De deux séductions, c’est celle du travail la plus forte : je décline une invitation à déjeuner, répondant que je suis à fond dedans, que je ne veux pas sortir du doux tunnel où je me suis engouffré moi-même. Ce n’est pas un prétexte pour éconduire l’ami, car je n’en ai pas besoin avec ceux qui me connaissent. Il comprend que j’ai beau aimer sa compagnie, j’ai encore plus envie d’écrire. Ça ne marche pas tout le temps. Mais là, oui. Pendant trois jours, j’écris un chapitre par jour. J’échange quelques messages avec S. (une compagnie à distance qui m’excite beaucoup, parce que je le tiens au courant de mes progrès) et l’on pourrait croire que j’aurais fini Rue des Batailles dans trois jours : puisque j’ai écrit le chapitre 75 mardi, le 76 mercredi et le 77 jeudi, alors dimanche soir ce sera bouclé : chapitre 80, fin de l’histoire. Si j’avais tenu ce rythme depuis le début, j’aurais tout fini dans le même temps que l’autre pour faire son tour du monde (et sans l’inconvénient du décalage horaire) : ç’aurait été un prodige, mais pas un record, car on dit que Stendhal a écrit La chartreuse de Parme en cinquante-deux jours, et j’ai compté : ça fait un million de signes, tandis qu’avec Rue des Batailles j’en suis à six cent mille : c’est petit-joueur à côté, mais ça paraît déjà énorme à S. qui fait semblant de s’émerveiller de mon gros texte — oui, c’est bête de jouer à qui a le plus gros, mais il faut admettre que le manuscrit qu’il m’a envoyé, lui, est tout riquiqui. Je lui dis que « le désir d’un livre c’est aussi le désir d’un objet » et que « je voulais que celui-ci soit gros ». Alors certes, ce n’est pas la taille qui fait la qualité, mais ce serait hypocrite de dire qu’elle ne compte pas. On ne prend pas le même plaisir quand on se coltine un pavé pendant trois semaines (clin d’œil à T. et à G. qui ont osé, chacun, prendre le risque de se faire détester en m’offrant des bouquins diablement volumineux, des briques de cinq cents et neuf cents pages respectivement, que j’étais obligé de lire parce que c’étaient des cadeaux, mais par chance c’était Zone et Les détectives sauvages et c’était vachement bien, nous sommes donc restés amis), ce long compagnonnage du gros livre n’a rien à voir avec la joie vive que nous donne le texte bref, fulgurant. Il faudrait distinguer (sans établir de hiérarchie) le lent partage d’une intimité commune, et la rencontre furtive avec un inconnu ; on peut rester attaché chaque jour intensément au premier, et s’ennuyer avec le second au bout de deux minutes. La taille, oui, mais la durée compte aussi. Si Rue des Batailles est bon, ce sera une joie qui rappellera le vertige des sept cents pages de La Vie mode d’emploi (index compris) : on aura envie de s’y replonger aussitôt sorti. Si c’est loupé, eh bien, ce sera un pensum de plus sur la terre.
Là où je suis si content de moi, c’est que mon truc marche : je suis mon plan scrupuleusement, et à la fois j’improvise tout le temps. Depuis le début, dans la case 75 j’avais indiqué : « avoir des parents », mais c’est seulement cette semaine que j’ai décidé ce que j’allais écrire sur ce sujet. Pareil pour le 76 où j’avais seulement mis « la démolition » : j’imaginais les ouvriers à l’œuvre, les maisons qu’on abat à coup de pioche, une scène violente et très narrative, lyrique, en mode guerre. Finalement, mercredi, j’ai eu envie de décrire le vent, tel qu’il souffle sur le terrain nu après que tout est détruit. C’est contemplatif et un peu abstrait.
Je note chaque jour dans mon journal (non pas sur ce blog, mais dans mon journal privé, celui que vous ne lisez pas) : « Rue des Batailles, relu et corrigé les chapitres tant et tant » ; « Pour Rue des Batailles, attaqué le chapitre tant, ça fait tant de signes » ; « Terminé le chapitre tant, pas encore relu. » Quand j’écris trop, je culpabilise, je me dis : « C’est n’importe quoi de pondre six mille signes dans l’après-midi. » Oui, mais Stendhal en pondait vingt mille par jour, tandis que moi, j’écris Rue des Batailles depuis mille jour : ça fait une moyenne de six cents par jour, en lissant.
Dans le journal qu’il tient de 1554 à 1556, alors qu’il peint les fresques de la basilique San Lorenzo de Florence (un chantier d’onze ans qu’il ne terminera pas), Jacopo Da Pontormo ne consigne aucun sentiment, aucune émotion. C’est d’une sécheresse inouïe. Pourtant ça m’émeut. Sans doute parce que ses listes, ses rapports froids, sont comme des archives (et que j’ai le goût de ça). Il décrit l’avancée de son œuvre en deux ou trois mots plats. Il fait un croquis pour montrer sur quel bonhomme il travaille, il trace une flèche et il écrit :
jeudi les cuisses et les flancs
vendredi le bras
samedi cette tête de mort qui est sur le côté
C’est un rapport d’activité, ça pourrait être chiant à mourir, mais ça m’a passionné. L’art, c’est aussi ça : abattre du boulot, méticuleusement, jour après jour. Et surtout, il écrit :
j’ai soupé deux œufs, des poires, un pot de vin
j’ai soupé avec Bronzino, il y avait des boulettes
Il est obsédé par la bouffe et par le fonctionnement de son corps. Il veut se préserver des maladies. Je repense au Fil, fascinant témoignage de Christophe Bourdin, journal de maladie précédé d’un « Temps de l’hypocondrie » maniaque, obsessionnel (mon article est paru sur Zone Critique la semaine dernière). Journal d’un corps et, en même temps, journal de l’écrivain qui habite ce corps : « on ne dissocie pas l’homme de l’œuvre » et, dans l’homme même, indivisible, on ne dissocie pas non plus sa machine physique de son geste créateur. Peut-être Pontormo tenait-il ce carnet de bord pour son seul usage — comme mon journal privé, lu par personne, mais imprimé et archivé, facile à trouver et à comprendre. À entrer dans l’intimité d’un inconnu, j’éprouve ce trouble du miroir : les deux sentiments contraires et semblables, comme symétriques, de la banalité et de l’étrangeté combinées. Ça me fait un peu la même chose avec le journal de Guillaume : il m’informe sur le prix du radis noir au Super U, en parallèle de l’avancée de son travail artistique ; Pontormo mange des pigeonneaux au jus avec Bronzino, et peint la chapelle de San Lorenzo ; il note quand il fait froid, quand il pleut ; la vie quotidienne de l’homme est celle de tout le monde ; les références qu’il convoque me sont étrangères ; je connais certains peintres, certains auteurs que citent l’un et l’autre ; je ne sais pas à quoi ressemblent les peintures qu’il voit ; nous ne lisons pas la même poésie et je ne regarde pas d’animés ; je crois savoir de quoi leur vie est faite ; j’ignore ce qui se passe dans leur tête ; leur journal fait d’eux des personnages ; à la fois terriblement ordinaires et formidablement bizarres.
On m’a aussi offert Les détectives sauvages en mai dernier, pour mon anniversaire… il faut que je me lance avant le prochain anniversaire, pour faire honneur au cadeau !