Mais des oiseaux nous regardent

Il vient parfois le matin, mais là, ça faisait longtemps qu’on n’avait plus de nouvelles. Tu crois que c’est le même ? Je suis certain que oui. Regarde : il se pose au même endroit qu’avant. Il aime les petites boules rouges de cette plante, je ne sais pas comment elle s’appelle. Il sautille sur le bord de la jardinière. Je m’approche, il s’envole. Je m’éloigne : il revient. Je m’approche de nouveau. Il reste. On se regarde. Oui, c’est lui. Je vérifie sur le site de la LPO : les merles vivent deux ans, mais c’est une moyenne, et ceux qui survivent à leur première année vivent souvent cinq ans. Chaque couple habite un unique territoire toute sa vie durant. On a vu souvent la merlette dans la cour. Mais à la fenêtre, c’est toujours le mâle qui vient. Il paraît qu’ils peuvent être migrateurs. En quelle saison le voyons-nous à Paris, d’habitude ?

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Aux quatre côtés de la table ronde

Je commence par une réponse vague, un peu mondaine, ridicule : « En pleine forme. » Je dis ridicule parce que ce constat est valable si je m’observe de très loin (ma vie dans les grandes lignes me passionne), certes, mais la vérité est plus nuancée si je m’attache au détail de ces derniers jours : « Pour être plus juste, j’ai un petit coup de mou. » Ridicule parce que la mondanité n’est pas de mise ici. Je fréquente le moins possible les milieux où je ne peux pas être sincère (les conversations superficielles à la machine à café) et cette soirée est le contraire absolu d’une convivialité de surface. C’est un habitacle de douceur douillette bâti par quatre paires de mains, un enclos de confiance où l’on parle vrai. Je dis à L. que je me sens mou, oui. Une traversée qui ne durera pas, je me connais, mais il faut que je passe par là, quand même, régulièrement : je me connais. Je dis à L. que j’attends quelque chose. Que je reste suspendu à la réponse de quelqu’un. C’est vrai. Difficile pour moi de me sentir dépendant. Bien que cette passivité ne dure que depuis une poignée de jours, j’ai l’impression d’être coincé pour toujours dans la diagonale du vide des Tartares. Je déteste ne rien faire. Je déteste qu’il ne m’arrive rien. Oh, inutile de me contredire : je sais déjà que j’ai tort. Ne louez pas mon travail, mes succès, les rencontres qui m’illuminent en temps normal — j’ai conscience de tout ça — je sais qu’il ne m’arrive pas rien. Que ma vie est riche. Je suis bien placé : c’est moi qui la vis. Laissez-moi prétendre un peu que je me confis dans l’ennui. Ça passera. D’ailleurs je ne m’appesantis pas là-dessus. Je ne plombe pas le dîner. Je ne l’égaie pas non plus. Je suis tel qu’en moi-même ; nos amis sont beaux et gais, eux aussi, mais n’oublient pas d’entrouvrir une zone d’ombre, une inquiétude, une colère. C’est l’idée de J.-E. de les inviter à la maison — nous invitons si rarement — plutôt que leur donner rendez-vous dans notre bar habituel. En écrivant cette phrase, je réalise que nous les avons connus là-bas, l’un et l’autre. Dans le cas d’O., l’histoire est célèbre, car nous l’avons mille fois racontée, lui et moi ; en ce qui concerne L. le décor est moins évident, car un ami commun nous avait présentés, un ami qui n’est plus le mien et qui n’était presque pas le sien — disons : un entremetteur qui ne se doutait pas qu’il provoquerait des amitiés durables après lui, presque malgré lui. C’était dans ce même bar, oui. Mais nous n’y allons pas ce soir. Il y a des choses qui se disent dans un petit appartement qu’on n’a pas envie de se crier à l’oreille dans une salle bruyante et surpeuplée. Nous restons aux quatre côtés de la table ronde qui, par définition, n’a pas de côtés. Nous restons quatre du même côté, alors. Quatre dans le même bateau : ça me semble fou d’atteindre cet âge où je puis dire, de plus en plus souvent : « Ça fait dix ans que. » Dix ans qu’on a connu l’un, dix ans qu’on a connu l’autre. Une fidélité. L’autre point commun de ces deux amis : nous les avons rencontrés ensemble — je veux dire : séparément, l’un après l’autre — O. le premier, L. peu de temps après — et il me semble qu’O. était présent le soir où L. est apparu dans nos vies — quand je dis que nous les avons rencontrés ensemble, je parle de J.-E. et de moi, car les premiers mots échangés n’ont pas été adressés plus à l’un qu’à l’autre : aussi bien O. que L. nous ont connus comme deux entités reliées, certes distinctes, mais associées intimement, comme deux ensemble.

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Pas mal en général

Je leur ai fait le coup d’Aurélien et Bérénice : l’un de mes tours préférées. Ils se sont engouffrés dans la brèche, ils ont puisé dans le précieux, ils ont écrit avec cœur. J’avais pourtant élargi le terrain de jeu jusqu’aux relations de voisinage, aux camaraderies de surface, à toute sorte de relation scolaire ou quasi-mondaine dans laquelle l’intimité ne se mouille pas trop. Mais non, ils ont foncé tête baissée : l’amour au premier regard ; l’amitié à-la-vie-à-la-mort. Bien sûr, Aurélien aime Bérénice. Ça ne démarre pas terrible, on s’en souvient, mais justement : cette mauvaise impression nous place dans le champ de la séduction : il aurait fallu qu’elle soit belle, il aurait fallu qu’elle me charme, car j’ai envie de l’aimer. Coup de foudre paradoxal, comme un retard à l’allumage, mais c’est trop tard, on est accroché·e. Pour varier, je leur ai donné trois autres extraits littéraires : comment débutent des amitiés de cour de récré. L’identification joue à plein. Les garçons sont encore plus sentimentaux que les filles : avec leur copain d’enfance, ils se font des serments d’Indiens. Poteaux pour la vie. Que c’est beau d’aimer ainsi… et de clamer : « Dès que je l’ai vu, j’ai eu l’impression de le connaître depuis toujours. » Tant pis pour le cliché. On n’est pas anesthésié quand on a quinze ans. Trente-cinq cadeaux, l’intimité sur un plateau, merci. « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide » : aucun·e de vous n’a suivi l’exemple de ce début vachard, vous avez choisi d’écrire plus doux, plus subtil. Vous avez trouvé Aurélien snob. Mais, quand je quitte votre lycée, dans le métro du retour, à cause de cette phrase quelqu’un me dit : « C’est mon roman préféré. » Ce gars est sorti du RER en même temps que moi, il a marché le téléphone à l’oreille (« C’est B. de l’atelier théâtre, je vais être en retard »), il est entré à Château-de-Vincennes, je me suis assis presque en face de lui, j’ai choisi ma place exprès bien sûr, j’ai commencé à lire, il m’a interrompu : « Enfin, je dis que c’est mon roman préféré, je ne sais pas, mais je l’aime beaucoup. » Il montre mon sac en coton, sur mes genoux, avec l’incipit d’Aurélien imprimé en grosses capitales noires. Accessoire littéraire un peu geek, j’avoue. Je dis : « C’est une phrase violente quand on n’a pas la référence, mais quand on l’a, ça fait plaisir. » Il répond que oui, ça fait plaisir. Et la chose qui fait vraiment plaisir, ici, c’est d’être abordé par un joli gars qui aime Aragon : je sais comme ça peut sembler toc : on me répondra qu’on n’est pas dans un film, mais la vie ressemble aux films, parfois : d’où croyez-vous qu’ils tirent leurs scénarios, les artistes qui vous font rêver ? Il est blond, pourquoi pas, je ne regarde pas souvent les blonds, je veux retenir son attention, alors je lui dis : « J’ai trouvé ça ce matin dans une boîte à livres », je lui montre Les communistes d’Aragon, autrement dit la suite d’Aurélien, étonnant n’est-ce pas, justement ce matin quand j’allais au lycée, dans le square de cette banlieue bourgeoise il y avait une pile de bouquins cocos, l’autobiographie de Maurice Thorez achetée à la Fête de l’Huma 1950, c’était mentionné au crayon sur la page de garde, mais je ne donne pas ces détails au gars, je lui montre seulement la couverture rouge et je dis : « J’avais le sac idéal pour emporter ce livre », il aime la coïncidence, en tout cas je le crois parce qu’il sourit, pour me faire plaisir et pour se faire plaisir, car le plaisir ça se partage, et il dit : « Bonne lecture », alors je reprends mon René Crevel, c’est Êtes-vous fous ? et nous pourrions en parler, lui et moi, s’il en avait envie, mais il a sorti un cahier et un stylo à bille, j’essaie de capter son regard encore, en vain, puis c’est Bastille, ma station, alors je descends et il lève les yeux, il lève la main aussi, il agite les doigts, ô le charmant au-revoir. Nous aurions pu être amis. « La première fois qu’A. vit B., il le trouva franchement joli. »

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D’autres pierres nous attendent

Les fragments tiennent par des pièces de métal vissées au mur. La pierre n’est pas gravée profond, de loin elle paraît lisse, pour la fixer ils ont mis trois gros rivets en acier, on ne voit que ça. Il y a un tampon en mousse entre elle et le métal rouillé. Parfois il manque. Si elle bouge, ça va frotter, ça va s’abîmer. // Les débris de béton parsemés entre les œuvres, la poussière, pour éviter la présentation trop propre : ce n’est pas précieux, on n’est pas dans une galerie. Ces débris soigneusement mis en scène : et si c’était un ornement ? Alors ce serait précieux. // Pas de vitrine : on peut toucher. Parfois tu touches. Tu dis : celle-la il faut que je la touche. Et tu la touches. // Ce qui est montré là est dix fois plus précieux que mes trucs. Dix fois seulement ? // Tes collages ont enflé, ils ont quitté le plan, le papier est devenu sculpture, ses chutes froissées dans les reliquaires. Besoin de volume. Puis tu choisis le béton, sa matérialité dure. Et sur sa surface, tes images redeviennent lisses. // Les colonnes ne viennent pas du même endroit, ni de la même époque. Mais on dirait la même pierre. La même que les murs autour, et la voûte de l’église. Que la tête fendue, nettement plus ancienne. Ancienne parce que sculptée à telle époque, trouvée à telle autre. Ancienne ou récente : on parle ici de la forme de la pierre, que quelqu’un lui a donnée. La naissance de l’œuvre, donc, pas de la pierre. La même pour les fragments exposés et les murs qui les accueillent. L’âge de cette pierre, on ne le dit pas sur les cartels. // Les graviers colorés incrustés dans ce béton. Dans le gros morceau, c’est un caillou de la taille du poing. // Je reconnais les œuvres déjà vues en photo. Mais le cheval ? Où est le cheval ? // Le cheval a quatre pattes devant et quatre pattes derrière. Ils sont deux. Quand on le sait, on devine la deuxième tête au fond. // Tu parles d’une stèle à propos de ce fragment plus grand qui tient debout. Je dis : « un manifeste ». Les figures sont toutes lisibles, on reconnaît les corps et leur entrelacement. On comprend ta technique. On comprend que les autres, plus petits, lacunaires, illisible, abstraits, procèdent de la même logique. Alors on cherche les corps dans les formes et les couleurs, on les déchiffre ou on les invente. // La couleur en aplat dans les formes antiques : la robe d’untel, un dieu ou une déesse, la tunique de pharaon. Rien ne manque. La peinture est intacte, impossible qu’elle soit d’origine. À côté : une autre couleur au fond des creux, dans les motifs les plus profonds. Il en manque beaucoup. S’ils l’avaient rajoutée pour le musée, ils n’auraient pas fait semblant comme ça. // Là-haut tu vas voir c’est magnifique, il n’y a rien, c’est lunaire, que de la caillasse. // Un éclat en forme de cratère, quatre centimètres de diamètre, un trou dans les lignes d’hiéroglyphes. Comme tes collages, lacunaires à cause des dégâts de surface. Mais tu les poses exprès sur des blocs brisés, il y a des trous, le support guide ton choix : quelle partie de l’image n’existera pas. Ici les hiéroglyphes ont été lisibles, puis ils ont disparu.

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Une infinité de films potentiels

Je découvrirai la vidéo en même temps que tout le monde. Il faut faire confiance. Le tournage a duré plusieurs heures (deux au moins) pour combien de rushes ? Une demi-heure. Sans doute davantage. Le clip final durera trois, quatre minutes maximum. Au montage, une infinité de films potentiels : garder une image, en virer une autre… les placer dans un ordre, dans un autre… avec le son d’une autre séquence. Et moi, je n’ai vu aucune des milliers d’images tournées en janvier (30 minutes = 1 800 secondes = 45 000 images). Catel dit : « les poètes ne voient jamais leur vidéo avant diffusion. » Ça sonne comme une maxime : une des propriétés du poète est de ne pas voir sa vidéo. Je pense beaucoup à ce tournage cette semaine, à cause de l’atelier cinéma à Gagny. Un cadreur, un perchiste, et toutes les minutes superflues qu’on capte et qui seront jetées — ou gardées de côté, au cazou. C’était dense. Le samedi soir, rétabli du rush de la semaine (autre acception du même mot : « situation où l’on est débordé »), j’explique à Baptiste : « Ils viennent de publier deux photos sur l’Insta d’Appelle-moi poésie, je ne savais même pas que j’avais cette houppette, on était dans les bois, aucune idée de la gueule que j’avais, on ne m’a pas donné de loge pour me pomponner, pas de miroir. » Dans l’ignorance de ma propre image. Quand ils m’ont dit : « On va faire un gros plan », même pas peur. Aujourd’hui je m’en fous, je fais confiance. Mais autrefois j’aurais été terrifié. Les garçons du foyer, cette semaine, je les ai trouvés étonnamment dégourdis devant la caméra. Même les timides, les gênés, ceux qui ne voulaient pas « jouer » : dans le documentaire, tout le monde a accepté d’être une silhouette, d’avoir un corps, de produire un geste, d’émettre un son — par exemple, pendant la scène du repas — je dis « la scène du repas », car c’est un film, mais j’aurais pu dire : « pendant le déjeuner », car c’était aussi la vie normale : un mercredi au foyer pendant les vacances — les mouvements et les voix ont été enregistrés, et personne n’a protesté — mieux : personne ne s’est moqué quand le film a été projeté. Pourtant, le zoom sur le visage de M. est audacieux : le gars ne fait rien, seul au balcon de la chambre, pendant une minute, deux peut-être ; il se tourne lentement face caméra ; le cadre se resserre. Je dis à Baptiste, aussi bien à propos de cet atelier que de mon propre clip : « Les plans les plus intenses sont aussi les plus proches du ridicule : on est sur la ligne de crête. » Mais, aucun ricanement. Total respect de la part des autres ados. Il faut avoir confiance en l’œil qui nous filme ; on lui confie notre image ; il faut avoir confiance en les yeux qui nous regarderont : on leur confie quoi ? Avec Baptiste, je ne parle pas d’une autre paire d’yeux, celle de D. plus tôt dans l’après-midi, sa voix en français : « Je peux faire une photo de toi ? » Je lui ai demandé s’il voulait avec ou sans lunettes. Il préférait sans. Il a précisé : « C’est une photo pour moi seulement. » Je n’ai pas réclamé à la voir.

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J’ai bifurqué si loin de leurs yeux

Je reviens au lycée Condorcet de Saint-Maur-des-Fossés où j’ai travaillé l’an dernier, et je dis aux élèves (qu’on m’a promis choupis comme tout) : « Je ne suis pas ami avec vos profs. » Je n’ai pas l’intention de vexer quiconque : il s’agit d’expliquer que le CNL m’a mis en relation avec elles en 2021 dans le cadre d’une résidence, et que le projet s’est si bien passé qu’on a envie de travailler ensemble à nouveau. Autrement dit : nos relations sont au beau fixe (ouf), dans une estime professionnelle mutuelle (oui) qui n’empêche pas un agréable papotage autour d’un café (on n’est pas des sauvages). C’est chouette pour moi : qu’on me rappelle. Que je n’ai pas besoin de passer ma vie à rédiger des candidatures à des appels à projets dans l’espoir de gagner (une fois sur dix) le gros lot : le droit de travailler. Cette année se déroule avec fluidité : des gens m’ont proposé du boulot, puis se sont tapé eux-mêmes les dossiers relous que réclame l’administration vorace : clin d’œil à P. au lycée de Villepinte, qui apprivoise Adage et les autres créatures bureaucratiques. Avec P., on ne se connaissait pas avant d’avoir l’idée de travailler ensemble. À Gagny, pareil : un premier contact établi il y a deux ans a fait ricochet. Et à Rosny, Xavier a joué l’entremetteur. Je dis à I., la prof-doc de Condorcet : « Le temps que je ne perds pas à chercher du boulot, je le consacre à ce que j’aime : mon boulot. » Ça semble facile. Ça ne tombe pourtant pas tout cuit dans le bec : je me donne du mal. Cinq ans que je vis comme ça, désormais. Cinq ans ! d’ateliers d’écriture, de résidences quelquefois. D’une précarité que je peux me permettre ; d’une précarité qui ressemble fort à la liberté — j’ai de la chance. Lorsque P. me demande ce qui m’a décidé à quitter la mairie de Paris pour de bon, je réponds : « Si on m’avait accordé un mi-temps, j’y serais encore, car j’aurais assez pour vivoter, et du temps pour écrire. » Mais, sans ce besoin de trouver des sous, je n’aurais jamais commencé les ateliers : or, me priver du meilleur boulot que j’ai jamais exercé, quel gâchis ! Alors, merci au coquin de sort de m’avoir poussé vers la sortie. Bon. Je crois que je l’avais assez taquiné, le sort, pour qu’il me foute à la porte. Cinq ans : ça veut dire que je suis officiellement radié des effectifs de la fonction publique. Je n’ai plus le droit de renouveler ma dispo. Je suis en-dehors des clous depuis le 1ᵉʳ octobre. Dans mon administration, personne ne m’a contacté : j’attendais un coup de fil qui m’aurait demandé : « Coucou, on pense à vous, vous revenez travailler avec nous, ou bien vous nous quittez ? » — à défaut, j’aurais reçu un courrier froidement technique me notifiant d’une radiation. Que nenni. Rien n’est venu. J’ai bifurqué si loin de leurs yeux (et de leur cœur) qu’ils oublient même de me virer. Ça me chagrine ? Non.

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Pas un ange, mais quasi

C’est un ange apparu sur le quai du RER à la station Gare-du-Nord, non pas pour m’indiquer la voie, mais pour me dire : « Tu es au bon endroit » — dans ta vie en général. Et en particulier, il me demande : « Vous êtes arrivé par quel moyen ? » Il s’agit d’une enquête sur la mobilité ; l’ange porte un gilet bleu logotypé. Je réponds : « Par le métro. » Il touche une case sur sa tablette. Voilà. Puis, il demande : « Vous lisez quoi ? » J’ai commencé hier Le coût de la vie de Deborah Levy, offert par S., et ça me plaît. J’explique : « C’est une femme qui quitte son mari à cinquante ans et apprend à vivre autrement, à reconfigurer son mode de vie. » Alors lui, avec son sourire lumineux : « Vous avez l’intention de vous séparer, vous aussi ? » Je proteste. Il enchaîne : « Vous avez raison, c’est intéressant de lire pour savoir comment vivent les autres. Quand on lit, on s’ouvre l’esprit, on part à la rencontre des personnages. Vous savez, les écrivains, ils parlent toujours un peu d’eux dans leurs histoires. Souvent, ils ont fait des erreurs dans leur vie, et ils écrivent à partir de ça, alors on peut apprendre de leurs expériences en lisant leurs livres. On en sort toujours grandi. » Il me dit qu’il y a une chose vraiment formidable dans ce pays : l’école. L’importance qu’on lui donne. Et une autre chose : la santé. En tant qu’étudiant, il a la sécurité sociale et il peut être soigné gratuitement. Il dit qu’il est arrivé en France il y a quelques semaines — là, son sourire n’est plus lumineux, il est radieux, irradiant : seul éclat naturel dans ce sous-sol blafard. Il me demande si je connais le Tchad. Je sais le placer sur la carte, rien de plus. Il me dit qu’il a eu son bac scientifique, là-bas, et qu’il est inscrit à la fac à Paris pour trouver un travail en rapport avec les sciences, la communication, la technologie, des trucs comme ça — il le dit plus précisément, mais j’oublie. Je retiens surtout ceci : « Et je lis, car c’est important pour avoir une belle vie. Il faut dire ça aux enfants, ça les aidera beaucoup. » Puis il me demande : « Et vous, vous faites quoi comme métier ? » La belle assurance de ses dix-huit ou vingt ans tout juste immigrés, le mouvement, l’élan vital, et comment il transforme ça en confiance, en aplomb contagieux : je l’admire. Et je réponds : « C’est formidable ce que vous me dites, parce que justement je suis écrivain, et j’attends mon RER pour rencontrer des élèves de lycée, pour leur montrer tout ce dont vous êtes déjà persuadé, vous. » Il sourit, mais pas davantage que tout à l’heure : aucune surprise, une sérénité douce, une sagesse qui pétille. Puis il se souvient qu’il a du travail, ce garçon qui ressemble à mes élèves, ce petit homme fluet dans son vaste gilet bleu, sa tablette à la main. L’autre main, il me la tend : je la saisis : amitié scellée. Il dit : « J’étais très heureux de cette conversation. » J’ignore son nom. Mon train arrive.

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Je te baptise « beau » alors tu seras beau

Origny-le-Butin est comme le patelin par défaut, celui qu’aucune mythologie n’accompagne, celui qui apparaît quand on pense « un village lambda ». Il n’est pas juché en-haut d’un promontoire rocheux, il n’est pas battu par les vagues, il n’est pas baigné par le glouglou d’une rivière pittoresque. On n’y a pas découvert le squelette d’un humain préhistorique. Aucune célébrité n’y a jamais vécu. C’est le village de Louis-François Pinagot, cet homme qu’un historien a choisi — non, il ne l’a pas choisi : son doigt a pointé son nom à l’aveugle sur une page de registre. Le bouquin1 m’a passionné alors que, a priori, je n’en ai pas grand-chose à faire de l’économie du sabot dans le Haut-Perche au XIXᵉ siècle. Mais le fait que Louis-François Pinagot soit sabotier n’est pas le sujet du livre : certes, on y parle de sabots sur des dizaines de pages, mais si le personnage avait été éleveur de brebis dans le Quercy, on aurait parlé de brebis. Le vrai sujet, le seul sujet, c’est la démarche de l’enquêteur qui restitue l’environnement d’un homme que tout le monde a oublié, pour mieux le cerner, lui — image des cernes concentriques d’un tronc d’arbre coupé. De quel bois son corps, ses pensées, ses émotions pouvaient être bâties. J’ai dit la même chose à S. à propos de Rue des Batailles : « Il se trouve que ça se passe à Madrid et à Tours, mais ç’aurait pu être à Quimper ou à Hambourg, pour moi c’est pareil. » Il est important qu’on comprenne ça — et je suis sûr qu’elle l’a senti en me lisant : la médecine vétérinaire ne m’intéresse pas davantage que la pêche à la sardine, mais il se trouve que Pierre soigne les chevaux de la troupe : qu’y puis-je ? Mon sujet, c’est ce qui se passe dans la tête et dans le corps de Pierre, quel que soit le costume que l’histoire lui fait porter. L’important, c’est la structure du puzzle : « Si certaines cases nous ennuient, oh, il suffira de les changer, pourvu qu’on garde le même nombre de cases. » Marrant de parler de cases avec S. qui, justement, s’y connaît en BD. Je lui dis que je faisais de la BD dans mes plus jeunes années : coïncidence. C’est dans la BD que j’ai commencé à avoir de l’ambition. Raconter des histoires. Transformer mon intimité en un objet lisible par les gens. Démarcher des éditeurs, même. J’aime raconter ça aux mômes à la première séance d’atelier. Mais S., ce n’est pas en atelier que je la rencontre. En ce moment, j’enchaîne les débuts. Pas seulement avec des mômes. J’ai aussi un groupe de vieux le mardi soir : le mot « vieux » n’est pas une offense, mais un constat : la moyenne d’âge est considérablement plus élevée qu’au lycée. Des adultes, en somme. La première fois que j’ai visité la Maison de Gagny, l’un des garçons s’est présenté comme ça : « Je suis jeune ici. » Dans le jargon du foyer, ça voulait dire : « Je suis l’un des ados logés ici. » Car ceux qui ne sont pas « jeunes » sont « éducateur » ou « éducatrice », quel que soit leur âge. Je me demande s’il m’a trouvé jeune, moi. C’est le même gars, hier soir au dîner, qui a dit : « On est des enfants comme les autres. » Le voici soudain un enfant. Il a raison. Mais pourquoi je parle de ça ? Je n’avais pas l’intention de m’engager dans cette voie en commençant d’écrire : ma trajectoire a dévié.

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L’intensité jamais ne déçoit

Il y a un cadre. S’il n’y avait pas de cadre, il n’y aurait rien dans le cadre. Logique. Ici, le cadre est matérialisé par les contours de la salle de classe (l’espace) et les cinquante-cinq minutes du cours (le temps). Devant les élèves, P. dit qu’il n’aime pas les horaires, la routine, les programmes trop précis. « Savoir aujourd’hui que je serai exactement dans cette même salle le lundi 3 juin 2024 à la même heure, ça me déprime. » Il y a des gens que ça rassure. Un collègue de P. par exemple, au déjeuner, dit qu’il aime bien ça. Les profs ne se ressemblent pas tous. « Moi, je ne suis pas prof », dis-je à une élève qui demande : « Pourquoi il y a deux profs ? » J’explique au groupe entier : « Je suis écrivain », etc. Refrain connu. Le principe de cet atelier avec P. : « En lisant en écrivant. » On parle beaucoup. En roue libre. On parle trop, je crois. C’est aussi ce qu’ont senti plusieurs élèves, qui osent l’écrire sur la feuille que je leur tends. « Vous parlez trop, mais vous êtes sympas. » Ouf. « Vous parlez trop, on voudrait pratiquer. » Formidable ! Allons-y. C’est la partie que je préfère moi aussi : écrire. Cependant, avant d’écrire, il faut poser le cadre. Le cadre est solide. On connaît le lieu et l’heure, et les personnes réunies dans ce périmètre. On sait quelles règles seront posées à la première, à la deuxième, à la troisième séance. Au-delà, on ne sait rien. Une fois que le cadre est posé, il faut que les choses adviennent. Lesquelles ? Oh, on a bien quelques désirs. On en a plusieurs : on ne pourra pas tout faire. Plusieurs, oui, mais vagues. Ne demandent qu’à se préciser. Ne demandent qu’à se contredire. Voulez-vous ceci ou cela ? Je veux tout. Quoi qu’il arrive, je serai content, pourvu qu’il se passe quelque chose. L’échec, ce serait : rien. L’ennui. Tout le reste m’intéresse. Je leur dis : « J’ai commencé à écrire parce que je m’ennuyais à mourir. » Écrire une vie plus intéressante que la vie (s’évader par l’imaginaire) : pourquoi pas. Mais moi, c’était l’inverse : écrire la vie telle que vécue, pour doubler son épaisseur. Et la vie devient importante, soudain. Et une vie importante, on ne peut pas la gâcher à s’ennuyer : ça m’a forcé à vivre des trucs en vrai pour trouver quoi écrire. C’est un peu tordu, j’avoue. Mais si c’est ma façon d’aller bien ? « Vous êtes sincère », écrit une élève. Ouf. Elle a compris que je ne faisais pas mon numéro. « Tout est vrai », comme dit l’un de mes écrivains préférés, l’ami qui a plus d’imagination que moi.

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Que désirez-vous ?

Bien sûr, deux cowboys qui s’aiment d’amour au début du XXᵉ siècle, ça ne va pas être facile, on s’en doute. Alors, en montrant la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, on espère quoi ? On apprend quoi ? Et à qui ? Comme tout le monde (je veux dire : comme tous les garçons comme moi), je me suis précipité sur Brokeback Mountain lorsqu’il est sorti au cinéma, et j’ai pleuré à la fin. J’ai adoré ça. Je n’avais rien d’autre à me mettre sous la dent. C’était le seul film, donc c’était un film bien : forcément. J’avais affiché leur photo sur mon mur. J’ignorais qu’on pouvait avoir mieux. Qu’on méritait mieux. Aujourd’hui je n’irai plus voir ça : « Deux cowboys s’aiment, mais dans leur monde cet amour est impossible, alors ils feront des choix raisonnables, ils resteront frustrés et sages, jusqu’à ce que l’un des deux décide d’assumer ses désirs et finisse lynché par les gars du village. » J’ai appris quoi, grâce à ce film ? Rien du tout. J’ai pleuré sur leur sort. J’ai pleuré sur mon sort. Merci les gars, c’est cool, j’ai dix-huit ans, je suis assez déprimé, vous n’avez rien de mieux à me dire ? Aujourd’hui je n’irai plus voir ça, car j’ai vu Strange Way of Life d’Almodóvar : ça commence par un cowboy qui dit à l’autre (son amour de jeunesse) qu’il a le dos cassé — « Brokeback », vous avez la ref ? Je l’ai donc vu comme une réécriture, comme la revanche d’un western queer et pop qui n’enfonce pas la tête du spectateur sous l’eau (le garçon coincé et triste de dix-huit ans qui existe encore, tapi dans le fond, à l’intérieur du gars de trente-cinq à l’aise dans ses baskets). Un film où le sexe est joyeux : leur première fois est drôle et fougueuse, encouragée par l’ivresse, en pleine lumière, tandis que les cowboys de mon adolescence baisaient en silence, dans le noir et dans la honte. Mais c’est Almodóvar, évidemment, et même lorsqu’il décrit le plus sombre (combien d’histoires terribles ? oh, je les ai vus, à dix-huit ans, ses films qui faisaient pleurer ma mère), il filme avec une infinie tendresse : jamais ses personnages ne se rendent malheureux par résignation : toujours ils font preuve d’imagination. Ils tentent d’inventer leur vie. Alors, oui, c’est pas facile : dans Strange Way of Life, on n’oublie pas la réprobation ambiante, l’injonction à la virilité, ces conneries dont on crève. Mais, dans les interstices, on laisse s’épanouir la joie, le désir, le fantasme, l’amour. La fin du film ne prétend pas que « tout sera parfait désormais » — plutôt, elle reste ouverte : « Et si on tentait de… ? » Il me semble que ce pourrait être cela, une « fin heureuse » qui ne se vautre pas dans l’idéalisme béat : une invitation. Une fin qui laisse une chance aux personnages de continuer au-delà du film, une fin qui les laisse voler de leurs propres ailes lorsqu’ils sont suffisamment armés pour le monde. Je reprends ici les idées que Coline Pierré développe dans son Éloge des fins heureuses, dont la lecture m’accompagne dans l’écriture de ce billet.

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