« Antonin est vivant, profitez-en pour lui poser les questions auxquels les autres ne pourraient pas répondre », dit R. à ses étudiants — il est 8 heures, je suis sorti sans petit-déjeuner, éveillé tôt par le trac et l’excitation : il doit être écrit quelque part que, la première fois que je mets les pieds à la fac, ce n’est pas pour y jouer le rôle d’étudiant, ni de prof, mais d’objet d’étude. On pourrait dire plus chaleureusement : pour rencontrer des gens en vrai. Il s’agit d’exploiter et d’analyser cette facilité propre à notre époque : autrefois, on ne pouvait pas contacter l’auteur sur Instagram, par exemple, il était difficile de joindre Stendhal (celui qui promène son miroir le long du chemin — encore un miroir — ils ont eu une dissertation là-dessus), qui d’ailleurs ne publiait jamais de photos de lui sur la plage (je le fais très peu moi-même). Dans son introduction, R. nomme des concepts. Il s’agit d’interroger mon ethos d’écrivain à travers les manifestations numériques de mon travail, sur le présent site et sur les réseaux. Merveilleuse continuité des espaces numérique et physique : on m’a lu sur un écran, et aujourd’hui je débarque en tant que corps chaud, vivant, dans la classe. Une vingtaine de jeunes gens pas réveillés, soudain confrontés à mon apparition. Est-ce cela que l’on appelle « la présence réelle » ? Je n’ai pas fait de catéchisme. J’ai foi en quelques trucs, mais pas en ça. La question de la présence me passionne cependant (m’habite) et c’est à Tours que ça se passe, parce que c’est à Tours que R. enseigne. Nous ferons le même numéro devant trois groupes successifs et ce sera trois fois différent, en réalité, parce qu’une rencontre ne peut se reproduire à l’identique : les personnes successivement présentes dans cet endroit sont des êtres distincts. On improvise et le discours s’affine, des idées s’affirment. Pour moi, c’est une expérience curieuse — intéressante sans doute — j’ai l’impression que les étudiants s’intéressent aussi — comment le savoir ? Une poignée d’entre eux se manifeste dans les heures qui suivent : un message sur Instagram. Ceux qui s’expriment en ligne sont restés silencieux pendant le cours ; ils étaient pourtant présents, je les ai vus. Je me souviens que R. avait utilisé ce mot, pendant le séminaire de l’année dernière : « imprésence ». Il m’avait expliqué ce que ça voulait dire, mais je l’ai oublié.
À la fin de la dernière séance, une question me lance sur une piste inexplorée. J’improvise : « J’ai pris conscience de ce phénomène progressivement, et aujourd’hui je l’assume totalement, je le revendique, j’essaie même de l’exploiter : les allers-retours entre ma vie vécue et la fiction écrite. » Je suis en roue libre — ou : sans filet — je dis peut-être n’importe quoi : « La vie nourrit l’écriture, c’est une tarte à la crème de le dire, mais réciproquement l’écriture anticipe les épisodes vécus. » Il m’arrive des trucs que j’ai d’abord écrits. C’est vrai. J’explique ensuite l’émotion éprouvée pendant mon pèlerinage à Plougoulm il y a deux ans, sur les traces d’une histoire que j’avais écrite : « C’est ici qu’est venu mon personnage. » Je posais mes pas dans les empreintes d’un autre qui, bien entendu, n’était qu’un double de moi-même.
Jules a vécu à Tours. J’ai plusieurs raisons d’aimer mon séjour dans cette ville et celle-ci n’est pas la moindre. Jules habite ici quand il est enfant. Le fichier du recensement de 1846 établit la liste des habitants du 75, avenue de Grammont : le père Pierre, vétérinaire ; la mère Aspasie, les sœurs Thérèse et Angélique ; une jeune domestique nommée Jeanne Collet ; et le petit Jules. Le père meurt à cette adresse le 18 avril 1848 alors que Jules a neuf ans — je voudrais dire : comme moi. « Nous avions le même âge quand… » Il faut que j’aille voir cette maison. Peu m’importent les bords de Loire, ce matin, il est vrai que le temps est doux, mais je veux voir l’avenue de Grammont sur laquelle passe le tram. De tram, il n’y avait pas au temps de Jules, et le train circulait pour la première fois cette année-là (un voyage inaugural de six heures pour rallier Paris). J’arrive au numéro 75 et je ne comprends pas : quelle est cette façade de far-west ? à quoi riment ces frontons ? On dirait un garage, un atelier, un dépôt de diligences, une fabrique de la fin du XIXᵉ siècle. Là, c’est une supérette : c’est écrit dessus. Je fais partie des gens qui utilisent le mot « supérette » — je crois que nous sommes rares. Ça me chiffonne de ne pas savoir dater cette architecture au coup-d’œil : ce bâtiment existait-il en 1846 ? Jules n’a pas pu habiter dans cette maison : ce n’est pas une maison. Mais il a vécu à cette adresse, donc à cet emplacement, et son père y est mort. En quel point précis cela a-t-il eu lieu ? La parcelle est profonde. J’entre dans le magasin. Un prétexte : j’achète une tablette de chocolat au lait bio à 1,98 €. J’arpente tous les rayons : je m’assure de parcourir chaque mètre carré de cette surface. Alors, inévitablement, à un moment, c’est certain : mon corps vivant a occupé l’espace précis où Jules a vécu — celui où son père est mort. Nos trois corps ont coïncidé. Présence, absence. La porte franchie, j’ouvre le carton et déchire la papier d’aluminium : un carré de chocolat dans ma bouche. Au nom du père, du fils, etc. Qu’est-ce que ça veut dire, la « présence réelle » ? Il faudra que je me renseigne.
Après que le père est mort, les vivants de la famille ont changé d’adresse : ils emménagent rue Banchereau. La mère de Jules meurt à cette adresse le 12 septembre 1854, Jules a quinze ans, il habite forcément avec elle. La rue Banchereau n’existe plus : rayée de la carte, comme la rue des Batailles. La bataille qui dévaste le centre-ville de Tours, c’est l’invasion allemande de 1940 : un champ de ruine. On reconstruit les îlots du centre historique sur un modèle fonctionnel : si le style architectural n’a rien à voir avec celui des maisons détruites, il s’adapte assez bien au tracé orthogonal de la voirie. Mais la rue Banchereau avait une drôle de forme : elle coupait un rectangle (formé par le quai de Loire et les rues Nationale, du Commerce et de Constantine) en biais, ni parallèle ni perpendiculaire. Alors son tracé n’était plus compatible : on a éliminé la rue Banchereau. Où était la maison occupée par Jules et sa mère, la maison quittée par l’orphelin de quinze ans ? Au centre du quadrilatère, aujourd’hui, il y a le centre d’art Olivier-Debré et une sorte de jardin en chantier. Ça se parcourt. Ça se traverse. Je passe dans tous les coins possibles. Il y a forcément un moment où je foule le même sol que Jules. Les coordonnées de nos corps dans l’espace : latitude et longitude. À quelle altitude est morte la mère de Jules ? À quel étage de la maison ? J’avale encore un carré de chocolat. Je fais trois pas : ici aussi, dans le doute, j’en mange un. Et un autre, encore trois pas plus loin. Faut-il le croquer ou le laisser fondre sur la langue ? J’ignore comment l’ostie se consomme. Mangez, ceci est mon corps. Le corps de qui ? Je pense à la mère de Jules. La mère du père du père du père du père du père de ma mère. Encore un carré. Ça fond vite. Un carré pour papa, un carré pour maman. Ça part à toute vitesse. Présence réelle, tu parles. L’emplacement de cette rue Banchereau — feue la rue Banchereau — a des airs de terrain vague, de lande pelée, de désert des Tartares. Le vent griffe les dunes du no man’s land sans décoiffer personne. Pas même moi. J’avale encore un carré : « Au nom de Jules. » Je suis tout empli de cette pâte tiède (cacao, sucre) : la transsubstantiation s’opère dans mon estomac. La tablette est finie, je m’en vais, car j’ai rendez-vous au bar, avec un corps chaud qui parle et qui bouge : la ville est habitée par des vivants, profitons-en.
Tu es vraiment gourmand ! C’est plus agréable de te lire maintenant que je t’ai rencontré. Mais une tablette entière devenue fantôme sur les traces d’un personnages fantômes, fiction ou réalité ? Ne me réponds pas. J’aime le doute, ça plane, ça fait vibrer. Alors pourquoi t’écrire. En fait je ne sais pas, j’ai essayé plusieurs fois le blog mais j’arrête vite. Pour moi l’absence à plus d’importance que la présence. Tout idem entre les absents et les vivants. Pour l’instant. Car le monde tourne et nous avec. Et j’aime les gens mais de loin, comme personnage plus que comme personne. Je leur invente une vie, des habitudes, un réseau et c’est ce que j’aime. Je suis une spectatrice et je ne veux pas franchir la limite. Sécurité cocon.