Je reviens au lycée Condorcet de Saint-Maur-des-Fossés où j’ai travaillé l’an dernier, et je dis aux élèves (qu’on m’a promis choupis comme tout) : « Je ne suis pas ami avec vos profs. » Je n’ai pas l’intention de vexer quiconque : il s’agit d’expliquer que le CNL m’a mis en relation avec elles en 2021 dans le cadre d’une résidence, et que le projet s’est si bien passé qu’on a envie de travailler ensemble à nouveau. Autrement dit : nos relations sont au beau fixe (ouf), dans une estime professionnelle mutuelle (oui) qui n’empêche pas un agréable papotage autour d’un café (on n’est pas des sauvages). C’est chouette pour moi : qu’on me rappelle. Que je n’ai pas besoin de passer ma vie à rédiger des candidatures à des appels à projets dans l’espoir de gagner (une fois sur dix) le gros lot : le droit de travailler. Cette année se déroule avec fluidité : des gens m’ont proposé du boulot, puis se sont tapé eux-mêmes les dossiers relous que réclame l’administration vorace : clin d’œil à P. au lycée de Villepinte, qui apprivoise Adage et les autres créatures bureaucratiques. Avec P., on ne se connaissait pas avant d’avoir l’idée de travailler ensemble. À Gagny, pareil : un premier contact établi il y a deux ans a fait ricochet. Et à Rosny, Xavier a joué l’entremetteur. Je dis à I., la prof-doc de Condorcet : « Le temps que je ne perds pas à chercher du boulot, je le consacre à ce que j’aime : mon boulot. » Ça semble facile. Ça ne tombe pourtant pas tout cuit dans le bec : je me donne du mal. Cinq ans que je vis comme ça, désormais. Cinq ans ! d’ateliers d’écriture, de résidences quelquefois. D’une précarité que je peux me permettre ; d’une précarité qui ressemble fort à la liberté — j’ai de la chance. Lorsque P. me demande ce qui m’a décidé à quitter la mairie de Paris pour de bon, je réponds : « Si on m’avait accordé un mi-temps, j’y serais encore, car j’aurais assez pour vivoter, et du temps pour écrire. » Mais, sans ce besoin de trouver des sous, je n’aurais jamais commencé les ateliers : or, me priver du meilleur boulot que j’ai jamais exercé, quel gâchis ! Alors, merci au coquin de sort de m’avoir poussé vers la sortie. Bon. Je crois que je l’avais assez taquiné, le sort, pour qu’il me foute à la porte. Cinq ans : ça veut dire que je suis officiellement radié des effectifs de la fonction publique. Je n’ai plus le droit de renouveler ma dispo. Je suis en-dehors des clous depuis le 1ᵉʳ octobre. Dans mon administration, personne ne m’a contacté : j’attendais un coup de fil qui m’aurait demandé : « Coucou, on pense à vous, vous revenez travailler avec nous, ou bien vous nous quittez ? » — à défaut, j’aurais reçu un courrier froidement technique me notifiant d’une radiation. Que nenni. Rien n’est venu. J’ai bifurqué si loin de leurs yeux (et de leur cœur) qu’ils oublient même de me virer. Ça me chagrine ? Non.
Passage en coup de vent chez M., à Montreuil : elle était ma petite cheffe à la mairie (l’adjectif « petite » est affectueux, tandis qu’avec la « grande » ça s’est terminé en guerre de tranchées). Mais on ne parle pas du vieux temps : sa maison accueille une petite bande d’ami·es et une ribambelle d’objets plus ou moins utilitaires en céramique, à l’occasion des portes ouvertes des ateliers d’artistes. Qu’il est loin, le bureau ! Les quelques fois où des anciens collègues m’ont tenu au courant de ce qui s’y passait depuis mon départ, j’ai eu peine à m’y intéresser, je dois l’avouer. Ce n’est pas un défaut d’empathie, plutôt un sentiment d’étrangeté : l’orbite de ma planète a dévié. Heureusement, nous avons d’autres choses à nous dire. Je lui apporte les livres qu’elle m’a commandés (vous aussi, achetez-les, n’hésitez pas à en prendre plusieurs : le prix est modique). Elle demande si la souscription a bien marché ; je réponds : « Oui, les fidèles m’ont montré qu’ils étaient fidèles. »
Être fidèle, sans doute, c’est passer ce temps au téléphone avec lui pour parler d’amour — mais lequel ? mais tous à la fois — car il faut s’aimer, oui, pour se parler ainsi des amours qui brillent pour d’autres que nous : il y a assez de place pour chacun dans la vaste vie d’un homme comme lui. Je dis « lui », c’est-à-dire que je lui dis « tu ». Évidemment que cela veut dire « je ». Tu l’avais déjà compris. Je te parle de lui comme je te parle de moi.
Il fait froid tout à coup, je sens ma main se crisper un peu sur le téléphone, car je lui parle en marchant vers mon rendez-vous. Je suis attendu dans ce café qui devait porter le nom d’un mage (dans le texto qui valait invitation), mais dont l’enseigne a changé : il s’appelle Gabriel à présent. Tiens tiens ! L’as-tu remarqué, Pierre ? Moi, c’est maintenant que j’y pense, pendant que j’écris : Gabriel aussi est un ange. Combien de fois au café des Anges, toi et moi, en quelques jours ? Il faut donc ajouter ce matin-ci, car Gabriel est de la même essence. C’est beau d’assister aux prémices d’un discours. Il débute sa création en suivant son seul désir : un instinct d’artisan. L’envie d’agir sur la matière. Il dit qu’il n’est pas intello. Mais à côté de moi, face à S. dans ce café, il remue des questions profondes : qu’il le veuille ou non, il y a une source intime, et une direction qu’on pourrait appeler : « concept ». Comment parler de création sans produire du gloubi-boulga pour les snobs ? Un discours qui ne noierait pas le poisson, mais au contraire : qui accompagnerait son mouvement, qui canaliserait le courant et emmènerait le poisson plus loin (pardon pour la métaphore). Au café, je précise qu’il était « à côté de moi » parce que c’était la position de nos corps dans l’espace, tous deux ensemble face au troisième — et aussi, parce que j’ai envie de jouer ce rôle : essayer avec lui le « côte-à-côtisme » que G. pratique si bien : je n’écrirai pas sur lui ni sur son œuvre, mais en compagnie de lui et d’elle — non pas en parallèle, car les parallèles ne sont pas censées se toucher — au contraire, nous nous toucherons, car j’écrirai en rebond, ce sera comme un ping-pong : chacun fera ce qu’il doit faire, stimulé par le regard de l’autre. Je copie ci-dessous une première bribe.
— Aux Anges, il m’offre un livre trouvé dans un bric-à-brac : Boileau-Narcejac, Terminus, mais pas « provisoire ». Son titre comme la moitié du mien : l’autre moitié reste à faire, la seconde partie du voyage ; il a pris un train pour venir me voir. Entre les pages, deux vestiges d’une première lecture il y a plus de vingt ans : un certificat numéroté des éditions Atlas à propos d’une reproduction du Baiser de Rodin ; une histoire de sculpture, donc, et d’une copie encore ; et un ticket de carte bancaire édité à Hérouville, restaurant Le Carrefour : deux lignes se croisent, car c’est une histoire de rencontre. Je lui fais remarquer que l’auteur, en fait, ce sont deux auteurs ; puisqu’il s’agit d’un duo ; puisqu’il me parle de travailler ensemble. Il me fait remarquer, lui, que le livre est abîmé à cause de l’autre cadeau qu’il me montrera tout à l’heure : le bloc granuleux a attaqué la couverture, l’image est détruite en plusieurs points ; puisqu’il s’agit d’empreinte.