain, puis c’est Bastille, ma station, alors je descends et il lève les yeux, il lève la main aussi, il agite les doigts, ô le charmant au-revoir. Nous aurions pu être amis. « La première fois qu’A. vit B., il le trouva franchement joli. »

La première fois que je l’ai vu en vrai, lui, c’est-à-dire ailleurs que sur un écran, je l’ai trouvé petit. Pas « trop petit » : juste petit. Et beau (ça, je m’en doutais). On est devenus amis. Les conversations tardives, les messages tous les jours. Je n’ai pas compris ce qui s’est passé ensuite. Un fantôme. Pas une absence de nouvelles (déjà, au début, il était resté silencieux plusieurs jours, c’était inquiétant, j’ai même craint qu’il soit mort, j’ai regardé les faits-divers dans le journal local, mais rien, et soudain il est réapparu, fausse alerte), pas le silence, donc, pas cette fois : seulement la distance brutale. Auprès des autres, il existait. Mais à moi, il me mettait des vu, comme disent les jeunes. Une explication ? Aucune. Ni préavis, ni sommation. Sans doute croit-il qu’on peut s’en passer, parce que quelque chose s’est passé, justement, et que je devrais le savoir ? Je ne sais pourtant rien. Je ne pige rien. Les mois passent. Et soudain, ce soir : il déboule. J’aurais dû m’en douter, dans cet endroit qu’il fréquente comme moi. Mais il m’était sorti de la tête. Il me dit : « Tiens, tu es là, je ne t’avais pas reconnu. » Alors moi : « Ça ne m’étonne pas. » La bise quand même. Je le laisse causer avec nos amis communs — nos relations communes ? ils sont mes amis, mais lui, prétend-il à ce titre ? Puis j’entre dans la conversation, parce qu’on n’est pas des sauvages et qu’on habite le même monde : s’il n’était pas mon ex-ami, nous serions bons camarades. Nos sujets de prédilection, édition et politique. Lui aussi aime Aragon, tiens, comme le gars du métro : il prononce son nom à l’attention de mes amis. Puis, à moi, il demande où j’en suis. On parle boutique. Je lui annonce une perspective joyeuse, bien qu’incertaine encore, mais qui me fait drôlement plaisir : j’arrive à lui en toucher un mot sans fanfaronner. Un brin de conversation, en somme. Si notre amitié est morte, soyons au moins cordiaux. La dernière fois était si triste ! C’était au printemps, tombés nez-à-nez sans le vouloir. Nous n’avions rien à nous dire. En mon for, je répétais : « La seule conversation qui vaille la peine, c’est parler de nous, de pourquoi tu m’as ghosté ; tout le reste est du flan. » Alors on a parlé flan pendant trois minutes. Moi déçu, lui hypocrite : il m’a promis un café bientôt, qui n’est jamais venu. Je ne réclamais rien. Ce soir, heureusement, il s’épargne ça. Et moi, satisfait d’avoir échangé quelques mots intéressants et dépassionnés, à défaut de nos conversations passionnantes d’autrefois, et au contraire de l’entrevue plate comme la mort que nous nous sommes infligée au printemps. Nous valons mieux que ça, tu ne crois pas ? Je croyais que c’était fini, mais ça rebondit : un instant plus tard, dans la rue, tu marches devant moi. Tu te retournes, tu me vois. Tu m’attends. Oh ? Ça me fait plaisir, j’avoue. Il m’en faut peu. Puisque toi et moi allons dans la même direction — ce pourrait être une définition à l’eau de rose de — n’est-ce pas ? Faisons quelques pas. Je te pose des questions. Je m’étonne que tu ne connaisses pas ce quartier. Banalités ? Pas tant. Les étapes d’un lent retricotage ? N’exagérons rien. Ne réveillons pas les fantômes, laissons l’amitié dans les limbes où tu l’as précipitée. Mais c’est presque doux. Je me souviens que nous nous sommes connus. Ça a signifié quelque chose. Tu sors de ta poche une sucette (en forme de cœur, couleur fuchsia) : « On m’a donné ça au café, tu la veux ? » Je la prends. Tu parles d’un cadeau. Tu te débarrasses : « Je ne mange pas de sucre. » Il y aurait tant de sous-entendus ! Mais je me retiens de les exprimer. On se sépare. Tu dis : « À bientôt ? » avec un point d’interrogation bien audible, bien suspendu entre nous. Je réponds : « Si tu veux. » Je ne t’écrirai pas. Un cœur. Une sucette. J’ouvre le plastique, je la mets dans ma bouche. Je ne réclame rien. Si la médiocrité me consterne, les ruptures mélodramatiques m’affligent tout autant : je hais les portes qui claquent et les fins tragiques. Quant au silence, c’est le cliché de rupture le plus exaspérant, la fin faussement radicale pour scénariste paresseux : voilà-t-y-pas que notre personnage se drape dans son mutisme. Descends de ta tour d’ivoire, hé, crâneur ! Parlons-nous, de loin en loin. Je ne te déteste pas, et tant pis pour l’amour. J’ai envie de demi-teintes et de complexité. De fins ouvertes et de bifurcations, à défaut de fins idylliques. Dans son dernier journal-poème, M. me désigne par l’initiale de mon prénom, et déclare : « Les histoires d’A. ne finissent pas mal en général. »

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