Demain ce sera rose

C’est fou le nombre de jeunes qui attendent sur ce quai avec un bouquet de fleurs : c’est dimanche, il est midi, ils sont attendus chez leur mère. Des tas de Parisiens ont leurs parents sur cette ligne. On avait déjà remarqué ça, à l’époque où nous faisions comme eux, prenant le train pour Marly-le-Roi. Cette fois, nous nous arrêtons à Suresnes. Autour du Mont-Valérien il n’y a pas un chat : qui pourrait se trouver dehors à cette heure ? Ils sont en train de manger le gigot. Quand nous arrivons au parc, la grille est fermée, je dis à J.-E. : « Ça n’ouvrira qu’à 15 heures pour la promenade digestive, car les gens qui voudraient se promener avant sont forcément suspects : des sans-famille, des asociaux. » En fait, la grille d’à-côté est ouverte. On entre. C’est calme. Ensuite, ce sont des rues désertes. Ah, un chat ! J’étais mauvaise langue tout à l’heure. Cette virée au soleil nous fait un bien fou. Vers la Cité-Jardin, il y a même des cafés ouverts. Plusieurs. C’est inespéré : allez trouver une place en terrasse à Paris aujourd’hui ! C’est dimanche, c’est doux. La Cité-Jardin nous intéresse, c’est exactement le genre d’architecture que nous aimons. À taille humaine. Dans les allées, un garçon blond décoloré (il porte une marinière et des Converse à semelles compensées) donne le bras à sa mamie en lui racontant ses histoires de lycée ou de fac. Ils sont beaux. Ils valent tellement mieux (nous valons tellement mieux) que les affiches que le gouvernement nous inflige en ce moment : « Oui, mon petit-fils est gay », « Oui, ma coloc est lesbienne », « Oui, ma fille est trans. » Ces messages trop-gentils-pour-être-honnêtes me dégoûtent : la bienveillance est l’arme qui cache la forêt du mépris. Dans chacun de ces messages, c’est une personne hétérosexuelle et cisgenre qui parle car, évidemment, les homos et les trans sont toujours « les autres ». Et devinez quoi, le slogan sur ces affiches célèbre la tolérance. La tolérance ! Il faudrait donc qu’on nous tolère comme on tolère un parasite, une maladie, un fléau dont on serait fier, plus tard, d’avoir su se rétablir (car la résilience est le jumeau maléfique de la bienveillance). Ne parle-t-on pas de « tolérance à la douleur » ? Il s’agirait donc de récompenser les héros qui, par grandeur d’âme, tolèrent notre existence : oh oui, offrons une médaille aux parents qui ne foutent pas leur gosse à la rue, élevons des monuments aux voisins qui ne nous crachent pas à la gueule. Célébrons leur courage et disons-leur merci. Dans leur grande miséricorde, ils ont bien voulu nous pardonner. Mais qui donc finance cette campagne, me demandé-je ? Santé Publique France : vous savez, ceux qui vous parlent tous les jours du covid. L’homosexualité est une autre sorte d’épidémie, mais rassurez-vous, elle est bénigne : vous la tolérerez bien. Restez vigilants, toussez dans votre coude et ne persécutez pas les homosexuels, merci.

Nous longeons l’hippodrome et le golf. Les gens blonds sont surreprésentés. Il paraît que les blonds représentent 10 % de la population française. D’après mes relevés empiriques, ça monte à 25 % à Saint-Cloud. Quant aux voitures, je peux les classer en deux catégories : les très grosses équipées pour le safari (on dit « SUV ») et les très plates (J.-E. me dit que ce sont des Porsche). Il y a tout de même des gens qui attendent le bus : trois femmes et une adolescente, qui n’ont pas l’air de se connaître. Aucune n’est blonde. Deux femmes sont noires. La troisième est métisse. La jeune fille est brune, la peau mate. Arrivée du bus dans vingt minutes (estimation). Nous continuons à pied, c’est le principe de la promenade — car nous ne sortons pas du boulot, nous. Il faut traverser la voie ferrée (par-dessous) et l’autoroute (par-dessus) pour accéder au parc de Saint-Cloud : c’est le but de notre expédition. Je dirais même plus, si j’osais : le clou.

Deux femmes s’ennuient beaucoup, elles suivent deux mecs qui font semblant d’être copains comme cochons, et des enfants qui s’amusent. L’une a du mal à marcher avec ses espadrilles à talons hauts ; l’autre lui demande : « Il fait quoi ton mari ? » Elle répond qu’il est dans les assurances. Je ne comprends pas les tenants et aboutissants de cette tentative de conversation : si les deux hommes sont amis, comment la femme de l’un peut-elle ne pas déjà savoir ce que fait l’autre ? Et pourquoi cette femme, si elle est curieuse, ne s’adresse-t-elle pas directement à l’homme ? C’est clair : la réponse ne l’intéresse pas du tout, c’est pour meubler, la conversation retombe aussitôt, elles ne savent plus quoi se dire, elles sont soulagées quand les mecs reprennent la direction des opérations. Il fait beau. Les gens sont en famille. La plupart sont riches. Pourquoi font-ils la gueule ? Il fait beau, oubliez les mails qui s’accumulent dans vos boîtes, ne pensez pas à vos conf call de demain. Il fait beau et, moi, j’ai brûlé dans l’échancrure de mon t-shirt. Comme je porte un sac sur l’épaule gauche, ça tire sur mon col et ça expose une partie de ma peau qui n’a pas (encore) l’habitude du soleil, de la base du cou jusqu’à la clavicule. Demain ce sera rose.

Le parc de Saint-Cloud, bof. On s’attendait à autre chose : à aimer cet endroit. Les statues sont bâchées dans des sacs-poubelle noirs. Il n’y a presque nulle part où s’étaler dans l’herbe. Des gens viennent jusqu’ici en bagnole, puis louent une voiturette électrique pour parcourir les allées (je parie que, les soirs de semaine, ils feront du sport en salle pour se dépenser). Quelque part, une buvette chicos (on ne s’en approche pas, on préférait le bistrot de tout à l’heure à Suresnes). À la sortie, longeant la Seine, un grand ensemble à l’architecture classique, désaffecté et délabré : une ancienne caserne bientôt aménagée en musée de l’art riche — un de plus. À cet endroit, un panneau explique l’histoire du château de Saint-Cloud (feu le château de Saint-Cloud). Alors, une maman et un papa ont l’idée d’un quiz très amusant pour leur trois enfants : « Quel roi a fait construire ce château ? Quelle reine l’a habité ? » Les enfants jouent le jeu, ils répondent avec aisance et entrain. J’observe cette démonstration in situ de la notion de « capital culturel » bourdieusien, fasciné, et je pense à l’épreuve du « grand oral » du nouveau bac : clairement, ces gosses-là seront mieux équipés que ceux des collèges où je travaille. Pour la date de la mort d’Henri III, chacun propose une approximation : le plus proche de la vérité remporte la partie. La maman félicite le gagnant, puis elle donne la solution exacte, car la vérité lui tient à cœur. En revanche, après qu’un autre gosse affirme que « le château a été incendié en 1870 par la Commune », elle ne réagit pas. La Commune, pourtant, c’était en 1871. Le château a été incendié à l’automne précédent, dans une bataille entre Napoléon III et l’armée prussienne qui affamait Paris assiégé. Je note donc : si la maman est à cheval sur les dates de la monarchie, en revanche on peut accabler les Communards de tous les maux, ça ne la froisse pas du tout.

Je demande à J.-E. ce qui a le plus changé, d’après lui : le monde ou nous. Est-ce que notre hypersensibilité à la violence sociale est le fait de notre regard (qui s’est aiguisé) ou de l’environnement (qui s’est aggravé) ? Nous y sommes de plus en plus intolérants à cette violence, à mesure que nous connaissons mieux Paris et ses environs. Car maintenant, nous savons. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir le gouffre qui sépare des quartiers si différents. Quand j’étais enfant, presque tout le monde était plus riche que moi ; j’avais beau savoir que la pauvreté existait (parce qu’on me l’apprenait à la maison), ça restait un truc abstrait dans la banlieue chic où nous vivions. Nous partions en vacances moins souvent que les autres, et c’était parfois ric-rac pour payer le loyer, mais bon, si c’est ça être pauvre, ça va encore. Maintenant que je connais des quartiers où existe une vraie diversité, l’absence de cette diversité dans les bastions bourgeois me crève les yeux. Clairement, les élèves du lycée Charles-de-Gaulle ne sont pas blonds comme ceux qui badinent avec Henri III dans les perspectives de Le Nôtre, mais alors pas blonds du tout (je crois que j’en ai vu un seul, dans une classe avec laquelle je ne travaille pas). Le monde a changé aussi : j’ai grandi dans une banlieue résidentielle où le niveau d’entre-soi n’était pas aussi exacerbé qu’aujourd’hui. Quand mes parents s’y sont installés à la fin des années 1980, ils pouvaient payer le loyer de notre grand appartement. Quand ma mère a dû déménager juste avant sa retraite, elle n’a trouvé qu’un petit deux-pièces au même prix. Si nous avions été trois à vivre sur son salaire, comme avant, cette zone géographique serait devenue totalement inhabitable. On aurait été éjectés du territoire où l’on a pourtant grandi. Quand J.-E. a commencé à travailler à Paris il y a vingt ans, il s’est installé dans le Marais parce qu’il en avait les moyens, avec ses petits revenus de jeune fonctionnaire. Aujourd’hui, dans la rue de Bretagne, rien que le prix d’un café en terrasse me donne des sueurs froides. Ce dimanche, il fait beau. Je me suis payé deux tickets de métro (qui ne sont pas donnés non plus) et on s’est mis au vert : le soleil, heureusement, c’est donné.

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3 commentaires

  1. Je viens de lire « la france sous nos yeux » et j ai été affolée de comprendre que je ne savais pas tout de ce qui avait changé. Après j ai vu que ma commune avait voté à 14, 7 % pour zemmour ( + 13 % pour MLp)… dur, dur.

    1. Zemmour a fait ses meilleurs scores dans ces communes et arrondissements chics de l’Ouest parisien, où ses électeurs privilégiés possèdent déjà tout… Cette violence sociale sourde, je la sens quand je parcours ces lieux, comme pendant la promenade décrite dans ce billet…

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