Un mammouth empaillé et la beauté des portes

Quand j’ai écrit à propos de Grues, je n’étais pas certain de revenir bientôt dans la contrée de Luçon, dans le marais vendéen d’où surnage le monticule de Grues. La projection était abstraite : un fantasme (en littérature on appelle ça : une fiction). Soudain, c’est le printemps et la chimère devient doublement concrète : d’une part, mon voyage à Luçon qui se précise pour le mois de mai (la Semaine du livre), puisque j’ai reçu un message me demandant mes horaires de train préférés ; et d’autre part, le même jour, mon exemplaire de Papier Machine dans ma boîte aux lettres. Beau Papier Machine, chaque fois plus beau à mesure que passent les ans et les numéros, à supposer qu’une gradation soit possible dans les échelles de beauté — moi, quand je trouve quelqu’un beau, je ne le compare à personne : je l’admire tout entier, autant que j’admire les autres, si différents. On y trouve, bellement mis en pages, mon échantillon d’histoire locale — ma chronique toponymique — ma carte postale de Grues, canton de Luçon, altitude comprise entre un et quinze mètres — un récit intitulé Gallo-romance parce que j’y cause d’étymologie gallo-romane et d’amour — de quoi voulez-vous donc que je cause, si ce n’est d’amour ? Dans la présentation, les éditrices écrivent : « du cul — mais romancé » — on notera le recours au tiret, signe typographique que j’affectionne très fort — puisqu’on parle d’amour.

Écrire sur Grues ou sur n’importe quel patelin. Écrire une fiction sur un lieu, c’est ce qui rend le lieu plus intéressant que la fiction. J’expliquais ça au bar, à G. et T. qui le savent déjà par cœur : j’ai aimé Plougoulm parce que je l’ai visité sur les traces d’un personnage (que j’avais certes inventé) qui avait vécu là — refrain connu. Dans Un fils étranger d’Eduardo Berti, mille détails résonnent avec ma propre quête. En particulier, la conscience que celle-ci serait vaine si l’on voulait qu’elle soit une enquête, si l’on avait l’ambition de combler un manque par des informations fiables, ou de consoler le vide laissé en soi par le silence. Mais nous savons que nous poursuivons un autre but : le désir d’éprouver des émotions et de les transformer en une matière palpable, en un récit partageable dont la littérature sera le véhicule. Lorsque Eduardo Berti entre dans la maison où, d’après les archives, son père a vécu presque cent ans plus tôt, une émotion le submerge. Un instant plus tard, on lui explique que la numérotation des immeubles a été modifiée au cours du siècle, et qu’il est donc impossible que son père ait vécu entre ces murs. Alors, que ressent-il cette fois ? Quelle sorte de déception ? L’émotion première n’était pas liée à la coïncidence magique entre deux corps, père et fils, dans le même lieu à travers les âges ; elle était le résultat d’un récit élaboré dans la tête de l’auteur, machine à fantasmes. Une émotion factice ? Les tambourinements dans la poitrine, les mains moites, le vertige étaient bien réels. Tant pis pour les faits : l’imaginaire nous fait vivre plus fort.

Ces jours-ci, c’est Madrid que j’habite en pensée. Si je visite un jour cette ville, irai-je au Prado, au parc du Retiro ? Au diable le tourisme. J’ai passé des heures à parcourir sur Street View la Calle de San Cosme y San Damián parce que Jules, Elmina et Maurice y ont vécu. Étrange comme les lieux de Rue des Batailles se répètent comme des refrains. Les lieux secondaires : Tours (j’y étais récemment, j’y retournerai bientôt) et même La Roche-sur-Yon. J’ai envie de développer La Roche-sur-Yon, l’espace d’un demi-chapitre seulement, même s’il ne s’y passe presque rien : je crois que la famille de Jules y a vécu ; sa sœur aînée y est peut-être née. Peu importe. Puisque les boucles se bouclent et les motifs se dupliquent, je fais un saut dans le temps, j’ai envie de glisser W. dans ce paragraphe, un écho à sa ville connue par cœur, souvenir de promenades avec lui dans ses paysages et de cette phrase qu’il avait prononcée : « Je ne sais pas ce que j’étais venu chercher là-bas, mais je l’ai trouvé » — elle résonnait alors avec l’écriture des Présents, elle reste valable pour Rue des Batailles. Je disais : Madrid revient comme un leitmotiv. Jules y a vécu dans les années 1860. Quarante ans plus tôt, le père de Jules, Pierre le vétérinaire, vivait dans cette même ville : il a reçu la Légion d’Honneur en 1823 et a signé la Formule du serment (« Je jure d’être fidèle au roi, à l’honneur et la patrie, etc. ») le 7 septembre 1824… depuis Madrid.

J’ai compris qu’il faisait partie des troupes qui occupaient l’Espagne dans les années suivant la guerre de 1823. Qui connaît la guerre d’Espagne de 1823 ? Moi, pas du tout. Je trouve sur Persée ce récit étonnant d’un jeune ouvrier parisien prénommé Jean, qui s’engage dans cette expédition avec cent mille autres hommes (et vingt mille chevaux). Qu’allait-il faire dans cette galère ? Cherchait-il la sécurité de l’emploi (il semble qu’il était pauvre) ou le souffle de l’aventure ? Était-il un de ces romantiques bercés de gloire militaire, naïf comme Fabrice Del Dongo, ce charmant benêt courant après la guerre comme d’autres adolescents espèrent le frisson de l’amour ? La guerre n’est pas drôle, elle est moche, elle tue.

Le 23 [mai], à 9 heures du matin, nous sommes entrés à Madrid, après avoir trouvé sur notre route quantité de morts.

Que fait un garçon qui vient de voir des cadavres, découvrant un pays étranger ?

Cette ville est la capitale de l’Espagne. Elle est très jolie et très bien située. Elle est assez grande et bien peuplée. L’on remarque le palais du roi situé à l’extrémité de la ville. Il est assez bien bâti et bien sculpté, mais il n’était pas fini alors. […] Je remarquai qu’il y avait quantité d’églises et de couvents très riches. […] J’ai remarqué quantité de jardins superbes, entre autres le Prado, promenade publique qui ressemble à notre Jardin des Plantes. On y remarque aussi un petit cabinet d’Histoire naturelle où l’on voit la carcasse d’un monstre plus gros qu’un éléphant. On m’a rapporté qu’elle avait été trouvée dans une carrière près de Madrid. […] Les rues sont assez droites et l’on remarque aussi la beauté des portes.

Vingt-quatre heures à Madrid (j’en connais qui appellent ça un city break), un mammouth empaillé et « la beauté des portes ». Et la phrase suivante qui m’émeut : vingt-quatre heures de promenade seulement, et l’envie de voir des livres… Jeune ouvrier-soldat écrivant son journal pour ne pas oublier qu’il existe :

Il y a une superbe bibliothèque, mais je n’ai pu lire un livre, vu qu’ils étaient tous en espagnol ou en latin.

Il écrit en français et la notice du livre précise que son orthographe a été corrigée. Après la bataille de Trocadéro, Jean reste en Andalousie : il occupe le pays jusqu’en 1827. Il rencontre la jeune Maria. Il hésite à l’épouser et s’établir à Cadix pour de bon :

Je me voyais déjà maître de Maria et fameux marchand fruitier sur le marché de l’île de Léon, mais ce n’était que de la fumée car j’avais d’autres idées.

Jean décide de rentrer à Paris. Il écrit son histoire. Deux cent ans plus tard, je parle à J.-E. de ma découverte — un épisode historique dont j’ignorais tout et un personnage singulier, certes capable d’écrire (ce qui n’est déjà pas banal), mais surtout doué d’assez de sensibilité pour toucher son lecteur — et il me répond : « Il faudrait écrire cette histoire. » C’est fait : Jean s’en est chargé. Moi, j’écris Rue des Batailles.

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