Je ne cherche pas les disparus à tout prix, je tombe dessus sans le faire exprès. Je veux seulement parler de ce qui est — de ce qui a été. Je ne force pas le trait (non pas à cause de la peur d’être jugé par les autres, mais par moi-même : pour ne pas pouvoir m’accuser de malhonnêteté, pour croire en ce que je fais). C’est pourquoi je m’accroche aux archives pour écrire Rue des Batailles : ces hommes qui disparaissent, ça me semble exagéré, mais les archives me disent que ça a été. Les gens qui meurent jeunes, aussi : ça a été. C’est écrit. Dans les cimetières, en lisant les dates sur les tombes, j’éprouve une compassion immédiate pour les morts jeunes, et je remarque les centenaires, tandis que les morts vieux-mais-pas-très-vieux ne m’inspirent pas de sentiment particulier : il me faudrait connaître ces personnes pour m’émouvoir. Je ne connais pas non plus, pourtant, ces jeunes et ces centenaires ; je leur prête un destin à cause de leurs seules dates. Je les catalogue. Ils deviennent des archétypes ou des stéréotypes. Ils rentrent dans des cases. C’est affreusement réducteur. Mais les autres, ceux qui ne racontent pas d’histoire ? Vaut-il mieux être un stéréotype, ou rien du tout ? Exister pour ce qu’on n’est pas, ou se faire oublier ? Quand les dates ne racontent rien, il faut creuser dans les vies pour trouver quelque chose — le miroir dans lequel se reconnaître. Mais si le sujet est déjà spectaculaire, je dois veiller à creuser quand même, au-delà des clichés. Rue des Batailles, c’est la disparition de Jules — inexpliquée. À trente ans, il échappe aux radars. On ne sait pas s’il est mort. C’est romanesque — c’est ce qui m’attire et m’effraie à la fois : écrire un roman sur un sujet romanesque.
J’ai lu Finir les restes 1. La littérature est pleine de deuils qui, même vus de loin, nous scandalisent : la mort de ceux qui étaient encore l’enfant de quelqu’un. Ou les morts violentes, inattendues. L’arrachement soudain. Mais les vieux parents qui succombent à l’hôpital au même âge que tout le monde ? C’est ordinaire et nécessaire, c’est la vie. Ils laissent « un orphelin selon l’ordre des choses », triste quand même, inconsolable peut-être. Que faire de cette peine-là, qui échappe au spectaculaire ? La raconter par les détails, par la délicatesse.
Troublé par les coïncidences de dates, par l’enchaînement des circonstances. Dans Thésée, sa vie nouvelle 2 : la mort brusque d’un jeune homme, suivie par celle sa mère qui se laisse glisser, moins d’un an plus tard ; et le père qui survit quelques années. Je ne peux pas ne pas penser, dans le même ordre, à mon père, à ma grand-mère et à mon grand-père. Dans Avant que j’oublie 3 : la mort du père tout juste retraité, dans un hôpital des Yvelines, tard le soir, la veille de la Toussaint ; le frère et la sœur qui se regardent dans la glace et qui découvrent leurs « gueules d’adultes ». Je ne peux pas ne pas penser à ma mère, à ma sœur et à moi-même. Ça existe dans la littérature (puisque je l’ai lu dans ces deux livres) et dans la vie aussi (dans la mienne).
Dans mes notes pour Rue des Batailles, j’écris : « Dans cette histoire, les mères meurent et les pères disparaissent », car j’ai poussé mes recherches généalogiques autour de Jules, le disparu central. Deux étages au-dessus de lui, dans l’arbre : le père de sa mère s’appelle Pierre Jacques Mathorez, il était artiste-vétérinaire (lui aussi), il est né le 7 juin 1754 à Saint-Léonard (Pas-de-Calais). En 1819, on écrit à son sujet : « disparu depuis sept ans, selon l’attestation à serment du témoin. » Deux étages en-dessous de Jules, dans le même arbre : son petit-fils Marcel (mon arrière grand-père) épouse une certaine Louise Métayer (mon arrière grand-mère) et, le jour de leur mariage en 1926, on écrit : « La future épouse, ainsi que sa mère, déclarent sous serment que la résidence actuelle du père leur est inconnue et que, depuis plus d’un an, celui-ci n’a pas donné de ses nouvelles. » La disparition était un point de départ (celle de Jules) ; elle devient un leitmotiv. Mais je ne le fais pas exprès. Je sais que ça a été.
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