La rue de Steinkerque, c’est cette rue épouvantable entre le métro Anvers et le Sacré-Cœur garnie de boutiques de souvenirs, qu’aucun Parisien n’aurait l’idée d’emprunter. Avant, c’était différent : des gens y habitaient, y travaillaient, y jouaient, y faisaient leurs courses, s’y baladaient sans faire de photo. La preuve — paradoxale — c’est cette photo : car il fallait bien qu’un photographe soit présent pour nous montrer ça. Il faut dire qu’on n’avait pas encore inventé l’avion : les touristes étaient moins nombreux, ils venaient en bateau et en diligence hippomobile pour s’encanailler dans les cabarets. Il faut dire aussi que, au bout de la rue de Steinkerque, il n’y avait pas le Sacré-Cœur : on aperçoit seulement la base de l’édifice, sa façade inférieure, le socle de la grosse meringue qui n’est pas encore bâtie.
Puis on a inventé les avions. Non pas pour le tourisme : pour lâcher des bombes. Je trouve cette seconde photo de la même rue — on reconnaît l’enseigne « Vins et charbons » — prise quelques années plus tard, après le passage des bombardiers Gotha sur Paris le dimanche 15 septembre 1918 : deux bombes sur la rue de Steinkerque et une sur la rue d’Orsel. Cette photo montre le coin des deux. Je rôde toujours dans ce quartier ces jours-ci, car mes chapitres de Rue des Batailles s’y ancrent, s’y développent. Marcel a vécu au 48 rue d’Orsel, puis au 16 rue Seveste — c’est-à-dire : soixante mètres à l’ouest de l’impact, puis soixante mètres à l’est, à vol d’oiseau (ou à vol de biplan bimoteur, aux ailes tatouées de la croix de fer). Cette attaque ne touche pas Marcel directement : en septembre 1918, ses parents vivent au 13 rue Feutrier, un tout petit peu plus haut, tandis que lui-même est soldat au bord de la Vesle (affluent de l’Aisne, sous-affluent de l’Oise et de la Seine) sous une pluie d’autres bombes.
Maintenant que je connais ces faits, comment ne pas les introduire dans un chapitre ? Mon truc s’appelle Rue des Batailles, quand même. Alors allons-y : les batailles. La violence. Ça fait partie du programme annoncé par le titre. Oui, mais moi, je m’en éloigne. Je suis les pistes qui ont du sens pour moi (parlant de cette nouvelle inflexion à G. hier soir, il m’a répondu : « Ça me ferait peur de bifurquer, moi, dans ce que j’écris »). Je tire le texte vers ce que je connais. Et le texte me pousse dans le dos, me force à aller plus loin. La guerre, je ne connais pas. Mais la mort, oh, la mort, je connais un peu, comme tout le monde. Et les fantômes : je les apprivoise. D’abord, je les cherche. C’est devenu un sixième sens : je traque les fantômes.
Les fantômes : ceux que la photo fait apparaître. J’observe la vitrine de cette boulangerie de la fin du XIXᵉ siècle, qui sera bombardée vingt ans plus tard (ironiquement, elle se vante de proposer des « pains allemands »). Un homme de dos se gratte la tête ; dans le miroir il se dédouble. J’éprouve à nouveau le trouble (vertige) qui m’avait saisi (enveloppé doucement) pendant les séances avec Joël : je me trouvais face à une vitre sombre (un miroir) : à force de la fixer, je ne savais plus si je regardais à travers ou si je restais à sa surface — je regardais surtout au-dedans — non pas à l’intérieur de l’immeuble inaccessible (il y faisait trop sombre), mais au-dedans de moi. Je ne voyais pas mon reflet. C’est la photo qui l’a révélé. On m’y voit deux fois : de trois quarts dos, et de trois quarts face. Sur le tirage que m’a montré Joël, je lui ai dit : « Ah oui, maintenant, je comprends ce que tu voyais, toi, et que moi je ne voyais pas. » J’observe à nouveau la carte postale. La vitre dans laquelle s’inscrit (parfaitement encadrée) l’image de l’homme à casquette : au-dessus, dans le même cadre, une silhouette noire, un autre homme, en pied. Je n’arrive pas identifier l’original dans la rue : il n’apparaît pas sur cette composition, si ? Je regarde encore. Dans la même vitre, toujours : au coin supérieur droit, délimité par l’angle de l’encadrement et par la diagonale qui soutient l’auvent du magasin : oui, ici, encore un homme : il se cachait, mais on l’a trouvé. Un visage de face. Un barbu à casquette qui me regarde droit dans les yeux. Il a une tête parfaite, qui irait bien avec le corps qui nous tourne le dos, mais c’est impossible qu’il se reflète ainsi, deux fois dans la même vitre. C’est qui, ce bonhomme ? Il ne le dit pas. Il dit seulement : « Je te vois. » Moi aussi, je te vois.
Pendant ce temps, une présence joue avec moi, une silhouette du presque-rien qui me lit ici, aperçue, juste un regard : il sait que ça me plaît ; il a compris à qui il avait affaire. Lui aussi dit : « Je te vois » — et j’ignore qui il est.