Le langage est mon langage

Je m’étonne, non, je m’émerveille, encore, toujours, de vivre cette vie. Dois-je remercier ma chance ? Dans le salon où l’on cause, dimanche, lorsqu’on m’interroge sur mon travail, je dis combien je suis comblé par « ce qui m’arrive en ce moment », à propos de mes livres à paraître, de la résidence, de tout — puis je complète : ça ne m’arrive pas tombé du ciel, ça fait dix ans que je bosse dur pour ça, et vingt ans que j’ai décidé (très fort, dans mon for d’ado) que ma vie future serait celle que je vis maintenant. Oui. Mais un autre, qui décrèterait pour soi-même un avenir aussi désirable (selon ses critères intimes) et dirigerait ses efforts (son enthousiasme, sa joie) vers ce but avec la même ardeur que moi, cet autre-là, s’il s’avère déçu, s’il galère, s’il reste en rade, alors, pourquoi ? Je ne sais pas utiliser le mot de « mérite ». Je ne sais pas quoi faire non plus du concept de « chance ». Parfois j’y crois. D’autres fois, je le rejette. Ou bien : admettons qu’il existe une bonne étoile : encore faut-il la voir. Aller la chercher. On dit : « La chance me sourit. » Oui, mais je lui ai souri moi aussi. C’est même moi qui ai commencé. Il ne s’agit plus de travail, ici. Je parle maintenant de la chance qui attendait sur un tabouret, perchée haut sous cette lumière bizarre. Il m’apprend plus tard que son prénom est le nom de l’étoile la plus brillante. Alors il brille, oui, mais il attend : il ne me tombe pas du ciel. J’approche. Peut-être n’aurait-il pas osé le mouvement réciproque. Alors on se serait croisés, de loin, et on se serait séparés sans avoir connu le premier cercle, celui où l’on se parle à l’oreille parce que la musique est forte, celui où l’on peut sentir, goûter, ce que l’autre a bu, fumé. On serait restés sur l’orbite la plus lointaine, le cercle visuel — je lis le lendemain que cette étoile, celle qu’il vante comme la plus brillante, touche nos rétines à 310 années-lumières de distance. J’aurais conservé de lui un souvenir visuel, alors, imprimé puissamment, car on dit que la mémoire des images est la plus frappante. L’image est hégémonique : elle supplante les autres souvenirs plus fragiles, les sensations diffuses, floues, pourtant ancrées dans nos corps, mais qui échappent au langage. On ne sait pas les décrire aussi précisément qu’une image. On peine à les enregistrer. Elles sont là, profondément là, mais elles s’échappent toujours. Avec lui, aussitôt qu’il apparaît, c’est précisément ce que je désire : provoquer d’autres sensations que cette image impérieuse (« un visage, un sourire, des yeux qui brillent ») qui s’insère dans nos têtes avec trop d’aisance, trop de confiance. Les mots plaqués sur les choses. De lui, je m’approche en espérant éprouver, puis me rappeler, des sensations que je ne saurai pas écrire ni dessiner.

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Choisir entre la vitesse et la lenteur

D’habitude, Nantes est une escale. Non, ce n’est pas vrai ; je suis déjà venu à Nantes sans aller au-delà ; deux fois ; il n’y a donc pas d’habitude. C’est plutôt un rituel. Avec Axel, j’ose le mot « pèlerinage ». Il regrette de me quitter pour travailler, au lieu de passer avec moi ces deux dernières heures de soleil ; je lui réponds qu’un brin de solitude ne me nuira pas pour terminer ce séjour si dense, et j’ajoute : « J’ai un pèlerinage à faire avant de partir. » La place Graslin, le Katorza, la rue Scribe — Juline qui me lit sait pourquoi. Sans tristesse, j’y passe chaque fois. Non, cela non plus n’est pas vrai ; en décembre dernier, mon escale était trop brève, je ne suis pas allé jusque-là, j’avais une heure à peine, je me suis contenté du château. Ces correspondances sont toujours le préambule de mes parenthèses avec W. (ou leur conclusion) ; mais cette fois je ne vais pas chez lui. Il y a cinq ans, nous nous séparions une première fois, rue Scribe, heureux comme deux gosses qui vivent intensément, nous nous doutions que la fin n’était que provisoire. Nous ne doutions de rien. Nous ne nous promettions rien non plus. Nous étions pleinement présents, en corps et en pensée, dans cette pizzeria de la rue Scribe, face au mur du Katorza qui clamait : « Vouloir le bonheur, c’est déjà le bonheur. » Je suis tenté de faire une photo de ces mots, comme à chaque visite, mais aujourd’hui ils sont alourdis d’un graffiti qui me déplaît. Alors j’observe, je pense, et je tourne le dos. Katorza, vu. Étape suivante. Le dernier lieu est l’hôtel où nous avions dormi — et ici ce « nous » n’est plus « lui et moi », mais Juline, notre mère et moi. Trois ans plus tôt, il y a plus de sept ans, une chambre pour trois, j’avais emporté La forme d’une ville pour le lire avant d’éteindre la lumière. Et soudain j’hésite. Je n’identifie pas l’immeuble avec certitude, comment est-ce possible ? On a retiré l’enseigne et toute la devanture, on a démoli l’intérieur, on rénove l’hôtel de fond en comble, c’est-à-dire qu’on détruit le décor que j’ai connu. Il n’avait aucun intérêt, ce décor, mais c’était le nôtre. Qu’il disparaisse ! je n’en ai pas besoin ; la rue Scribe est assez. Les détails sont nécessaires, mais quelques-uns me suffisent. Ils sont des prétextes, des points d’accroche, comme les particules de poussière sur lesquels l’eau glacée se cristallise ; le cœur invisible sur lequel une étoile se développe ; que ce noyau soit beau ou laid, à la fin c’est le flocon seul qui compte.

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Le mystère de l’escamotage

Il est comme Jérôme (et c’est Jérôme qui me l’a envoyé, car les amis de mes amis, etc.) : plutôt que de se faire discret, d’effacer toute trace de son passage, il les accumule, il les met en scène. Sur mon bureau, un « presque carré de cadeaux presque involontaires » : les choses qu’il me laisse en témoignage. Ailleurs, deux ou trois livres empilés, prélevés dans ma bibliothèque, des notes à lui glissées dans l’un, un papier pour moi posé sur l’autre. Un dessin : voilà le vrai cadeau. Impossible ainsi d’oublier qu’il a vécu quelques jours chez moi. Ses traces ne disparaîtront pas de sitôt : elles se superposent aux précédentes, elles se dilueront dans les suivantes. Un mot de Jérôme est toujours affiché derrière la porte. Sur la dernière feuille du bloc, l’écriture de Pierre, et un rameau de sapin déposé par lui. Le paysage de sable de Bernardo dans son flacon de verre. Je ne vais pas tous les citer. Aucun ne s’efface : parfois ils se perdent dans le mouvement, mais il en demeure une particule quelque part, pour qui sait. Moi, je sais. Le prénom de Natan est un palindrome, c’est lui qui me l’a signalé après je lui ai expliqué les voyelles dans L’épaisseur du trait : Alexandre, Eugène, Ivan, Otto le palindrome du chapitre central, Ulisse, et puis Ivan qui revient comme un I grec. À Natan j’ai montré mon « plan de Batailles », le tableau de quatre-vingt-une cases, moins une. Je lui dis : « Les cases pleine n’existent pas malgré la case vide, mais en fonction d’elle ; les personnages ne vivent pas malgré l’absence de Jules, mais dans celle-ci ; le vide est central, il est le pivot de l’histoire, il fait tenir tout l’édifice. » Je lui raconte : « Lorsque Jules disparaît, il n’était pas censé se trouver physiquement à côté de son fils à cette heure ; alors, pour le petit, ça ne change rien ; que son père soit absent comme d’habitude pour son travail, ou qu’il soit absent mystérieusement et pour toujours, c’est kif-kif ; sa vie est bouleversée mais il l’ignore ; ce qui est pénible, c’est l’absence, quelle qu’elle soit ; sa nature et ses raisons n’importent pas ; il importe qu’on soit absent ou présent, et c’est tout. » Il a compris où je voulais en venir. Au café des Anges, il m’explique : « Freud a observé un enfant jouer avec une bobine de fil, comme ça. » Et il place le sachet de sucre derrière sa tasse en disant « fort », et il le récupère en disant « da ». L’objet soudain invisible, puis rendu à la vue. Loin, près. Disparu, réapparu. Et l’enfant recommence, dix fois, cent fois, mille fois. Jusqu’à comprendre comment ça marche, ce drame de l’absence et de la présence. Il maîtrise le mystère de l’escamotage. Jusqu’à apprivoiser la disparition. Un jour, l’enfant accepte que sa mère disparaisse — qu’elle dorme dans une autre pièce — qu’elle s’absente le temps d’une course — qu’elle vive séparée de lui. Plus tard, elle mourra, mais c’est encore une autre histoire.

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Encore en douceur

C’est le jour, et pourtant je pense à nos nuits : pourquoi me manquent-elles déjà ? Serrer son corps contre le mien, ne plus parler ni penser, s’abandonner. M’abandonne-t-il ? Toujours j’ai aimé marcher dans la ville, parler au café avec lui. Mais déjà il manque la nuit. Elle me manquera. Nous marchons dans la ville, nous parlons au café. Rien n’a changé. Pourtant tout a changé. Tout est comme avant, oui, mais, avant, nous avions la nuit : le versant invisible qui éclairait tout le reste. Et le reste n’est ni sombre, ni terne, et je le sais : de quoi puis-je être déçu, ou frustré ? Je ne suis ni l’un, ni l’autre, heureux comme avec un ami, un peu bizarre pourtant. Lui, il dirait : « flottant ». Tant qu’on flotte, on ne sombre pas : vous voyez, aucun danger. Je vais bien. L’amitié est une bouée. Les amis de mes amis sont mes amis. L’amant de mon amant n’est pas mon amant, puisqu’il est l’amant de mon amant : je veux dire, de l’autre amant. Et la boucle est bouclée. Je ne suis plus au centre du monde ; je ne suis plus le maître du jeu — devant lui, j’ai failli dire : « maître du monde ». Bizarre lapsus, quand je n’ai jamais cherché à contrôler, à dominer ; je voulais que chacun trouve sa place ; j’espérais qu’aucun de nous ne subisse. Je deviens un maillon de la chaîne, une pièce équivalente à chacune dans le grand agencement, non plus ce pivot, cet axe de symétrie que j’étais malgré moi, au début, et pendant ces années où, souvent, je déclarais : « Je préfèrerais ne pas » — être le seul homme — dans ta vie — disais-je à l’un, disais-je à l’autre — dans la sienne, dans la sienne. Les amis de mes amis… Oui, mais mon amant est amoureux et nous ne sommes plus amants. Nous sommes ce que nous avons toujours été : des amis. Des amis qui s’aiment ? Des amis, donc. Mais connaît-on l’odeur de son ami ? De mes autres amis, non. Pas si bien que la sienne. Je penserai à nos nuits, comment ne pas y penser. Mais, me l’entendre dire aussi franchement — car je l’ai bien cherché : « Je t’embrasse comment ? » Et une bise sur la joue droite, et une bise sur la joue gauche. J’aime. J’aime : je ne quitte pas. J’aime qu’on me dise fidèle. Qu’on me reconnaisse cette qualité, que j’ai, que je veux avoir, qu’on me prête quelquefois sans me flatter. Fidèle : je reste. J’espère ne pas m’imposer. Ça ne pouvait pas durer toujours. Je le sais depuis le début. Et les années passent, alors, j’ai beau le savoir, ça devient irréel. Une sorte de présent qui s’éternise. Pourtant, on se le rappelle souvent, pour ne pas tomber de haut le jour où. Qu’il faudrait ajuster encore. Trouver d’autres équilibres. Nous décrétons la fidélité. Soit. Mais alors, si l’on ne se quitte pas, que faire ? Voir notre relation muter encore. Se transformer lentement, et soudain muter, oui, muter, j’utilise ce mot qui fait un peu peur, parce que, oui, on ne va pas se mentir, j’ai beau savoir, j’ai beau accepter, et même désirer tout ce qui se passe, ça me fait un peu peur. C’est la vie que je choisis : rien n’est figé, tout bouge, les désirs cherchent leur cadre. On ne sait pas ce qui se passera ensuite. Une certitude : personne n’en sortira blessé. Ça se passe en douceur, comme ç’a commencé : en douceur, encore en douceur.

Je pense à tout de suite

J’attends un coup de fil. À l’autre bout, quelqu’une m’annoncera une bonne nouvelle. Me fera une proposition concrète. Je l’espère. J’attends. Je n’utilise pas souvent le téléphone. Hier, c’était S. qui m’appelait. Il me racontait où il en était dans ses aventures éditoriales. Il savait qu’il recevrait un coup de fil quelques heures plus tard, lui aussi, et qu’il devrait préciser son choix. Il a le choix. Quel luxe ! Tout le monde se l’arrache. J’exagère. N’empêche : avoir le choix… Être courtisé ? Non, je n’espère pas ça. Je ne veux pas qu’on me flatte. Au contraire : si je me sentais flatté, je penserais : « Ça cache quelque chose. » On me prendrait moi, oui, mais pour plaire à une autre personne ; pour atteindre un objectif second ; on préparerait le coup d’après. Je ne pense jamais au coup d’après. Je pense à tout de suite. Je glisse à S. cette comparaison : « Lorsqu’un ami nouveau apparaît sur ma route, je ne le garde pas sous le coude au cas où, espérant en trouver un meilleur au prochain virage ; je l’embarque avec moi sans chipoter. » Si l’on me comparait à d’autres selon des critères quantifiables, si l’on m’objectivait dans un système de calculs, je douterais de la sincérité du désir. Or, tout l’enjeu est là : se sentir attendu, c’est-à-dire désiré. Quand S. m’a demandé comment j’allais, j’ai répondu : « Il m’arrive des trucs bien en ce moment » et j’ai commencé par lui parler de la résidence. Je ne peux pas préciser ici où elle aura lieu, car on m’a demandé de ne rien dire — « on », c’est la personne qui m’a annoncé la bonne nouvelle : mon projet a plu, mon dossier est retenu par la commission technique, celle qui regroupe les personnes compétentes — mais il reste la validation officielle, plus haut, qui devrait être une formalité. Voilà donc une réussite ! après quelques échecs. Récemment, le CNL m’a refusé une « résidence à l’école » sur un argument chelou. J’ai été recalé à Mouans-Sartoux (troisième fois). Avant ça, il y a eu la maison Julien-Gracq (deux fois), la fondation Michalski (idem), Scy-Chazelles (idem bis), Jumièges, Angers, Niort, Stendhal, Arromanches, Châlons-en-Champagne. Dans aucun de ces lieux je n’ai séjourné. Pas grave, c’est le jeu. Taper à une porte derrière laquelle on ignore qui je suis : on ne laisse pas entrer tout le monde, hein ! Mais le lieu qui m’accueillera l’année prochaine est le contraire des précédents : on m’y connaît. On y aime ce que je fais. Oserais-je dire : « ce que je suis » ? Pas eu besoin de séduire, ni de me vendre. On m’a dit : « Ce serait bien de retravailler avec toi. » Alors aucun risque de méprise, ni de flatterie. Je sais que je n’ai pas été choisi à la place d’un·e autre, ni sur un malentendu. Pas pour la gloriole, car je ne suis pas grand-chose. On m’a dit texto : « Tu es un auteur certes repéré, mais émergent. » J’ai rigolé. C’est moi qu’on veut. Ça ne me flatte pas : ça me fait plaisir. J’ai expliqué ce sentiment à S. qui m’a compris aussitôt (une même initiale peut cacher deux hommes, voire davantage), puis qui a rebondi : « Je suis moi aussi dans cette quête de désirabilité. » Je décrypte : il a envie qu’on vienne à lui ; qu’on cesse de tourner autour du pot ; qu’on appelle un chat un chat ; qu’on lui dise « je veux » plutôt que « et si… ? » Assez des tergiversations, des refus, des râteaux. Vivent les désirs concordants ! Je venais de recevoir cette nouvelle quand je suis entré chez S., alors c’est la première chose que je lui ai dite. Ou bien la deuxième ? Je crois que j’ai d’abord commenté la devanture du café, à l’angle, que je n’avais bizarrement jamais remarquée, depuis les années que je fréquente ce quartier : « Je trouve osé d’appeler un bar Odette et Charlus, pas sûr que tous les clients aient la ref, et même pour ceux qui l’ont, c’est un drôle d’auspice sous lequel passer la soirée. » Manifestement S. n’a pas la ref — on ne peut pas être savant en tout domaine — alors j’explique : « Chez Proust, Odette est la cocotte, la courtisane, une pute pour le dire vite, tandis que Charlus est le baron décadent aux mœurs secrètes, la pédale comme tu l’as compris, et ces deux personnages sont les plus attachants. » Pour fréquenter ce bar, faut-il s’identifier à l’une ou l’autre, ou aux deux ? Je ne dis pas à S. que je suis en train de penser à H. pendant que je lui parle, non pas à cause de la comparaison suggérée plus haut, mais en souvenir d’une autre Odette et d’un autre café : c’était la seconde fois que je rencontrais H. et, ce soir-là, cette petite chienne hirsute prénommée comme une allumeuse de la Belle Époque avait quitté la table de ses maîtres pour nous aguicher à la nôtre. On avait joué la vertu outragée : « Elle lèche les mains des premiers venus » (nous). Mais se rend-il seulement compte, H., combien il a participé à l’apprivoisement de moi-même, quant à cette vaste question que S. résume par le mot de désirabilité ? Tout ce que nous avons fait ensemble, c’est lui qui l’a provoqué. Je n’ai pas eu besoin de réclamer, seulement d’être disponible. Et il est venu, et il m’a demandé : « Veux-tu ? » Et j’ai dit oui. J’écris ces lignes ce matin pendant qu’il pense à moi — je sais qu’il pense à moi, puisqu’il se manifeste par ce clin d’œil : une photo : ce détail d’une peinture : le touffu minois d’un chien blanc aperçu dans un musée. Il cite le prénom de la proustienne aguicheuse : « Je ne pouvais pas ne pas t’envoyer cette image d’Odette. » Je lui réponds : « C’est exactement elle (avec un petit museau de singe, quand même). » Et j’écris ce billet en attendant mon coup de fil, donc, car il s’agit encore d’un texte qui se mord la queue : ce matin je suis celui qui attend et je n’aime pas ça.

Et ça ruisselle en cascade

Deux jours de pluie dans un pays où, d’habitude, les gens viennent chercher le soleil en hiver. La première fois, déjà, il avait plu et B. s’en était excusé, comme s’il y était pour quelque chose : j’étais venu un hiver, aussi, il y a huit ans je crois, l’ami m’avait prêté son appartement et, là, j’avais écrit Les Bandits. Est-ce que j’aime Nice ? J’avais aimé ces matinées d’écriture et les après-midi à errer sous la bruine. Je me souviens du cimetière du Château et des ruines de Cimiez. Les villas cossues, bof. Le charme décrépit est difficile à déceler dans le royaume du toc et du clinquant. Mais cette fois, avec J.-E. nous voulons nous frotter au luxe tapageur que certains osent appeler « un art de vivre » : ça commence à la terrasse d’un café de Beaulieu-sur-Mer, où l’on s’abrite un instant ; une femme oublie son sac à main ; elle revient en courant et, soulagée, paie nos consommations pour l’avoir gardé de côté ; puis nous gratifie d’un couplet sur l’insécurité ; on ne peut plus rien laisser traîner de nos jours ; (la preuve que si, puisque nous n’avons rien volé) ; (si j’avais deviné le genre de conne, je me serais servi) ; on tente une bifurcation badine ; on l’interroge sur le tourisme en basse-saison ; elle réplique qu’elle bosse dur, mais à quoi bon, puisque l’État lui prend tout ? Il lui reste assez pour payer sa Tesla, et c’est encore trop, j’ai envie de dire. Bienvenue sur la Riviera ? Sur les lampadaires, j’arrache un autocollant « Reconquête ». Aussitôt passe une bagnole de flics, et J.-E. de dire : « Ils viennent pour toi. » Quel patelin. Alors, oui les villas sont belles. Kerylos est un rêve — plus facile de bâtir son rêve quand on est héritier d’une dynastie de banquiers. Mais je chipote. C’est érudit autant qu’élégant. Et aujourd’hui les visiteurs en goûtent les miettes en s’acquittant de 13 euros (pas de tarif réduit pour les artistes-auteurs) : et dire que je prétendais ne pas croire au ruissellement ! On nous a assez bassinés avec. Il pleut deux jours d’affilée, disais-je : et ça ruisselle en cascade sur les bas-côtés de la route qu’on n’oserait appeler « trottoirs » : être piéton est une anomalie dans la contrée. On arrive à l’autre villa dans un état, ouh ! tout est à essorer. L’autre, c’est la villa Ephrussi-de-Rothschild. De très belles œuvres (surtout celles de la Renaissance) accrochées au mur comme négligemment. Aucun cartel. N’espérez pas vous instruire : de l’histoire de ces objets, on ne vous dira rien. Un audioguide toutefois chantera les louanges de la douce héritière qui accumula tout ce fourbi pour meubler son ennui. J’espère feuilleter un catalogue en sortant : chou blanc. La boutique ne vend presque aucun livre. Elle prend l’eau, la boutique, ploc ploc depuis le plafond, une employée dispose avec goût deux seaux à champagne sous les fuites. Nous nous sauvons, au revoir et merci. Dans la poche de J.-E., une orange cueillie au jardin : toujours ça que la baronne n’aura pas. Puis on dégouline vers Villefranche, dans le sens du caniveau : en bas c’est la plage et il faut avouer que c’est beau. Les chaussettes de J.-E. sont des éponges. Il a un trou sous sa semelle, il fallait la Côte d’Azur pour s’en apercevoir.

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Comment démolit-on un trou ?

Tout est en vrac. Il y a une semaine, c’était un garage. Ce matin la pelleteuse déblaie le monceau de béton, hop, hop, même mouvement que vous avec la balayette après que vous avez cassé un verre, une assiette. Il ne reste rien d’autre qu’un trou. Le sous-sol du garage. La cave. La cachette était souterraine : la voici dévoilée. Une grotte à ciel ouvert (alors les peintures rupestres, pfuit, envolées à la lumière crue). Rien de plus facile que de faire disparaître une maison : on tape dedans, puis on ratisse les débris. Mais comment démolit-on un trou ? Je me souviens de l’exploration des Monts Métallifères par M. : sa découverte des villages disparus. Les absences de maisons, une prairie, des bosquets. Les fantômes de ces maisons qui parfois engloutissent les promeneurs : une cave est tapie sous l’herbe tendre, vous y posez le pied, et dégringolez deux mètres plus bas. Les tiroirs secrets d’une histoire ensevelie.

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Une connexion devient limpide, une autre demeure obscure

Une phrase toute faite. Quiconque s’est trouvé face à des élèves l’a prononcée. Mais normalement, elle n’est suivie d’aucun effet. À travers le remous (bavardages, chaises déplacées), je dis calmement : « Si ça ne vous intéresse pas, vous n’êtes pas obligés d’être ici. » J’insiste : « Je fais ce travail parce que j’aime ça, mais, si c’est une corvée pour vous, ça devient une corvée pour moi aussi. » Alors, comme un seul corps, plusieurs se lèvent. D’autres les regardent incrédules. Hésitent. Soudain se lèvent aussi. Et sortent. En une minute la classe se vide, ou presque : trois élèves restent assis. Je sens la chaleur dans ma tête, les battements plus perceptibles que d’habitude sous les côtes. Je dois être un peu rouge. J’ai pourtant parlé sans colère. Mais je sais que la situation est anormale. Avoir fichu dehors presque tous mes élèves, c’est ce qu’on appelle une crise. La conscience de ce contexte (« il ne faudrait pas faire ça ») m’empêche de jouir pleinement de la situation qui, pourtant, m’apparaît idéale : une poignée d’élèves motivés pour un atelier d’écriture sur-mesure : la garantie d’un plaisir partagé. Le rêve. Mais justement, c’est un rêve. Et, dans ce rêve, mon surmoi demeure. Ma bonne conscience répète : « Tu as échoué. » Si bien que le lendemain, une fois éveillé, je n’ai pas idée d’agir comme au profond de la nuit. Je persiste à m’adresser à tous les gamins présents, même aux plus casse-couilles — tiens, c’est drôle que j’écrive ce mot ici ; je ne l’utilise jamais : d’où me vient-il ? Pire : c’est principalement à celles et ceux-là que je m’adresse, tant ils et elles savent accaparer l’attention, tandis que les gentils attendent sagement dans l’ombre, vous le savez aussi bien que moi. Le petit diable répète : « Tu as échoué. » Hors du rêve cependant la fuite des élèves n’a pas lieu. L’échec, alors, est ce triste constat : cet atelier ressemble de plus en plus à un cours normal. Une routine s’est installée. Les gamins ne croient pas en ce que nous faisons, ils bâclent de pauvres récits sous la contrainte — ici, nulle « contrainte » féconde à la mode oulipienne, mais une banale coercition scolaire. Ils produisent du texte, certes médiocre, mais qui tient la route. Se contenter de ça ? Je préférerais ne pas. La semaine dernière, monsieur P. (le prof) m’a qualifié de « christique ». Ce n’était ni un compliment, ni une moquerie. C’était une réponse à mon attitude pendant la séance : alors qu’il décidait de ne plus répondre aux questions des relous (il fallait qu’ils écrivent en silence au moins quinze minutes, ce n’est pas demander la lune, non mais oh), j’acceptais quant à moi de me déplacer pour de brefs conciliabules à voix basse : rien ne justifiait qu’on n’eût pas compris pas mes consignes (limpides et rabâchées), mais je condescendais à les répéter en tête-à-tête et les yeux dans les yeux : dans cette modeste intimité de deux minutes, une relation s’établit, plus sûrement qu’en lançant à travers la classe des mots que personne n’essaie d’attraper au vol, et qui retombent, non pas en virevoltant comme la feuille morte, mais en s’écrasant mollement dans une onomatopée dégoûtante. Trois ou quatre entrevues, donc, avec les trois ou quatre qui ont envie de faire quelque chose plutôt que rien. C’est là que monsieur P. m’a vu marcher sur l’eau et multiplier les pains. Mais il se trompe : le sacrifice et moi, ça fait deux. Au contraire, c’est moi-même que je sauve. Je me console. Si un seul môme a eu envie d’écrire une ligne, alors je ne me suis pas levé pour rien — je ne me suis pas tapé le RER B pour rien — je ne vais pas rentrer chez moi totalement désespéré.

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Habiter cette case « autre »

Je lui dis qu’il va me manquer. Il n’est pourtant pas encore parti. J’anticipe. Il me dit quelque chose de joli. J’appelle ça une déclaration. Pour moi, entre les lignes, c’en est une. Il précise : « parce que je suis pudique. » Il sait être explicite autrement que par les mots. Il agit. Il fonce. Il est là. Là : présent devant moi, ce matin, mais à mes côtés depuis que nous nous sommes rencontrés. Ce matin chacun fait ses trucs pour soi, mais ensemble. Je travaille sur les textes que m’envoient les élèves de Condorcet. Nous avons tourné douze heures autour de la rencontre (« la première fois que je l’ai vu·e ») et leur récit final est celui d’une relation. Enjeu du texte : ce qui se passe entre deux personnes. Envie d’absolu. Alors tous et toutes de s’engouffrer dans la brèche : ils osent le romantisme. Ils sautent dedans à pieds joints. Premier amour : ils ont quinze ans : ils découvrent ce sentiment nouveau avec la pureté qu’on espère garder toute sa vie. Ou bien : ils ne savent pas ce que c’est. Ou encore : ils préfèrent parler d’autre chose — d’amitié, le plus souvent. Ils ont l’âge où l’on se souvient encore qu’on est des enfants. Puissent-ils ne pas cesser de l’être, si l’enfance est l’âge où l’on place l’amitié au-dessus de tout le reste. Un sentiment fort, quand on est môme, c’est toujours une amitié. Une rencontre facile, immédiate, évidente : parce que c’était lui, parce que c’était moi. Nous étions assis l’un à côté de l’autre et nous ne nous sommes plus quittés, nous avons échangé des serments d’Indiens : à la vie, à la mort. Les adultes ont oublié cette intensité. Ils tombent amoureux et, soudain, ils décident que cet amour-là est le stade ultime du sentiment. L’amitié est rétrogradée. Ils inventent des expressions telles que : « On n’est pas amoureux, on est seulement amis. » Ou bien : « Vous êtes amis, ou un peu plus ? » Preuve de la supériorité de l’un sur l’autre. Quel adulte vous raconte encore ses coups de foudre amicaux ? Les élèves de Condorcet sont à fond dans ça. L’un écrit, à propos de son ami et de son amie : « Grâce à eux, j’avais avancé, grâce à eux, je m’étais trouvé. » Un autre, à propos de son alter ego : « deux êtres qui se ressemblent ; qui semblent compris. » Je redécouvre leurs histoires à mesure qu’elles arrivent dans ma boîte mail. On est au café des Anges, face à face. Je lui en lis quelques unes. Je lui dis combien elles me touchent : « Ils croient encore en l’amitié. » Je parle d’eux pour ne pas parler de nous, de lui. Moi aussi je suis pudique — on ne le croirait pas, mais. Je vous assure. J’ose quand même : « On est bien placés pour savoir que ça existe. »

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J’arpente les lieux vides et je déjeune dans des restaurants désolés

Ça se passe aux confins — de Bagnolet, de Montreuil et de Paris. C’est le moment où, d’une enjambée, on quitte Bagnolet en imaginant trouver Montreuil parce que ce sont « les puces de Montreuil », mais sur ce trottoir-là (on marche à droite) c’est Paris. On n’y croit pas. Parce que derrière le grillage c’est la tranchée du périph’ et qu’on n’est pas du bon côté. Alors on croirait la banlieue, et c’est peut-être Paris, mais ce n’est ni l’une, ni l’autre : l’autoroute tranche la question comme elle tranche le paysage : on n’est ni ici, ni là. On n’est nulle part. D’ailleurs cette passerelle n’a pas de nom. Les lieux innommés sont rares. En ville, on saucissonne les rues pour multiplier les hommages ; on hisse des carrefours au rang de place pour leur coller une plaque. En pleine pampa, le moindre caillou touché un jour par une main humaine s’appelle ceci ou cela, et ça se transmet oralement pendant mille ans jusqu’au jour où l’ingénieur de l’IGN le fixe dans le marbre : un « lieu-dit ». Mais ici ce lieu n’est pas dit. Une volée d’escaliers et me voici suspendu dans la nuit — car il fait nuit — pas âme qui vive alentour — les âmes mortes je ne suis pas doué pour les voir — l’espace qui me contient, c’est la nuit, mais dessous c’est le flux des bagnoles — le bruit et la lumière — le périph’ est comme la Seine et les voies de chemin de fer, en tant qu’il nous montre l’horizon — solitude entre 23 heures et minuit à vue de nez — ah si, il y a un type à l’autre extrémité, qui marche dans le même sens que moi, mais lentement — un vieux — nous sommes deux — moi je marche vite parce qu’il fait très froid — j’ai la capuche sur les oreilles — un autre type à capuche s’avance, en sens inverse — nous sommes donc trois — il croise le monsieur, puis moi, puis disparaît — nous sommes deux. Quelques enjambées encore et le gouffre est franchi, retour sur la terre ferme, l’horizon s’étrécit, je m’engage dans ce qui n’est pas une rue, plutôt un chemin coincé entre les clôtures des terrains de sport, aucune habitation de part et d’autre. Un désert, en somme. Le monsieur à petite allure (celle d’un promeneur de chien, mais sans chien) perd du terrain. Je le dépasse. Une embardée : il sursaute. Je m’en veux. « Pardon, je vous ai fait peur. — Oui, j’ai cru que c’était le type qu’on vient de croiser qui revenait sur ses pas pour me suivre. — Eh bien non, c’était un autre. » Car c’était moi. Je le salue et je trace. Affabilité nécessaire pour ne pas paraître un loup, dans une de ces rares poches de solitude que ménage la ville dense : traîner ici se colore de louche. Et soudain le boulevard, devantures allumées, gens en mouvement, tramway idem, et le métro.

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