Je prends des douches de plus en plus longues. J’en parlais à C. qui m’a confié la même chose : le matin, il résout en pensée les problèmes du jour. Il défait des nœuds. Il compose ses phrases dans sa tête, il repasse celles de la veille. Il remplace un mot par un autre. C’est un travail minutieux. C’est long. Alors il m’a avoué, honteux, avoir une fois épuisé le ballon d’eau chaude — et sa fille, victime collatérale de l’écriture, a dû prendre son bain tiède. Ce matin, je suis resté longtemps sous l’eau parce que je devais compléter la première ligne de mon tableau (ce damier que j’appelle « mon plan de Batailles », car il synthétise et détermine l’ordre des chapitres de Rue des Batailles). Après la case 5 (« la pompe à feu »), j’ai placé un joker : « un rêve ». Je me demande s’il faut mettre Balzac en 7 : ce n’est pas parce qu’il a vécu (en coup de vent) dans la rue des Batailles que je suis obligé de l’utiliser comme figurant. Mais, puisque mes cases sont fixées avec du scotch repositionnable, je les arrache quand je veux, sans scrupule. La rencontre entre Pierre et François, à Paris ou à Cambrai (ou sur la route entre les deux villes), je la mets dans la case 8. La case 3, c’est l’école vétérinaire d’Alfort. C’est là-bas que je me trouvais en pensée lorsque mon corps, ce matin, était sous la douche.
Pierre s’est engagé dans les hussards à quatorze ans. Il a combattu en Autriche, peut-être ailleurs. À dix-neuf ans, il entre à l’école vétérinaire d’Alfort. Les études durent trois ans. Il sort avec le diplôme d’artiste vétérinaire, juste à temps pour accompagner les dernières campagnes de Napoléon. J’essaie de ne pas oublier que j’écris un roman, pas le CV de mes ancêtres. Je dois laisser mes recherches documentaires où elles sont : dans mes carnets. J’en jette parfois une sur ce blog. Dans le roman, je voudrais ne garder que les lignes de force. Et quelques images frappantes. Mais des images de quoi ? Je ne suis pas soldat ; j’ai deux cents ans de moins que Pierre ; et je ne suis jamais monté sur un canasson.
Une fois, je suis allé à l’école vétérinaire avec ma prof de dessin d’Estienne. Elle enseignait auprès des étudiants en « Illustration médicale et scientifique » et, avec eux, elle fréquentait tous les lieux où ils seraient susceptibles d’exercer leur art. Parfois, elle faisait profiter les autres étudiants de ses accès privilégiés : j’aurais dû, avec ma classe, assister à la dissection d’un gros bestiau — afin de dessiner son intérieur. J’étais dégoûté d’avance. Je me serais fait porter pâle pour échapper à l’épreuve. Mais, à cause d’aléas que j’ai oubliés, la séance n’a pas pu avoir lieu. Alors, nous avons seulement visité le musée Fragonard, à l’intérieur de ladite école, où les animaux sont morts depuis longtemps, naturalisés ou plongés dans le formol. C’est tout aussi dégueulasse, mais ça a le mérite de ne pas sentir, ni éclabousser.
Je me méfie du pittoresque. Je voudrais toutefois émailler mon chapitre « Alfort » de quelques détails réalistes. On les soignait comment en 1811, les animaux malades ? Ce matin, sous la douche, je me suis souvenu d’un bouquin sur les maladies des bêtes, que j’avais ramassé sur le parapet du pont de la Tournelle, il y a dix ans peut-être. Ce qu’il fichait là, je n’en sais rien. Quelqu’un l’avait piqué chez un bouquiniste, puis abandonné. Je l’ai emporté chez moi et déménagé trois fois. Je l’ai retrouvé tout à l’heure, au dernier étage de ma bibliothèque. Correspondance sur la conservation et l’amélioration des animaux domestiques, par Charles Michel François Fromage de Feugré. Son auteur a enseigné à l’école d’Alfort jusqu’en 1805, puis il est devenu vétérinaire en chef de la Gendarmerie de la Garde impériale. Il est mort près de Vilnius pendant la retraite de Russie. Le livre date de 1810 : on peut dire qu’il était à la pointe des connaissances lorsque mon aïeul Pierre a commencé sa scolarité, en 1811. À six ans près, il aurait eu ce Fromage de Feugré comme prof. À deux cents ans près, ma prof de dessin lui aurait demandé un rencard pour visiter le bloc opératoire.
Il y a pas mal d’infos sur les accidents de vêlage et sur la pourriture des bêtes à laine. On rapporte le cas d’une épingle trouvée dans le cœur d’une vache ; celui d’une femelle caniche, fécondée par un seul mâle, qui a mis bas des petits de plusieurs races différentes ; et les moyens de lutter contre le ver du cerveau chez les bêtes à cornes.
Ce qui m’intéresse pour Rue des Batailles, ce sont les chevaux. L’auteur déconseille l’amputation de leur queue et l’incision des muscles coccygiens. Oh. Je ne savais pas que cette mode existait : raccourcir la queue des chevaux. On appelle ça une queue à l’anglaise, plus courte, qui tient en l’air toute seule. Je demande à J.-E. s’il en a déjà entendu parler, car il a fréquenté des chevaux autrefois. Il ne connaît pas. Mais il me rappelle que des gens coupent les queues des chiens, pour des raisons soi-disant esthétiques, et je crois qu’on fait subir le même sort aux moutons. Eh bien, pour les chevaux, l’auteur du livre est formel : c’est une pratique idiote. Mais, s’il faut le faire quand même (car le vétérinaire n’est pas son propre chef, surtout dans l’armée), il explique le moyen de le faire proprement. Munissez-vous des outils présentés sur la planche 1 : un coupe-queue (sorte de pince-guillotine) et un brûle-queue (pour cautériser). Le déroulé des opérations est assez moche : je vous l’épargne. Ça fait très mal, ça saigne beaucoup. Je n’écrirai pas ça dans Rue des Batailles. Mais je vous prête mon livre si vous voulez des détails.
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