Le désir qui cherche sa scène

Je n’avais pas remarqué tout de suite les pointillés : une rue brève, qu’il serait question de prolonger à travers les maisons, les jardins. Les lignes sont tracées par-dessus les blocs hachurés, des zones emplies de petits points irréguliers. Je vois ça sur les plans des années 1860. Je ne les avais pas remarqués car, ce qui m’intéressait d’abord, c’était l’adresse de Jules : Calle de San Cosme y San Damián, numéro 6. Je l’ai visitée sur Street View, je pense qu’elle n’a pas beaucoup changé, je n’y connais rien en architecture espagnole, j’ai vaguement lu deux-trois trucs sur l’urbanisme de Madrid, je me dis : « À vue d’œil, les murs dans lesquels Jules a vécu sont intacts. » Bon. J’ai le décor. Un truc doit se passer sur cette scène. Il faut écrire quelque chose avec ça. Je voudrais un chapitre bref, dense. J’observe le plan encore : alors je vois les lignes pointillées. Une rue qu’il s’agissait de prolonger, donc, en passant au travers des voisines. Comparant avec le plan d’aujourd’hui, je comprends que ça n’a pas eu lieu. Ils ont creusé un pâté de maisons, c’est tout. Laissé les autres tranquilles. N’empêche : les années où Jules a vécu dans cette rue, les immeubles alentours étaient en sursis, destinés à la démolition. Ça raconte quelque chose. C’est la seule chose qui m’intéresse, même.

Mon plan de Batailles est flou, il me laisse pas mal de liberté, mais j’ai quand même peur de m’ennuyer : je me vois déjà remplir les cases selon le cahier des charges. Tirer à la ligne. Ce chapitre, je pourrais le faire durer dix mille signes, rien qu’en décrivant la rue. Au secours. Heureusement, cette démolition programmée me sauve. Ça aura du sens, ça résonne avec tout le reste. Mais ça me chiffonne malgré tout. Je suis mon programme à la lettre. De près. De trop près. Et l’aventure, alors ? J’ai peur de m’ennuyer, c’est comme ça, je n’y peux rien. J’aime pourtant mes habitudes, ma douce routine, j’aime le lieu où je vis, la manière dont mes journées se déroulent et se suivent. Et pourtant je m’ennuie. J’aime ma vie, mais j’ai envie d’autre chose. Mon programme initial, le point de départ de tout ça, c’était un désir de liberté : une vie qui me ressemble le plus possible : alors, cette routine, produit de la liberté que je me suis donné, cette routine que j’ai choisie, puis-je m’en plaindre ?

Sur Street View, je peux remonter le temps jusqu’à août 2008. Je vois qu’un appartement était à vendre dans cette rue — peut-être celui où Jules habitait en 1864. Et alors ? J.-E. me demande si ces recherches me donnent envie d’aller là-bas. Je n’y pense plus du tout. Il y avait cette intention vague, un peu bidon, au tout début du projet. Mais je sais qu’il est inutile de me déplacer : l’histoire est dans ma tête, la documentation est une manœuvre dilatoire pour ne pas écrire (ce billet de blog en est une autre). J’irais à Madrid pour voir des immeubles où ont vécu des gens que je ne connais pas : et alors ? On s’en fout un peu. D’autres chapitres se passent à Nancy, à Cambrai, à Tours. Je n’irai ni à Nancy, ni à Cambrai. J’irai à Tours seulement parce que j’y connais des gens vivants : des corps chauds, qui parlent, et que j’aurais plaisir à voir, à entendre, plutôt que des noms relevés dans des archives. Je n’ai pas envie de voyager : j’ai envie de voir des gens — et certains d’entre eux se trouvent loin de chez moi. Alors, il faudrait me déplacer. S’ils habitaient dans mon quartier, je n’en sortirais pas. Si J. et J. habitaient dans la rue Bréguet, par exemple, je passerais leur dire bonjour vite-fait, pendant que je fais mes courses. S’ils habitaient dans les Yvelines, j’irais déjeuner chez eux. S’ils habitaient à Tours, à Nantes ou à La Roche-sur-Yon, j’arriverais le vendredi soir, je dormirais deux nuit dans la petite chambre qu’ils garderaient pour moi, je rentrerais à Paris le dimanche. Je n’aurais pas l’idée de m’installer trois semaines chez eux, si je les voyais souvent ; mais ils vivent à San Francisco : qu’y puis-je ? Je ne peux pas leur dire : « J’apporte les chouquettes, faites-moi un petit café, je ne resterai pas longtemps. » Alors je prends l’avion, la dernière fois c’était en 2019, et on cohabite, et le temps est long. C’est une autre routine. Mes oncles d’Amérique me manquent. Les histoires de frontière me désespèrent d’avance. J’aurais le droit de la franchir, aujourd’hui, mais je ne dispose pas de trois semaines vacantes. Si je planifie un départ cet été, je prends le risque d’être déçu. Est-ce grave, d’être déçu ? Il faut oser le risque, sous peine de mourir d’ennui. Hier soir, j’ai répondu à R., qui pointait ma naïveté : « La lucidité n’empêche pas un peu de naïveté : si on se protège, il ne nous arrive plus rien. » Dans notre conversation, il était question de désir, encore. Je lui ai écrit aussi cette phrase, que je sors de son contexte à la façon des critiques littéraires les plus malhonnêtes, afin de lui faire dire ce qui vous semblera bon, faites-en ce que vous voudrez, j’ai confiance, oh, et puis je prends le risque, il faut prendre le risque : « De temps en temps j’éprouve cette urgence, cette impatience, qui n’est dirigée vers rien, et c’est fatigant. » Et lui : « Une excitation qui ne sait pas toujours trouver une forme pour s’incarner. Le désir qui cherche sa scène. »

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