Toujours cette grande affaire de l’identification

On ne perd pas son temps avec les questions banales : tout de suite dans le cœur du sujet (leur prof dit : « les pieds dans le plat »). C’est une élève du premier rang qui me demande : « Est-ce que le narrateur est homosexuel ? » Je retourne la question à la classe : « Qu’en pensez-vous ? Et pourquoi est-ce important de le savoir ? » Bien sûr qu’il l’est, ça ne peut être que ça, puisque le narrateur embrasse son ami, et qu’ils sont deux garçons. « Alors vous connaissez déjà la réponse », je dis. À moins que nous décidions de ne pas recourir aux étiquettes : mes personnages sont jeunes (et les élèves de cette classe, encore plus jeunes) et ne savent peut-être pas encore ce qu’ils sont. J’explique qu’il s’agit pour moi, dans Passerage des décombres, de déployer des sentiments, des émotions, des désirs — mais pas de les analyser. « À la fin, quand Titus meurt, pourquoi le narrateur ne dit rien à personne ? » demande quelqu’une. Une autre dit : « Parce qu’il a peur, il se sent coupable de l’avoir tué. » La première : « Mais il ne l’a pas tué ! » Et moi qui m’adresse à la classe : « Est-ce qu’on peut se sentir coupable d’une chose qu’on n’a pas faite ? » Et plusieurs élèves qui répondent : « Oui. » Il est vrai que le narrateur n’a pas tué Titus, mais il l’a laissé mourir. Il était son meilleur ami : ne pouvait-il pas l’empêcher de se suicider ? Quelqu’un pense ça (il adresse donc un reproche à mon personnage). Sa voisine proteste : « Il ne s’est pas suicidé, il a glissé et il est tombé. » Une autre intervient pour argumenter la thèse du suicide : « Avant de tomber, il dit à son ami que toutes les choses ont une fin, alors c’est comme s’il annonçait qu’il allait mourir lui aussi. » C’est bien vu. C’est fin.

Cette rencontre avec les élèves (ils ont onze, douze ans, ils sont en 6ᵉ à Saint-Denis) est plus intéressante qu’un jeu de questions-réponses : c’est une discussion véritable où les mots prononcés font avancer la compréhension du texte. Pour moi, c’est un moment précieux. Dès les premières minutes, je sens que ça se passera bien. Je reconnais cette sensation qui m’enveloppe aussitôt, qui m’autorisera à improviser, à me laisser porter — à me faire confiance parce que j’ai confiance en les autres. On est loin de certaines séances pénibles au lycée, où je rame pour solliciter l’attention de la classe, où ma fierté doit se faire toute petite si elle veut rester intacte, exposée à l’indifférence ou à l’ironie des élèves. À l’inverse, dans ces moments précieux, tout est facile. Et la situation qui devrait me terrifier — parler de ce que j’ai de plus intime (l’écriture et la vie) devant vingt-quatre inconnus qui n’ont pas choisi d’être là —, au lieu de me faire fuir, cela m’aimante et m’émerveille. On parle de l’adolescence, pays encore mystérieux dont ils ne perçoivent que les prémices, mais dont ils sentent déjà la nature ardente, explosive parfois. Les élans impérieux. Le besoin de prendre des risques. Quelqu’un demande : « Pourquoi ils font manger l’herbe au chien, alors que c’est dangereux ? » À mon tour, je demande : « Ça ne vous arrive jamais, vous, de faire quelque chose alors que vous savez que c’est risqué ? » Si, bien sûr. « Ça vous est arrivé, aussi, de faire des choses sans comprendre pourquoi vous les faisiez ? » Évidemment. Alors ils trouvent que le personnage, même s’il est « bizarre », n’est pas si différent d’eux. C’est eux qui me disent ça, sans que je les pousse dans cette direction : ils se sont reconnus en lui pendant leur lecture, le temps d’une page ou de deux (peut-être plus). Toujours cette grande affaire de l’identification. « Est-ce que c’est vous, le narrateur ? » Là, c’est un élève qui me pose la question, à moi — dans les mêmes termes que j’aurais pu choisir pour les interroger, eux. Je réponds que son histoire n’est pas la mienne, mais que je m’identifie à lui dans les émotions qu’il éprouve. « S’il me ressemble et qu’il vous ressemble aussi, alors nous nous ressemblons, vous et moi. » Je sais pourquoi cette question arrive maintenant : ils veulent savoir si j’aime les garçons, moi aussi. Je sais que c’est le bon moment pour leur répondre, car ils ont déjà exprimé leur sympathie pour mon personnage. Ils se sont identifiés à lui, garçon et filles, bien qu’il ait l’air d’être homosexuel. Quelqu’un me demande si je suis marié. « Non, mais je vis en couple : quand je parle d’amour dans mes textes, c’est parce que je suis amoureux moi aussi. » Je peux leur parler de mon intimité désormais : à ce stade de la discussion, ce n’est plus du voyeurisme (pour eux) ou de l’exhibitionnisme (pour moi), car nous avons exploré les liens entre l’écriture et la vie : les allers-retours permanents entre la fiction qui se nourrit de la réalité, et la réalité que la fiction nous aide à comprendre ; et l’écriture du journal qui accompagne la vie intime. Pour d’autres auteurs, ce sujet serait peut-être malvenu, mais pour moi qui mêle toujours tout, ça a du sens de faire tomber cette cloison. Quelqu’une demande : « Est-ce qu’elle vous donne de l’inspiration pour écrire ? » Oh, voilà le mythe de la muse. Je réponds : « Non, pas vraiment ; d’abord, parce que c’est il plutôt que elle, et surtout parce que je ne crois pas que l’inspiration vienne de l’extérieur, comme ça ; mais il est presque toujours le premier à lire ce que j’écris, parce qu’on vit ensemble : vous aussi, quand vous faites un truc, vous le montrez d’abord à vos plus proches, à vos intimes, à la famille ou aux amis, n’est-ce pas ? » La discussion se poursuit. Cinq minutes avant la fin, quelqu’un repose la question plus explicitement, pour être certain d’avoir bien compris : « Vous êtes gay ? » Je réponds : « Oui, je le suis » — et quelle joie de pouvoir le dire aussi simplement, dans une salle de classe, sans craindre de réaction hostile : ils me connaissent déjà grâce à ma fiction, alors ils savent le plus important sur moi, il ne peut plus y avoir de mauvaise surprise. Ils m’ont lu avec curiosité et application grâce à T., leur prof qui les a accompagnés, qui a eu raison d’oser ce texte et de leur faire confiance. Pendant la récré, il me dit : « Et maintenant, il ne faudra pas s’étonner si un bruit court, comme quoi on serait ensemble toi et moi. » Je lui raconte cette séance dans la classe d’O. il y a deux ans : « J’avais dit aux élèves : Non, je ne suis pas amoureux de votre prof ! Mais les tiens, ils ne m’ont pas posé la question ainsi, alors je ne pouvais pas démentir… au risque de lancer moi-même la rumeur. » Après la récré, je rencontre un autre groupe : la classe d’accueil pour les élèves non-francophones. Trois d’entre eux viennent juste d’arriver, ils sont encore très loin de comprendre le français et on ne communique que par mots-clés, signes, dessins. Les trois autres ont lu Passerage avec application, et elles ont tout compris. À mesure qu’elles me racontent l’histoire, j’en dessine les détails au tableau. Elles voudraient que je lise un extrait. Lequel ? « La fin. » Autrement dit : le plus triste, le plus grave. Je prends mon temps, j’articule, je laisse agir les mots en moi avant de les prononcer, puis ils résonnent dans la salle. Elles écoutent. Et les trois qui ne comprennent pas, ils écoutent aussi. Un recueillement. On dirait que ce moment suspendu leur plaît. Un plaisir étrange. Et moi, alors, quel plaisir ? Je ne sais pas qui fait un cadeau à qui, mais c’est un cadeau, j’en suis sûr.

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