D’abord, je suis content de les rencontrer pour partager ce qui compte pour moi — lire, écrire — je commence presque toujours par dire ça devant une classe — puis, à eux, je dis que ce lieu a un goût particulier pour moi, car je le fréquentais à leur âge (dire « à votre âge » à des jeunes et mesurer comme on est vieux, voilà, c’est fait) : « Je suis arrivé en avance exprès pour faire un tour et revoir la ville, à l’époque j’habitais au Pecq et je venais traîner ici quand j’avais besoin de ville, car c’est ici qu’étaient la librairie et le cinéma, alors ce matin j’ai pris mon temps et un café, en terrasse, pourtant je ne faisais jamais ça quand j’avais quinze ans : prendre des cafés. » Il fait un soleil fou, je goûte une douceur presque inconvenante après la soirée merdique qu’on vient de passer, dimanche, le méchant coup de massue qu’on s’est pris sur la gueule (j’ai bu plus que d’habitude, mais pas au point d’être ivre, le malaise ressenti ce matin est nettement politique plutôt que physiologique). Alors les photos luxueuses de Saint-Germain-en-Laye au soleil, publiées dans ma story sur Instagram, château et hôtels particuliers, sont totalement décalées. Je réponds à une question de G. : « J’ai décidé de devenir de droite. » Oui, ça soulagerait mon angoisse, mais que voulez-vous, ça ne se décide pas, on l’est ou on ne l’est pas, ça se sent à l’intérieur, à la façon dont le sang circule jusqu’au bout des doigts, là où ça bout souvent. Je n’en parle pas aux élèves, bien sûr : ils n’y sont pour rien. Leur lycée est une sorte de dimension parallèle, une enclave préservée du monde, bordée par la place Royale et la route qui descend vers le Pecq : panorama sur Paris derrière les tours de La Défense. L’un des bâtiments est en ruines (ce n’est pas une expression romantique pour parler de délabrement scolaire : il s’agit vraiment d’un édifice ancien et croulant, ambiance Hubert Robert ou grandeur et décadence d’un empire). Accueilli par les profs comme un prince — non, pas du tout : avec moins de solennité, plutôt avec chaleur, avec amitié presque — et invité à déjeuner à la cantine du bahut — il faut que je précise que notre table était au soleil, sur une pelouse vert pomme agrémentée de statues. Aussi, le cadre tranche nettement avec celui que j’ai connu, adolescent, dans la barre de béton moche qui me servait de lycée au Vésinet. Mais nous habitions cette même contrée coquette et molletonnée de l’Ouest parisien. Nous n’étions pas riches, mais protégés par la fiction douce d’une banlieue prospère. Alors, les vingt-sept adolescents que j’ai autour de moi au CDI cet après-midi, je les reconnais : ce sont mes camarades de classe de l’époque. Avant de me rencontrer, ils ont parcouru mon site, lu quelques textes en diagonale. Nous parlons d’autobiographie, du réel mêlé à la fiction, du journal littéraire que je publie ici, du journal à vif que j’écrivais à leur âge, redécouvert quinze ans plus tard. Leur prof dit : « Je regrette de n’avoir pas conservé ce que j’écrivais quand j’étais toute jeune. » Leur autre prof dit : « Il faudrait vous inciter à écrire, c’est un cadeau que vous vous feriez pour plus tard. » Et moi, j’avais prévu un truc : « C’est une expérience, je ne garantis pas que vous l’aimerez, on va essayer pendant le dernier quart d’heure. » Écrire une page de journal comme une lettre à soi-même, à relire plus tard. Je renverrai le lot complet au lycée dans un an. « Vous laissez l’enveloppe ouverte si vous voulez que je lise votre texte, sinon vous la fermez et je ne l’ouvrirai pas. » Plusieurs me laissent accès à leur adresse à soi-même, je découvre ces bribes le soir, chez moi : une écriture intime, donc, mais pas secrète : l’un des sujets de notre conversation de tantôt. Je ferme l’enveloppe après lecture. Merci de m’offrir cette confiance : c’est beau. Nous aurons partagé ça, et ce n’est pas rien. En quittant le lycée, on m’a présenté l’aumônier — a-t-il senti que son rôle m’était exotique ? car il a pris la peine de me l’expliquer en une phrase — j’ai répondu : « J’espère n’avoir pas porté atteinte à la moralité de vos élèves » — et je crois avoir eu, ici, mon sourire que certains disent charmeur, une version améliorée de l’air insolent que je prenais à seize ans, désormais débarrassé de sous-entendus, et coloré plutôt d’une curiosité sincère. Puis, je lui ai dit que mon ambition n’était pas de leur donner envie de me lire, mais de lire en général, et aussi d’écrire : « Pour moi, lire et écrire viennent dans un même geste » — et lui de me citer Julien Gracq : En lisant en écrivant — alors voilà, on s’est trouvés un point commun. Plaisir d’une rencontre, donc. Qui en doutait ?
« J’aurais pu venir ici depuis longtemps, mais il fallait que j’aie une bonne raison de le faire (je n’ai pas dit : un prétexte). Tu me connais assez, tu sais qu’il faut que j’écrive sur quelque chose pour que ça m’intéresse vraiment. » Je suis au téléphone avec W. qui me demande si l’arrière-plan sonore (des voix d’enfants) est le même décor que « celui du petit Antonin » — car je lui parle depuis cette promenade en bord de Seine, au Pecq, juste derrière l’immeuble où j’ai grandi. Je lui explique mes recherches pendant l’écriture de Terminus provisoire : j’ai appris sur le web que des travaux auraient lieu pour agrandir la résidence. Je fais donc un crochet de reconnaissance en descendant de Saint-Germain. « Ce n’est pas une visite nostalgique, mais une vérification, je veux m’assurer qu’ils ne vont pas défigurer le lieu de mon enfance. » La résidence des années quatre-vingts n’était pas jojo, pourtant, mais qu’importe son architecture, c’était mon immeuble à moi, alors j’y tiens, et W. de me citer en réponse « La maison où j’ai grandi », évidemment, qui en dit plus qu’on long discours. Il aurait dû me la chanter, tiens.
De loin, je vois déjà la grue, mais impossible de voir mon immeuble de près depuis la Seine : le portillon est fermé, celui qui permet l’accès à la promenade des berges depuis le jardin de la résidence, et réciproquement. Je fais donc le tour par la rue. Dix ans peut-être que je ne suis pas allé au-delà du carrefour de la Cabine-Téléphonique (feue la cabine téléphonique) : nous étions passés ici avec J.-E., mais pas jusqu’au bout, pas jusque dans l’impasse, à quoi bon ce détour, pas envie. Il me fallait une raison, dis-je. J’ai décrit cette allée dans Terminus provisoire, j’ai décrit le projet d’extension du bâti : à présent ce lieu m’intéresse. Je lis le permis de construire. Des grilles ferment le chantier, sur la droite — le côté qui permettait de contourner l’immeuble pour accéder au jardin. Impossible de voir la façade arrière. Tant pis. Côté gauche, c’est la rampe du parking, et les deux portes fenêtres du rez-de-chaussée : ma chambre et celle de Juline. Les volets baissés m’autorisent à faire une photo sans passer pour un voyeur. Je m’en vais. Dans l’impasse, au soleil, marchant dans le sens inverse du mien — revenant probablement du collège, rentrant chez lui dans l’immeuble où j’ai grandi — je croise un garçon. Il a treize, quatorze ans. Une bonne tête. C’est sans doute ce qu’on disait de moi : une petite gueule sympa. Non ? Plus tôt cet après-midi, je proposais aux élèves d’écrire à leur moi du futur, alors forcément, un truc se connecte dans ma tête. Le môme me regarde. Il se demande qui je suis. Ça veut dire quoi, de me dévisager ainsi ? Un sourire franc, pas timide. Mais insolent, non, certainement pas. Le contraire de ça, même (alors je me trompais tout à l’heure : je n’étais pas insolent non plus à son âge) : curieux seulement, curieux sincèrement, et amusé, oui, amusé sans doute.
Laisser un commentaire