Je te baptise « beau » alors tu seras beau

Origny-le-Butin est comme le patelin par défaut, celui qu’aucune mythologie n’accompagne, celui qui apparaît quand on pense « un village lambda ». Il n’est pas juché en-haut d’un promontoire rocheux, il n’est pas battu par les vagues, il n’est pas baigné par le glouglou d’une rivière pittoresque. On n’y a pas découvert le squelette d’un humain préhistorique. Aucune célébrité n’y a jamais vécu. C’est le village de Louis-François Pinagot, cet homme qu’un historien a choisi — non, il ne l’a pas choisi : son doigt a pointé son nom à l’aveugle sur une page de registre. Le bouquin1 m’a passionné alors que, a priori, je n’en ai pas grand-chose à faire de l’économie du sabot dans le Haut-Perche au XIXᵉ siècle. Mais le fait que Louis-François Pinagot soit sabotier n’est pas le sujet du livre : certes, on y parle de sabots sur des dizaines de pages, mais si le personnage avait été éleveur de brebis dans le Quercy, on aurait parlé de brebis. Le vrai sujet, le seul sujet, c’est la démarche de l’enquêteur qui restitue l’environnement d’un homme que tout le monde a oublié, pour mieux le cerner, lui — image des cernes concentriques d’un tronc d’arbre coupé. De quel bois son corps, ses pensées, ses émotions pouvaient être bâties. J’ai dit la même chose à S. à propos de Rue des Batailles : « Il se trouve que ça se passe à Madrid et à Tours, mais ç’aurait pu être à Quimper ou à Hambourg, pour moi c’est pareil. » Il est important qu’on comprenne ça — et je suis sûr qu’elle l’a senti en me lisant : la médecine vétérinaire ne m’intéresse pas davantage que la pêche à la sardine, mais il se trouve que Pierre soigne les chevaux de la troupe : qu’y puis-je ? Mon sujet, c’est ce qui se passe dans la tête et dans le corps de Pierre, quel que soit le costume que l’histoire lui fait porter. L’important, c’est la structure du puzzle : « Si certaines cases nous ennuient, oh, il suffira de les changer, pourvu qu’on garde le même nombre de cases. » Marrant de parler de cases avec S. qui, justement, s’y connaît en BD. Je lui dis que je faisais de la BD dans mes plus jeunes années : coïncidence. C’est dans la BD que j’ai commencé à avoir de l’ambition. Raconter des histoires. Transformer mon intimité en un objet lisible par les gens. Démarcher des éditeurs, même. J’aime raconter ça aux mômes à la première séance d’atelier. Mais S., ce n’est pas en atelier que je la rencontre. En ce moment, j’enchaîne les débuts. Pas seulement avec des mômes. J’ai aussi un groupe de vieux le mardi soir : le mot « vieux » n’est pas une offense, mais un constat : la moyenne d’âge est considérablement plus élevée qu’au lycée. Des adultes, en somme. La première fois que j’ai visité la Maison de Gagny, l’un des garçons s’est présenté comme ça : « Je suis jeune ici. » Dans le jargon du foyer, ça voulait dire : « Je suis l’un des ados logés ici. » Car ceux qui ne sont pas « jeunes » sont « éducateur » ou « éducatrice », quel que soit leur âge. Je me demande s’il m’a trouvé jeune, moi. C’est le même gars, hier soir au dîner, qui a dit : « On est des enfants comme les autres. » Le voici soudain un enfant. Il a raison. Mais pourquoi je parle de ça ? Je n’avais pas l’intention de m’engager dans cette voie en commençant d’écrire : ma trajectoire a dévié.

Je parlais d’Origny-le-Butin pour dire : ce bled n’est pas labellisé « plus beau village de France », mais il ne semble pas laid non plus. Une forme de neutralité. Un décor moyen. Combien l’environnement participe à nous construire : c’est capital. Ce matin au lycée, plusieurs élèves ont remarqué spontanément, dans l’extrait de Je mange un œuf2 que je venais de lire, que le narrateur accordait une attention aiguë au paysage. Alors, certes, il n’exprime aucune émotion dans le texte même : une succession d’action minuscules, de faits objectifs dénués d’affect. Mais quand il dit « je regarde la montagne depuis le lit », « je regarde le glacier », « je suis la trajectoire du soleil », « je regarde le soleil se coucher », on suppose que ses émotions doivent être grandioses, ou a minima sereines, une sorte de plénitude. En vrai, peut-être qu’il est déprimé, qu’il a juste envie de crever, on n’en sait rien, mais le contexte suggère ceci : montagne = paix. Un cliché sans doute. Pourquoi serait-on heureux dans un bel endroit ? Peut-être les promoteurs du centre commercial des Beaudottes, à Sevran, ont-ils voulu la jouer « langage performatif » : « Je te baptise beau alors tu seras beau. » Mais, lorsque je sors du RER, je traverse ce truc qui s’appelle « Beau Sevran » et, franchement, on ne va pas se mentir : c’est pas jojo. Naïveté ou cynisme des aménageurs. L’an passé je voyais s’ériger les immeubles neufs dans la rue nouvelle menant au lycée : les voici presque achevés, et leur échelle me semble mieux adaptée à nos corps humains. Beaux ? Je ne sais pas. Les trucs qu’on voit partout, quoi. Si la laideur rend triste ou excite la colère, peut-être estime-t-on que trop de beauté écraserait nos âmes fragiles ? Oh, je peux témoigner du contraire : j’ai habité sur l’île Saint-Louis et je l’ai bien vécu. J’ose alors cet optimisme mou : la neutralité pour anesthésier les douleurs, et permettre à tout le reste d’advenir ? La trame vierge sur laquelle on brodera ? Je mange un œuf en atelier, c’était pour forcer les élèves à écrire plat. Aucune émotion. Mais on n’est pas dupes : la neutralité n’existe pas. Dans cette morne plaine, le moindre froissement de surface est exacerbé. Une petite rupture syntaxique et c’est le drame. Un garçon s’empare à merveille du procédé pour écrire un récit puissant, dans lequel le narrateur enfant ne comprend pas ce qui se joue devant lui : il ne peut que décrire factuellement ce qu’il voit. « Je suis impuissant », écrit-il. « Je ne comprends pas ce qui arrive. » Aucune émotion n’est nommée, et je suis ému quand même.

Mais j’ai commencé ce billet pour parler d’Origny-le-Butin, car j’ai visité le village après avoir fermé le livre. Je veux dire : impossible de voir la maison de Louis-François Pinagot depuis Street View, car la Google Car n’a jamais parcouru le hameau de la Basse-Frêne, mais on peut s’en approcher. Le hameau le plus proche s’appelle, je vous le donne en mille : Les Batailles. Je souris. J’ai dit à Carole, dans ce restaurant de la rue du Pré-Saint-Gervais qu’elle me faisait découvrir : « Tu n’imagines pas à quel point tes préoccupations résonnent avec les miennes. » Je parle de l’enquête qu’elle mène dans Bruto3, qui l’emmène jusqu’au village de Bellaing, à moins de trente bornes de la ville natale de Pierre, mon vétérinaire des hussards. Je lui parle des Archives de la Préfecture de police, dans la rue d’à côté, que j’ai consultées il n’y a pas si longtemps : elle a le goût de ça, elle aussi, et nomme alors Arlette Farge et son Goût de l’archive. Après mes recherches, je me souviens que j’étais allé prendre un café chez C. qui habite tout près, et c’est lui qui m’avait fait lire Au bonheur des morts de Vinciane Despret dont Carole me parle aussi. Elle connaît Louis-François Pinagot, évidemment. C’est pour ça que j’évoquais Origny-le-Butin au début de ce billet, c’était une manière de faire le lien entre ma Rue des Batailles, son travail à elle, et l’atelier que nous allons animer ensemble à Gagny.

À Gagny, le lieu est beau. Grosse maison en meulière. Assez grande pour que quinze ou vingt garçons y habitent. Quand ils rentrent du lycée, ils poussent le portillon, grille en fer forgé peinte en bleu, arbres centenaires, pelouse moelleuse, la fontaine qui glougloute gentiment, les arches inutiles posées dans le jardin : vous vouliez du pittoresque, le voici. Je me permets de plaisanter : « Ils doivent passer pour les petits bourges du quartier ! » Je ne les connais pas encore, mais déjà je suis rassuré de découvrir leur décor : on ne se moque pas d’eux. Quand on vit dans un bel endroit, on se sent respecté. Je crois à ça. Alors, nous partageons un poulet-frites sous trois mètres cinquante de plafond (les moulures, le lustre), une cheminée chic mais sans ostentation, un confort certain, mais pas de luxe — car le luxe c’est l’inutile, le luxe c’est pour en foutre plein la vue aux pauvres, le luxe c’est un truc de parasites — ici, c’est plutôt la beauté raisonnable et de bon goût, le décor nécessaire et suffisant auquel tout le monde devrait prétendre. Je repense à l’ironique Beau Sevran en sortant d’ici, marchant vers la gare, la nuit, et je tombe sur le « Gagny Palace », tu parles d’une frime ! Un cinéma Art Déco abandonné depuis mille ans, la façade décrépite. Il fait de la peine, ce palais de la rigolade. L’endroit où je travaillerai n’a pas cette prétention. Il se fait seulement appeler « Maison ».


1. Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot
2. Nicolas Pages, Je mange un œuf
3. Carole Grand, Bruto

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