On est assaillis de ces injonctions pénibles : mettre à profit ce temps suspendu pour lire, penser, écrire. Autrement dit, pour faire ce qui, en temps normal, est mon travail. Puis, très vite, on a entendu ces aveux (à demi honteux) de celles et ceux qui ne parviennent pas se concentrer sur un livre, à faire le net sur leurs pensées, à écrire… Y compris parmi les artistes qui désiraient depuis longtemps disposer de temps, et qui aujourd’hui n’arrivent à rien faire, malgré le confinement – non, plutôt à cause du confinement. Alors, est apparu ce slogan salutaire, afin de soulager la culpabilité de celles et ceux qui ne se sentent pas au sommet de leur créativité : « Le confinement n’est pas une résidence de création ». J’ai aimé cette formule pleine de bon sens. « Mais » – me suis-je dit aussitôt… Parmi les trois milliards de personnes confinées sur cette terre, il se trouve par hasard que je suis, moi, en résidence de création. Et que je ne suis pas au sommet de ma créativité.
S. me demande où j’en suis dans mon travail. Je lui réponds « Bof ». Il dit alors, pour me rassurer, qu’on n’est pas obligé d’écrire à un rythme « soutenu, soutenu » tout le temps. Je lui rétorque que La chartreuse de Parme a été écrite en cinquante-deux jours, et Les enfants terribles en dix-sept. Et c’est à son tour de me dire « Bof », parce qu’il n’aime pas ces livres. Ce n’est donc pas si grave si je ne les ai pas écrits.
Si j’avais commencé La chartreuse de Parme à mon arrivée à Montauban il y a vingt-huit jours, j’en aurai déjà écrit plus de la moitié. Je serais arrivé à ce moment du chapitre XV :
Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre-vingts marches qui conduisaient à la tour Farnèse, nouvelle prison bâtie sur la plateforme de la grosse tour, à une élévation prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois, distinctement du moins, au grand changement qui venait de s’opérer dans son sort.
Stendhal, La chartreuse de Parme, chapitre XV
Ce serait le moment où Fabrice est confiné – pardon : emprisonné. Ça tomberait bien.
Je sens encore cette pression dans la tête. Et puis, une fatigue dans le poignet droit : pas vraiment une douleur, mais presque. Je sais pourquoi, évidemment. J’ai failli écrire la même remarque, déjà faite hier à propos de mon mal de crâne : « je suis puni par là où j’ai péché », mais vous auriez cru que c’était une allusion sexuelle. En vrai, cette fatigue dans le poignet est causée par une autre pratique dont j’abuse : toutes ces heures passées sur cet ordinateur, qui n’abîment donc pas que mes yeux. Les coudes posés sur le bureau, mais les mains planant au-dessus du clavier, les doigts tapotant doucement sans jamais s’appuyer véritablement, sans se reposer ; et l’index de la main droite, surtout, glissant avec minutie sur la surface tactile, se déplaçant au millimètre près, sans exercer aucune pression, retenant toujours son poids. Toujours en tension. Suspendu. Comme ce temps que nous traversons : suspendu. C’est de cela que le corps souffre.
je meuble(plutôt bien!) une insomnie par la lecture de vos chroniques quotidiennes et je suis saisie par une amusante coïncidence : le cercle de lecture de Confluences (dont je suis la “secrétaire”) devait se pencher le 28 avril sur la Chartreuse de Parme! Hélas, confinement oblige, la partie est remise, à quand?
Bon retour à vous
Aline Julien