Un roman de plus sur la terre

J’attendais plus de ce livre. À tout moment, j’espérais que ça décolle ou que ça bifurque, je croyais que l’écriture fluide, agréable, m’emmènerait dans une direction insoupçonnée, qu’elle ne se suffirait pas en soi. Je suis déçu, car je n’étais pas le lecteur naïf : j’étais comme aux prises avec un outil de travail. Je comparais ce livre au livre idéal que je voudrais lire ou écrire. Je dis alors à H. : « Il m’aide à préciser ce que je veux faire, et surtout ne pas faire. » Ce n’est pourtant pas un mauvais livre. Il me l’a conseillé parce qu’il pouvait résonner avec Rue des Batailles : le portrait d’un ancêtre recomposé par les archives, mêlé aux sentiments que la narratrice projette sur ce fantôme. La différence principale, c’est la transmission préalable d’une légende familiale qu’il s’agirait de confirmer ou de contredire par les recherches — tandis que mes personnages de Rue des Batailles n’ont légué aucun souvenir : dans ma famille, personne ne connaissait leur existence. J’espérais alors que la narratrice ferait une découverte qui bouleverserait cet héritage symbolique (l’option rocambolesque) ou bien qu’elle s’abandonnerait aux fantasmes d’une identification sentimentale (l’option poétique, voire fantastique). Mais elle reste entre deux. Alors, c’est intéressant, ça se lit bien. Et puis, quand on a fini, ça se pose en haut d’une pile. Oh, l’affreux geste ! « Voilà, je le range ici. » C’est presque comme dire : « Je l’oublie. »

Oublier un livre, à peine lu ! Alors que, justement, mon projet est un tombeau (une tentative de conjurer l’oubli) en même temps qu’une vanité (je respecte le silence de mes personnages, je m’abstiens d’inventer ce dont je n’ai pas trouvé la trace). La devise en e de Perec : « Je cherche en même temps l’éternel et l’éphémère. » Quête de transmission impossible à travers les générations, les époques, les lieux ; écriture d’une légende nouvelle pour pallier les lacunes (ou l’absence) de l’originelle ; depuis deux ans, chacune de mes lectures m’aiguille, et installe Rue des Batailles dans un sillon unique — qui croisera les routes suivies par d’autres, mais à sa manière ; à ma manière. Le poids de l’histoire héritée dans Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo, les fantômes de Sebald, l’Odyssée de Daniel Mendelsohn dans son arbre généalogique, les Vies minuscules ressuscitées par Pierre Michon, La maison indigène bâtie par Claro et son père avant lui, le voyage d’Eduardo Berti dans Un fils étranger, condamné à la déception — dans lequel l’absence de réponse est la confirmation du besoin de récit ; la lacune comme point de départ de l’écriture. Je me sens proche de Michèle Audin dans son goût de l’archive et la précision de ses sources. Mais les personnages qu’elle choisit ne lui ont pas été offerts : elle a fouillé pour les dénicher. Son projet, son désir, c’est de raconter la Commune de Paris : alors elle a voulu rencontrer celles et ceux qui l’ont vécue. Tandis que moi, mes personnages, je les ai trouvés sans les chercher : ils sont mes ancêtres : quoi de plus arbitraire que ce lien-là ? Mes décors sont indifférents : que Jules soit né à Épinal, puis parti à Madrid, cela m’importe peu : Châtellerault ou Saint-Pétersbourg auraient fait l’affaire tout autant.

Je suis un peu malhonnête en disant ça. Bien sûr que je choisis. J’ai suivi ces pistes, consciemment ou non, parce qu’elles m’attiraient : le nom d’un personnage secondaire, une coïncidence, m’ont excité : j’ai tiré un fil, et un pan de l’histoire est venu. Michèle Audin raconte la vie des morts de la Commune — comment ils ont cru en un idéal, comment on les a assassinés, puis jetés dans un trou, sans laisser de trace — je connais peu son histoire familiale, mais tout de même, le nom de son père — et je perçois l’écho.

J’ai retrouvé hier la trace d’Elmina. J’ignorais ce qu’elle était devenue après 1892. Suite à la disparition de Jules en 1869, elle reste seul avec leur petit Maurice de cinq ans. En 1886, un tribunal acte l’absence de Jules. Le 25 mai 1892, Maurice a vingt-huit ans, il se marie, il habite au 48 rue d’Orsel — avec sa mère Elmina et le frère de celle-ci, Gustave : c’était la dernière nouvelle que j’avais d’elle. Et hier, enfin, j’ai retrouvé son nom dans les registres du cimetière parisien de Saint-Ouen. On l’a enterrée dans la 32ᵉ division le 16 décembre 1892, puis transférée le 25 octobre 1895 dans la 7ᵉ division (on enterre son frère Gustave l’année d’après au même emplacement). Je me fiche un peu, d’apprendre où ses restes ont été enfouis : l’important, c’est de lire enfin la date de son décès. Elmina est morte le 14 décembre 1892 à l’hôpital Lariboisière, à l’âge de cinquante-cinq ans. Je suis troublé. J’avais déjà écrit ceci quelque part : dans ce récit, les pères disparaissent et les mères meurent. Il n’y a pas de hasard : il y a des coïncidences qui me frappent. Bien sûr que le petit Maurice, c’est moi. Je le sais depuis le début. Elmina reste avec son fils après que le père s’est dissout dans les limbes, puis elle le quitte quand il est devenu grand (elle part au 24, rue Véron et Maurice reste dans l’appartement de la rue d’Orsel avec son épouse). Mais elle ne vit pas seule longtemps, Elmina, car presque aussitôt elle meurt à l’hôpital. L’automne, la nuit. J’entends comme un écho.

(Et le suicide de Victor, ce n’est pas pour rien s’il me touche, si je lui consacre un chapitre — je n’ai pas dit : un autel — avec tant de cœur — alors que d’autres découvertes ont glissé sur moi, car on ne peut pas tout caser dans un roman.)

Mais la sincérité ne suffit pas. Le contenu de mon récit, au fond, c’est l’histoire de tout le monde. Même si je l’écrivais bien, oh, ça resterait banal. J’ai besoin d’une forme. C’est elle qui parlera pour moi. Que Victor ait travaillé dans les chemins de fer, que Maurice soit né en Espagne, qu’Elmina soit enterrée à Saint-Ouen : on s’en fout. Mon sujet, mon vrai sujet, c’est la forme de l’édifice : ce plan de Batailles qui me sert de garde-fou. Il me rappelle : « N’oublie pas que tu as un sujet », en même temps qu’un autre génie me susurre : « N’oublie pas que tu vas mourir. » La forme parle mieux que le contenu (le squelette versus la chair du récit) : « L’objet de ce livre n’est pas exactement le vide, ce serait plutôt ce qu’il y a autour, ou dedans » — toujours Perec qui me sauve. Pour demander une bourse pour ce projet en 2019, quand j’écrivais ma première note d’intention, j’en parlais d’une telle façon qu’on se disait : « Son sujet n’est pas idiot et ce sera correctement écrit, mais, bof, ce sera un roman de plus sur la terre » (l’expression était de François qui me mettait en garde). Je n’ai pas obtenu cette bourse. Depuis, j’ai trouvé la forme qui me manquait, et ma note d’intention a vachement plus de gueule. Je l’ai proposée pour trois résidences (trois refus) et pour une bourse du CNL dont j’attends la réponse imminente. J’aimerais qu’on me dise : « Oui, ça vaut le coup que vous l’écriviez : ce sera un roman de plus, oui, mais si c’est un roman comme ça, alors d’accord. » Et quand on lira Rue des Batailles, on se dira : « Ce n’est pas rien, il se passe un truc là-dedans. » Et ensuite, oh, on l’oubliera quand même. La postérité, je m’en fous (il faudrait d’abord croire en la survie de notre espèce, au-delà de notre propre espérance de vie) : quand je serai mort, mon souvenir n’a aucune importance. Mais tant que je suis vivant, j’ai l’ambition d’avoir une consistance, une existence, une présence dans la vie de quelques uns ; de n’être pas qu’un humain de plus sur la terre qu’on rencontrerait sans déplaisir, certes, mais qu’on rangerait ensuite — comme le livre terminé — en haut d’une pile, hop, avec les autres : et aux oubliettes.

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4 commentaires

  1. Miam, je me délecte de ces Pensées – presque – identiques aux miennes… bien qu’étant toute petite et si lointaine en terme d’expérience et de compétences… d’ailleurs le CNL ne s’y trompe pas, qui me refuse l’accès au dispositif de bourse de création car mon livre n’a pas été édité en assez grand nombre au premier tirage 🙄…

    J’ai beaucoup aimé le travail de Marie-Helene Lafon dans « L’histoire du fils », pour narrer la généalogie tout en restant fluide, elle est bluffante.

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