Dans l’appartement de Victor Hugo, je dis à Pierre : « Tiens, je le connais, lui, Tony Robert-Fleury, il est dans mon roman » — dans mon roman qui n’est pas encore un livre, mais bon, il sait de quoi je parle puisque je lui ai lu le manuscrit. Il y a plusieurs allusions au grand Totor dans Rue des Batailles et même une scène qui se passe ici, sous ses fenêtres du deuxième étage au coin de la place des Vosges, ci-devant place Royale. Je vois partout des échos aux sujets qui m’habitent — et je ne parle pas seulement des personnages qui peuplent mon roman. Je parle des questions intimes que nous nous posons, mes amis et moi, mes aimés et moi. Je dis à Pierre : « Ils abusent, sur les cartels, quand ils appellent Juliette Drouet sa maîtresse. » Le mot n’est plus à la mode. Quand se débarrassera-t-on du vaudeville bourgeois ? Victor et Juliette s’aiment pendant cinquante ans, au grand jour. Leur histoire n’est pas celle d’une maîtresse dans le placard : les sinistres adultères des pièces de boulevard. Ils voyagent ensemble. Ils vivent ensemble, presque autant que l’autre couple de Victor, celui que la loi a officialisé. Il y a l’épouse (Adèle) et la seconde femme (Juliette). Et si on disait amante ? Dans amante il y a amour. Pendant l’exil à Guernesey, elle habite la maison d’à côté. Si ce n’est pas de la fidélité… ! Mais qu’appelez-vous fidélité ? Il y a encore des gens (j’en connais) qui confondent fidélité et exclusivité sexuelle. Victor fabrique les décors de la maison de Juliette : des panneaux de bois décorés en style chinois, signés de son monogramme, désormais exposés dans l’appartement de la place des Vosges. J’ai envie de croire que cette vie est possible. L’autre jour au café des Anges, je m’étonnais du désarroi de B. qui redoutait déjà la rencontre future entre ses deux amoureux. Il me disait : « Tu te rends compte, ils ont tous les deux envie de venir, à la même soirée ! » Eh bien, oui, je me rends compte, et c’est formidable. Soyez heureux les petits chéris. Je leur adresse mentalement ma bénédiction en caressant des yeux les meubles du poète national. Ce joli secrétaire surélevé, je le prends en photo pour J.-E. qui, à cette heure, travaille sagement à son bureau, les coudes posés sur le plateau télescopique : « Regarde, lui aussi il écrivait debout, comme toi. » Sortant de là, je montre à nos visiteuses (car il s’agit d’une visite guidée) le très-vieux-et-très-honorable graffiti ornant l’un des piliers occidentaux de la place. C’est Guillaume qui m’a signalé en premier cette curiosité, que j’ai intégrée depuis à mon corpus personnel, bien qu’il croie que c’est l’inverse qui s’est passé. Une date, suivie du prénom Nicolas, incisés dans la pierre. À deux cent soixante ans de distance, cette marque s’adresse bien à nous : les arpenteurs des Nuits de Paris (ledit Nicolas avait la réputation de noctambuler sur les quais) et des jours de goguette (la bruine ne nous décourage pas, la journée est douce d’une autre façon). Plus loin, rue de l’Hôtel-de-Ville, nous passons sous d’autres fenêtres illustres : non plus celles de Victor, mais celles d’Henri à la Cité des arts, il y a deux ans. Nous disons : « C’est ici qu’on s’est connus. » Et c’est vrai. Et le soir, dans la chambre, j’écris un truc pour la revue de Natan, mais je me loupe complètement, c’est nul. Alors je réfléchis une minute et, bim ! le sujet s’impose : je dois décrire cette maison du quai de l’Hôtel-de-Ville, cet appartement. « Le lieu où quelque chose a eu lieu », tout simplement. Et j’emballe tout ça dans une espèce d’espace trop vaste pour être sérieuse : une histoire qui me dépasse, une épopée que je fais remonter aux premières ères géologiques. Je case des mots compliqués qui donnent une couleur étrange au récit, assez ironique pour n’être pas pédante, je l’espère. Ce sont exactement les mêmes mots que dans le dernier paragraphe des « Travaux pratiques » de Perec : « le calcaire à meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l’argile plastique, la craie. » Le sous-sol de Paris, en somme. Le texte de la voix off de notre clip « Ressusciter l’éocène », montré à l’exposition de Villetaneuse.
Continuer la lecture « À l’échelle de mes petits bras »On décrit l’invisible et contourne l’évidence
Un petit malin a écrit un texte érotique. Il dit : « C’est une surprise. » Je rigole en découvrant le truc. Tandis que lui fait moins le malin : il doit craindre ma réaction. Il a beau avoir compris qu’on n’était pas en classe, mais dans un espace sûr, il éprouve ce plaisir un peu coupable du gosse qui a fait une bêtise. Coupable de quoi ? Je dis : « C’est super. » Je ne mens pas. C’est habilement écrit et ça colle au thème : « montrer plutôt que nommer », c’est-à-dire : décrire ce qui se passe entre les personnages (les gestes) au lieu de plaquer un mot sur leur relation. « Par contre, tu n’as pas tenu compte de ma consigne. Dans l’un des textes, tu dois écrire à la troisième personne ; dans l’autre, tu es l’un des personnages et tu écris aux première et deuxième personnes. » Il se relit. Dans son histoire, il a mis « je » et un prénom. Il a choisi un prénom épicène pour cultiver le doute : la « surprise » se cache derrière cette astuce. Un truc technique, en somme. La grammaire au service du récit. La supériorité du texte sur l’image : les informations qu’on choisit de laisser dans l’ombre, alors qu’à l’écran elles nous sauteraient au cou. Quand on écrit, on ménage l’implicite ; on choisit d’être lacunaire ou englobant ; on décrit l’invisible et contourne l’évidence. Il a compris ça. Bravo. Il dit que son pote l’a aidé. Bravo encore : on est meilleur avec un camarade, premier lecteur, destinataire, et donc co-auteur de ce texte à trous que l’imaginaire doit compléter. Je vois une première version, très raturée, abandonnée entre eux sur la table. Ils ont bossé, quoi. Je reviens à ma consigne : « Puisque tu cherches à créer une sorte de suspense sur le genre du personnage, essaie de le refaire avec la contrainte que je vous ai donnée, écris au je et au tu, ça te permet de ne pas révéler son prénom, de le regarder d’encore plus près, de te focaliser sur les sentiments et sensations plutôt que sur l’apparence extérieure. » Personne n’aime la grammaire (oups, c’est peut-être un kink pour vous, pardon si je vous juge), mais elle devient diablement utile (donc désirable ?) pour pimper nos histoires une fois que la mécanique est amorcée. J’ose lui dire : « Moi aussi j’ai déjà écrit des trucs érotiques et je t’assure que le tu marche bien, tu verras, on se sentira encore plus concerné quand on te lira. » Je n’en dis pas davantage, c’est déjà presque trop. Ils ont quinze ou seize ans ! Mais bon, là, c’est eux qui m’ont cherché.
Continuer la lecture « On décrit l’invisible et contourne l’évidence »Le sujet, pour moi, c’est le regard
J’étais persuadé d’être déjà venu. À cause du nom : le Doc, ça semblait familier, j’avais eu l’occasion de visiter un truc il y a plusieurs années, mais quoi ? dans ce lieu hybride proche de la place des Fêtes. Une expo ? Non, je me suis trompé. Cet endroit ne me dit rien du tout. Une sorte de lycée (les toilettes ont l’air scolaires) avec des ateliers derrière, dans cette cour qui devient un jardin : le toit en dents de scie comme sur les dessins stéréotypés d’usines. Je n’y ai jamais fichu les pieds. Je garde un souvenir précis des lieux que j’ai parcourus. C’est une de mes qualités (ou manies). Alors je découvre celui-ci en même temps que Pierre et Pierre. Ils m’accompagnent au film de Marin. La séance me ravit, car le foot ne m’intéresse pas, mais le film si. Pourtant le film parle de foot. Oui mais le sujet, pour moi, c’est le regard porté sur les joueuses de l’équipe. La bienveillance de ce regard. Celui que Marin commence de poser, aussi, sur les filles et les garçons du lycée Condorcet à Saint-Maur-des-Fossés. Lorsqu’il a filmé notre premier atelier, je n’ai senti aucune réticence chez les élèves. Je mentirais si je disais qu’ils se sont comportés comme si Marin n’était pas là. Je crois au contraire que son regard, son empathie, nous accompagnaient. Pour le dire crûment : déjà que je leur veux du bien, moi, à ces mômes, Marin en a encore rajouté une couche. Ça promet de faire un beau film en plus d’un chouette atelier. Je raconte ça à Pierre et à Pierre pendant qu’on descend la rue de Belleville en quête d’un déjeuner. Pierre propose le truc où Thomas l’a emmené il y a quelques jours. Pierre dit oui à tout : il a toujours faim. Moi, je les suis. Je redeviens leur guide juste après. Belleville, c’est l’un des quartiers que je préfère montrer, car j’ai des trucs à dire dans chaque rue. Souvenirs perso + encyclopédisme que j’espère pas trop rasoir. Ils ont droit à la rue Vilin, naturellement, puisque je les bassine tous les jours avec Perec. Le belvédère, là-haut, ils ne connaissaient pas. Meilleure vue sur Paris, hein ? Rue des Envierges, rue de la Mare, la Petite Ceinture, le pavillon Carré de Baudouin. On ose l’expo. Pierre n’est pas amateur d’art contemporain, c’est le moins qu’on puisse dire, tandis que Pierre baigne dedans. Mais Pierre est curieux et Pierre est critique, alors on s’attarde devant un film aussi gracieux que politique, en forme d’éloge de la lenteur, et l’on dépasse d’autres œuvres au pas de course. Revenus au pied de la butte, Pierre part de son côté. Alors Pierre et moi continuons du nôtre. Dans une rue que je connais par cœur, il trouve un mur à son goût et, puisqu’il me trouve à son goût aussi, il m’emprisonne de ses bras contre ledit mur. Je frime : « Fais attention, reste décent, je suis connu dans le quartier. » Et le lendemain matin quelqu’un m’écrit : « Étais-tu hier au crépuscule occupé à te faire bécoter allègrement contre un mur de la rue Sedaine ? » Puisque c’est une histoire de regard… Il y a les regards flics, les regards voyeurs, les regards de haut en bas et de bas en haut. Et puis, il y a le veilleur qui me connaît de loin, mon stalker bienveillant : celui qui m’observe parce que je m’expose, qui ne s’immisce jamais dans ce que je garde caché, qui commente seulement les scènes que je propose en partage.
Ressusciter l’éocène
Avec Pierre, on a fait une vidéo pour notre expo « Inventons nos souvenirs » à Villetaneuse, elle tourne en boucle, elle s’insinue dans votre cerveau, dans les couches profondes, jusqu’à réveiller les ères géologiques que vous avez oubliées : Ressusciter l’éocène, donc.
Image Pierre Louis Nozières & Antonin Crenn
Voix Alan Louis
Texte Georges Perec (adapté de « Travaux pratiques », dans Espèces d’espaces)
Musique VØJ & Narvent
Notre habitude n’est pas un fossile
Je commence à maîtriser la première partie du chapitre — il n’y a pourtant pas de chapitres dans Terminus provisoire, plutôt des séquences qui se succèdent dans une alternance de romain et d’italique, et même un troisième niveau de lecture composé dans un corps inférieur avec des marges supérieures (c’est une idée de Thierry) — je la connais parce que je l’ai lue à Villetaneuse il y a cinq jours. J’avais zappé la phrase introductive « Un conte de deux villes » et attaqué direct par « Paris ». Je sais donc où l’émotion risque de me serrer le kiki. Mais cette fois, ça passe nickel. J’enchaîne avec le second volet : « Saint-Germain-en-Laye ». Facile. Ma lecture est plus longue que celle de mes camarades, mais j’ose prendre mon temps. Je parlerai moins. J’ai envie de lire. Et je sens que les gens sont là. Je regarde les visages. On m’écoute, on est avec moi. Alors je poursuis. Je lis « Saint-Germain-en-Laye ». Et je ferme le diptyque : « Puis, je rencontre Jean-Eudes. » Wow. C’est ici que ma voix glisse. Qui l’eût cru ? Pas moi. Quoi de plus simple que cette phrase ? Je parle de l’homme que j’aime depuis dix-huit ans et qui m’écoute, assis quelque part dans cette salle, vers le fond, au cinquième ou sixième rang. Il ne manque aucun événement de ce genre. Il lit tout ce que j’écris. Il connaît tous mes amis. Nous passons nos soirées, nos weekends ensemble. Nous parlons sans arrêt : pour nous raconter ce que nous avons vécu séparément, et pour refaire l’histoire que nous avons déjà partagée. Nous passons quinze jours de vacances pendant lesquels nos interactions avec le monde se limitent à quelques phrases, tandis qu’entre nous ça ne s’interrompt jamais. Une très longue habitude qui n’engendre aucun ennui. C’est difficile à croire. Je n’ai pas besoin de faire l’effort d’y croire puisque ça existe. La foi, c’est bon pour les transcendances invisibles et les concepts abstraits. Nous, on est là, à portée de main, et même encore plus proches. On se touche. N’être toujours pas pétrifiés dans la routine est un miracle. Que cette proximité soit carrément une joie, je vous laisse trouver le mot pour le dire — un indice chez vous : c’est un mot facile, tout le monde le connaît. Si j’avais encore besoin d’une preuve que notre habitude n’est pas un fossile, mais une émotion vivante, je la trouve en prononçant devant les gens cette phrase extraite de mon livre, donc, puisque c’est le corps qui me trahit : la voix déraille un chouïa, oh oh, c’est le signe que quelque chose se passe, que le sujet est sensible, tout frétillant.
Pas comme une bulle
« Comment vous faites les pierres ? » demande la petite voix d’une petite personne de huit, dix ans à vue de nez. Je réponds que ce ne sont pas des pierres et que c’est Pierre qui les fait : « Lui, avec le t-shirt rouge. » Une grappe d’enfants s’interroge sur les bizarres bétons enluminés par Pierre, douzaine de pépites colorées déposées sur le tas de caillasse qui trône au milieu de la médiathèque. Je commence à leur expliquer : « On les a ramassés dans une benne de gravats », puis : « On vous en parlera mieux devant l’œuvre elle-même, quand on sera sortis de l’auditorium. » Mais plus tard, on ne retrouvera pas ces mômes, trop accaparés par le goûter. C’est un vernissage, il y a à boire et à manger. Les gens se dispersent, se regroupent, se déplacent, s’appairent. Il y a des bises, des conversations, des regards. Je regrette de n’être pas davantage présent pour chacun et chacune. Je le savais par avance : j’allais être frustré. Je m’assure seulement que personne ne reste seul. Je tiens absolument à ce que certains contacts aient lieu : c’est la première fois que P. rencontre J.-E., alors qu’il connaît déjà plusieurs de mes amis. Je lui présente Juline, mais de loin. Ont-ils pu se parler ? Et la famille de Pierre au grand complet, ou presque : l’émouvante délégation venue des quatre coins du Sud, en curiosité et en amour, voir à quoi rime l’énergie déployée par leur grand Pierre dans cette médiathèque lointaine. On voudrait tous avoir ses parents, ses tantes, ses sœurs, ses cousines. Moi, j’ai mille amis qui me veulent du bien. Marguerite m’écrit le surlendemain : « Tu es super bien entouré. » Je ne peux pas mieux dire. Si l’on me demandait ce que je fais dans la vie, non pas au sens de comment je gagne de l’argent, mais dans le but de connaître véritablement ce qui m’occupe et m’anime, je répondrais : « J’écris et j’ai des amis. » Parmi les amis, je compterais les amoureux. Dans l’écriture, je compterais tous les arts qui la touchent et l’augmentent. L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art, dit la formule, et l’amitié rend l’art plus intéressant que l’art.
De plusieurs sources différentes, en grande quantité et pendant longtemps
Je fais des lignes, comme à l’école quand on était punis, vous vous souvenez ? Ça n’était pas désagréable, tant que la quantité restait raisonnable, cent lignes par exemple. Limite, j’y prenais du plaisir. En cours de calligraphie à l’école Estienne, pareil, ça m’amusait pendant quelques heures. Puis je saturais. Mais là-bas, j’étais censé être passionné, or j’étais seulement curieux, j’avais d’autres projets de vie que gratter du papier à la plume tous les soirs dans ma chambre. J’avais l’impression d’être puni, là, oui. Tandis qu’ici à la médiathèque, c’est le contraire d’une punition : un cadeau. On m’offre un lieu pour y faire ce que je veux. Alors je dessine mon expo à la main. Il n’y aura pas un seul texte imprimé. Des bandes de trois mètres tomberont du plafond ; dans le mètre supérieur, douze lignes de texte à lire de loin. Pierre m’a accompagné au Géant des beaux-arts pour le pinceau et l’encre de Chine. Et me voici, trois après-midis durant, à tracer des pleins et des déliés dont j’aurais eu honte à l’époque d’Estienne (parce que je me loupe, je fais des pâtés, je commence trop gros, alors je dois tasser les lettres en bout de ligne), mais qui me font très plaisir ici. Lu d’en bas, on verra moins les défauts. Je ne pense presque pas à la réception, d’ailleurs. Je suis tout entier dans mon geste : je travaille sans compagnie, sans musique, sans rien. Presque une méditation.
C’était au grand jour
Ce n’est pas une question de vertige, c’est juste un manque de confiance en mon équilibre. Par exemple, quand je fais du vélo (mais je ne fais jamais de vélo), impossible de lâcher le guidon pour indiquer, le bras tendu, dans quelle direction je vais. Alors le plus prudent est de ne jamais tourner, d’emprunter des pistes cyclables sans intersection. Je sais combien ce geste de communication routière est important, niveau sécurité, mais ce serait plus dangereux de le faire, car je me casserais la gueule, je vous assure. Heureusement, là, je ne suis pas sur un vélo. Je suis sur un escabeau à la médiathèque. Il s’agit de tester l’accrochage imaginé avec Pierre : un fil de nylon passé sous les dalles du faux plafond, deux pinces à dessin, une baguette de bois, une bande de papier qui traîne jusqu’au sol. Ça marche. Tout marche toujours avec lui. Et ça marche même mieux quand c’est lui sur l’escabeau. D’ailleurs, c’est lui qui monte et qui porte le truc à bout de bras. Je reste au sol avec Marie, nous tenons le rouleau de cinquante mètres qui accueillera les textes et les images que je dois encore composer. La visite de repérage est concluante, les intentions sont compatibles avec la technique, et Pierre se fait une idée du lieu. Il visite. Si nous marchons jusqu’à Saint-Denis, ce n’est pas seulement pour lui épargner le ticket de tram à quatre euros, c’est pour qu’il se familiarise avec un décor, une architecture, une atmosphère qu’il ne connaît pas. Grandes enjambées. Et nous arrivons en ville, car Saint-Denis est une ville, avec un centre et une périphérie, et Villetaneuse est sa banlieue. Je lui parle du marché, du collège Elsa-Triolet que je glisserai dans notre expo, de la seconde tour de la basilique, des cafés où je suis entré quelquefois. Lui, il me parle d’une huile essentielle qui fait disparaître les hématomes : il m’emmène dans une pharmacie en disant que ce serait bien, quand même, pour mon cou : « On ne voit que ça. » Il mime les yeux ronds que les gens posent sur moi. Oh, vraiment ? Je ne me rends pas compte. C’est vrai qu’il y est allé fort, le petit vampire. Et je porte une chemise avec ce col droit qu’on associe, en français, au nom d’un dictateur chinois (en anglais on dit col mandarin, et en italien col coréen), alors impossible de cacher le doux stigmate. Tu parles d’une blessure ! Au contraire, c’est un baume. Le retour de celui que j’espérais. Je le lui ai dit, ce matin, au marché d’Aligre où il me donnait rendez-vous : « Je savais que ça se passerait comme ça. » Il réapparaîtrait dans ma boîte aux lettres, à la fois furtif et immanquable. La ponctualité n’est pas son fort. Son seul défaut peut-être. Quant à la gourmandise, c’est une qualité et la sienne est un spectacle qui me ravit. Est-ce qu’il fait exprès de laisser son empreinte ? Est-ce que je l’arbore avec fierté ? Je pense plutôt : « Je n’ai rien à cacher. » Ce soir à la librairie, les gens sont massés entre les tables et il fait chaud. Quelqu’une se retourne vers moi, de temps en temps, mais je doute que la marque à mon cou soit la cause de ses regards. Je sens l’hélichryse à trois kilomètres, l’odeur est entêtante, pardonnez-moi, j’ai un peu forcé la dose, mais je voudrais vous y voir, pas facile d’appliquer le truc en pleine rue, le flacon à même la peau. Lequel des deux lui a fait ça ? Aucun, madame. Il n’est pas ici. Il doit être au cinéma, devant un Visconti sans doute. Les deux qui sont ici n’y sont pour rien. Je ne pourrais pas être mieux entouré ce soir. Il y a Pierre, qui déboule de Villetaneuse avec moi : on reste un peu sur le trottoir pour engloutir la brioche achetée en face, on ne voudrait pas mettre de miettes sur les livres, Sonia sort pour nous dire bonjour, je les présente l’un à l’autre, on explique la visite à la médiathèque, l’expo, l’auditorium qui sera parfait pour la lecture dessinée avec Marguerite ; puis je vois J.-E. à l’intérieur, arrivé avant nous, alors je vais le chercher et je dis à Sonia : « C’est mon amoureux. » Son prénom aurait suffi, elle sait qui il est, car elle a lu Rue des Batailles (plusieurs fois) dont il est un personnage, mais ça me fait trop plaisir de dire à voix haute : « mon amoureux ». Je suis un peu exhibitionniste quand je suis heureux, j’avoue, dites-le moi si ça vous gêne.
Dont ils sauront faire leur miel
On fait des calculs. Pour mieux comprendre. Appréhender. Du verbe prendre : exercer une préhension sur. Comme si on était capables de saisir des objets pareils ! Immenses. Mais grands comment, grands comme quoi ? Par exemple, on dit : « Il y a vingt-cinq étages pour monter chez Luke, ça fait soixante mètres peut-être, disons soixante-quinze, maxi. » Alors, pour grimper jusqu’à la Croix de Bretagne à deux mille mètres d’altitude, depuis le torrent de la Cerveyrette qui glougloute à mille deux cents, ça fait un dénivelé de huit cents. Disons, en arrondissant très très large : « Dix fois plus haut que la tour de Luke. » Deux cent cinquante étages, donc. Et si on compte vingt marches par étage, ça fait cinq mille. Faudra pas s’étonner qu’on soit un peu fatigués après ça. Avec J.-E., on n’est pas dans la performance, on n’étale pas ces chiffres pour frimer. C’est juste pour comparer avec notre environnement familier. Parce que la montagne ne nous est pas du tout familière, mais alors pas du tout. J’ai certes crapahuté dans les Dolomites avec John au début de l’été, mais ici c’est encore autre chose, c’est une ville engoncée entre plusieurs sommets, c’est une ville au carrefour de plusieurs vallées creusées dans la roche. La Guisane, la Durance et la Cerveyrette se mêlent au pied d’un promontoire où des gens ont bâti Briançon : la rivière qui en résulte prend le nom de celle des trois qui arrive avec le plus fort débit, et c’est la Durance, c’est la règle, c’est toujours ainsi que les cours d’eau sont nommés, sauf la Seine qui usurpe son titre de fleuve, car ce devrait être l’Yonne qui coule au-delà de Montereau, puis à Paris et jusqu’en Yonne-Maritime, on le sait, mais c’est trop tard pour rectifier les dénominations indues. Ici c’est la Durance, et c’est bien peu de chose quand ça descend de la colline de Montgenèvre (on est allés voir, à la frontière italienne : la plus grande rivière de Provence s’enjambe sans forcer, pas besoin de pont). Ça récupère toutes les eaux de ces hauteurs, et ça arrive à Avignon quasi gros comme le Rhône, mais le Rhône est encore plus gros, alors c’est un fleuve appelé Rhône qui poursuit jusqu’à Arles. Est-ce que je pense à Arles, moi ? Est-ce que j’ai une bonne raison de penser à Arles ? Oui, souvent, et de plus en plus souvent même, si Arles est la métonymie de mon prochain livre. Non, pas de mon prochain. Quel est le mot pour dire « celui qui viendra après le prochain » ? Le prochain sort dans un mois, il est édité par L’Œil ébloui, c’est-à-dire à Nantes, à l’embouchure de la Loire. Si le Rhône est le plus large, c’est la Loire le plus long de France. Je l’ai lu sur Wikipédia. Mais dans ces deux livres, il est surtout question de la Seine. Son franchissement par le train dans Terminus provisoire. Les boucles dans lesquelles grandissent les personnages de Rue des Batailles. Le premier compte soixante ou soixante-dix mille signes. Le second, dix fois plus. Je ne dirais pourtant pas que le petit est l’affluent du gros. J’espère qu’aucun des deux n’absorbera l’autre, qu’on n’oubliera pas la Durance en découvrant le Rhône, et qu’on n’appellera pas indûment Seine ce qui devrait être l’Yonne.
Avant d’atteindre la butte promise
Nous avons vécu dans un endroit beau. Aujourd’hui aussi, c’est beau, mais moins, ou différemment. Il ne s’agit pas de beauté absolue, rue de la Roquette. Notre cour est agréable parce que bien entretenue, ombragée par de hautes feuilles, parcourue par des chats : l’architecture pauvre et fonctionnelle d’un faubourg du XVIIIe s’est parée, au XXIe siècle, du charme discret d’une bourgeoisie de goût. Les murs pas tout à fait droits savent accrocher la lumière. On adore. Mais il aurait fallu voir les mêmes il y a trente, cinquante ou cent ans, dépouillés de leur joliesse, dans leur jus : ces murs en torchis noirs de suie ou, au choix, gorgés d’humidité. Les logements ouvriers premier prix avant qu’on invente la philanthropie : un couloir étroit, un boyau dirais-je, entre deux rangées de quatre étages où les gens s’entassent. Pas sûr que les touristes se ruent sur Airbnb pour réserver. Le charme de notre adresse est une affaire de contexte. Tandis que le quai de Béthune — cet autre lieu dont je veux parler — est beau. Beau tout court. Quelle différence ? La beauté peut s’accommoder de tristesse. Voire de mélancolie. On ne conçoit pas de mignon-tragique, car le spleen n’est pas cute. Mais la nostalgie est belle. Beauté des ruines ! J’imagine notre cour de la rue de la Roquette en déshérence : une pouilleuse cour des Miracles. Puis je revois les photos du quai de Béthune par Atget : un abandon, une torpeur qui confine au sublime. Un lieu beau, c’est ça : même vieilli, patiné, décati, voire écroulé, il nous tire les larmes dues aux œuvres d’art. Aujourd’hui, bien sûr, le quai de Béthune est propret comme une carte postale et il y a dans la cour assez de fleurs pour butiner une vie. Et nous, on n’est pas bégueules, on sait jouir de ces mignonneries de surface. Mais, à la fois, on est happés par la beauté en couche profonde qui nous tire par les pieds à travers les pavés. On reprend nos places rituelles autour de la table de fer, nappe coquette, napperons idem, et montagnes de gourmandises. Je prends un verre de vin, J.-E. un jus d’orange. À la fin, il ne dit pas non au porto. À chaque fois on s’étonne de laisser couler tant de mois. Pourquoi demeurer si longtemps si loin de Conceição et Yvon ? Eux qui m’ont vu tout petit (ce n’est pas vrai : j’avais dix-neuf ans). Elle me dit, comme à chaque fois : « Tu as encore grandi. » Et puis elle parle. Et c’est une après-midi douce et chaude qui s’étire ainsi (je ne parle pas de la météo, mais de la tendresse des sentiments). C’est notre rituel. Ô que rien ne change ! On se glisse dans les mêmes gestes comme si l’on n’était jamais partis — combien ? onze ans après avoir quitté l’île ? Conceição nous raconte comment, cinquante ans après avoir quitté d’autres îles (celles du Cap-Vert où elle a vécu plusieurs années, avant et après l’indépendance), elle a tout retrouvé comme avant — non pas les paysages, transformés du tout au tout, mais ce n’était pas ça qui l’intéressait le plus — elle a retrouvé la langue. Il y a cinquante ans, elle notait dans un carnet tous les mots qu’elle entendait au village. Elle les réemployait aussitôt, elle les faisait siens, et maintenant ils font corps avec elle, si bien que, dès son retour dans ses îles de jeunesse, dans ces villes et villages sans doute bouleversés, elle s’est mise à parler créole comme si de rien n’était, aussi facilement qu’avant. Alors les gens lui ont parlé aussi. Car c’est ça qui l’intéresse, Conceição : les gens.