Quand on parle de lui, les yeux brillent, le sourire hésite : on se demande s’il faut faire semblant d’y croire (passer pour un naïf) ou l’évoquer avec détachement (au risque de l’ironie) : « J’aime me bercer d’histoires, mais je ne suis pas dupe. » Le goût du mythe. On parle de lui comme on parle du yéti (personne n’est assez crédule pour en avoir peur, mais on joue à se donner des frissons) ou du dahu (on raconte son histoire pour rire, au cas où quelqu’un tomberait dans le panneau). On ose à peine évoquer cette créature légendaire, mais on pense à elle quand on s’ennuie sur les salons. Elle dépasse en réputation tous les autres visiteurs : les amis, les copains de copains, les gens qui vous suivent sur les réseaux, les voisins de tablée, les auteurs ou aspirants qui tournent autour de la maison. On les attend, on les espère, sans surprise. Pourtant, on les aime. Comment ne pas ? Je suis cette personne-là. J’achète les livres de mes amis. J’en achète d’autres parce qu’on me dit : « Tu vas aimer, aie confiance, crois-moi » (le regard hypnotique). J’achète le livre de quelqu’un dont j’ai lu le travail en ligne ou que je suis, de loin, sur les réseaux : à force de voir passer sa tête sur mon écran, ou d’échanger des messages et des cœurs, je finis par me demander à quoi ressemble sa littérature. J’achète parfois deux ou trois livres sur une même table, me disant : « J’aimerais travailler un jour avec ces gens-là. » Ainsi se comportent nos lecteurs, nos lectrices. On s’en plaint ? Non. Mais on rêve de la coquecigrue, de la licorne. Et je l’ai vu arriver, cet animal fantasmatique, alors que je papotais avec Guillaume attendant le chaland. Ce loup-garou avait un beau sourire. Il a regardé les livres. Il s’est attardé sur l’un des miens. Guillaume lui a dit : « L’auteur est ici » et j’ai confirmé : « C’est moi. » J’ai fait connaissance avec l’animal, en douceur, à tâtons. Je l’ai sondé sans l’effaroucher : je lui ai demandé, en substance, pourquoi il se trouvait devant moi. Je voulais qu’il confirme mon intuition — qu’il affirme sa nature prodigieuse : il était ce lecteur curieux sortant de nulle part. Il a trouvé mon livre attirant, il l’a acheté, j’ai demandé son prénom, j’ai composé une dédicace pas trop bête, on a parlé encore un peu, il est parti. J’ai regardé Guillaume. J’ai dit : « Il existe vraiment. » Les jours d’après, j’ai surveillé les réseaux : allait-il s’abonner à moi ? Non. Ce n’était même pas un plan drague. Ça ne m’aurait pas déplu (il avait une jolie gueule, le dahu !), mais ça aurait faussé la pureté littéraire du moment : la magie soudaine, la curiosité, l’apparition et la disparition.
Ça s’est passé au Marché de la poésie le mois dernier. Au salon de L’Autre Livre, on n’a vu passer ni licorne, ni monstre du Loch Ness. Nous sommes les hommes qui avons vu la bête : nous n’avons pas pris de photo, qui nous croira ? Au salon, des amis sont venus. Un ami a conseillé mon livre à ses amis. Des personnes dont j’aime le travail l’ont acheté aussi. Puis, des fidèles de la maison d’édition. Une écrivaine rencontrée il y a deux ans à une soirée : É. avait écrit dans la même revue que T., et T. l’a reconnue parce qu’il avait travaillé autrefois avec son fils (qui porte le même prénom que moi) ; je lui explique que mon ami T. est aussi un ami de G., qu’elle connaît parce qu’elle a publié un texte avec lui ; c’est le moment où D. (j’étais alors sur son stand) dit : « Je connais bien la mère de G. » — nous disons alors combien le monde est petit : j’aime ça (la communauté au bon sens du terme, débarrassé de l’entre-soi, la galaxie solidaire avec ses satellites), j’aime beaucoup ça, mais j’aimerais recevoir plus souvent la visite d’une chimère. Puisque je présente à É. ma Lettre ouverte, je lui parle de la rue des Batailles ; elle me dit qu’elle a écrit, il y a vingt ans, un roman situé précisément au même carrefour de la même avenue d’Iéna. « Paris est tout petit pour ceux qui…, etc. »
Je me défends d’être mondain. Les foules, les bandes de potes, les bons mots, le bavardage : je ne suis pas bon à ce jeu. Quand on est plus de trois autour d’une table, j’ai du mal à comprendre comment ça marche. J’aime les tête-à-tête. Et les tête-à-tête, ça prend du temps. Je parle avec quelqu’un, puis avec quelqu’une. Je suis resté tout l’après-midi au salon et, au final, j’ai eu trois ou quatre conversations. C’est assez. C’est beaucoup. J’ai ignoré la foule. La foule nous a ignorés aussi : elle n’est pas venue cette année. Pourquoi une édition si morne, si dépeuplée ? Je me souviens de ce salon trop fréquenté le dimanche, autrefois : des promeneurs en horde nous empêchaient d’accéder aux tables. Faut-il blâmer le mauvais temps ? Les restrictions sanitaires ? Le covid a bon dos : partout alentour, les badauds se pressent dans les magasins. Alors, quoi ? Est-ce qu’ils préfèrent acheter des fringues plutôt que des livres ? (Ma question est réthorique, inutile de répondre). On aurait pu croire, après deux ans de traversée du désert, que notre public serait en manque : que les lecteurs assoiffés se rueraient au salon. Je suis d’un tempérament pessimiste et je pense, tout au contraire, que les gens (mais qui sont « les gens » ?) ont pris l’habitude, pendant deux ans, de se passer de nous. Ils ont vu comme il était facile (ô combien confortable) de ne plus aller au théâtre, au cinéma, au musée, aux événements littéraires qui me sont pourtant si précieux. Les optimistes disent : « C’est un mauvais alignement de planètes, la communication était foireuse, la date mal choisie, mais le mouvement redémarrera. » Les pessimistes augurent d’une nouvelle ère : « Les rares personnes qui faisaient encore semblant de s’intéresser à nous ont décidé de ne plus feindre, et restent désormais chez elles, ou passent leur dimanche dans les magasins. » Je dis à P. et à G. que mon pessimisme ne m’empêche pas de vivre, au contraire : il est mon meilleur antidote contre l’accablement, la paresse et la procrastination : puisque je n’ai aucune foi en l’avenir, il m’est interdit de me réfugier derrière l’excuse du « Ça ira mieux demain » ou de « J’ai la vie devant moi pour accomplir de grandes choses » ; puisque nous serons tous morts bientôt (et le monde sera inhabitable), je me donne deux baffes pour me réveiller, et je m’oblige à sortir de mon lit : « Essaie de faire quelque chose aujourd’hui, c’est le moment ou jamais. » J’écris. Je rencontre des gens. Je parle avec eux — de littérature, mais pas que.