Et si je reprenais ce journal ? Je l’avais laissé tomber cet été, au moment de partir en vacances. Je l’avais pourtant emporté… Mais, là-bas, j’ai plutôt tenu une sorte de « carnet de bord » dessiné, que maman garde précieusement. Ça raconte nos vacances. Puis, au retour, je n’ai pas ressenti l’envie de me relancer dans ce journal. Il y a des moments où on en a envie, ou même besoin ; ça fait du bien. Et d’autres où l’on trouve ça d’une bêtise affligeante. C’est vrai que, quand je lis certains passages… ouh là ! Comment ai-je pu écrire des banalités pareilles, ou m’épancher en états d’âme si inintéressants ? Oh, après tout, c’est bien : c’est là l’intérêt de ce journal : c’est spontané. Après, on se relit et on se dit : « Ce que j’étais con à cette époque ! » et on est content. Remarquez : je dis « à cette époque » sur le ton de « Moi j’suis un vieux de la vieille, j’en ai vu des choses », alors que ce journal n’a été commencé qu’il y a un an et demi. Bref, je m’y remets. Pour combien de temps ?
Et puis, je me dis : j’écris pour la postérité. Si je meurs demain, les gens sauront ce qu’il y a dans la tête d’Antonin Crenn. Et puis, je me dis que ces notes seront bien utiles quand je serai vieux, que ma mémoire commencera à défaillir et que mes fans me pousseront à rédiger mes mémoires. Ah, ça y est ! Le délire mégalomaniaque me prend !
Soyons sérieux cinq minutes. Il y a un trou de plusieurs mois dans ce journal, il faut y remédier. Je vais tenter un raccord sommaire, sinon la postérité ne comprendra rien. Que s’est-il passé dans ma vie entre août et décembre 2004 ? Je ne vois qu’une chose importante. Je vais la garder pour la fin, tiens, pour faire languir le lecteur. Il est toujours bon de ménager le suspense, ha ha ! Je suis impitoyable, n’est-ce pas ?
Alors, globalement, je suis le même. Scolairement parlant (ce qui est la partie la moins intéressante de ma vie et de mon individu), je suis en terminale. « ES », pour ceux qui aiment les détails. Je ne suis pas dans la classe de S* et B*, par contre je suis dans celle de M*. Je suis le premier de la classe, mais ça, on s’en fout.
Artistiquement parlant (les grands mots ! « artiste » ! n’ayons pas peur du titre ronflant : si je ne me le donne pas moi-même, qui le fera ?), je dessine toujours. Après La rencontre avec Jean-Pierre, j’ai dessiné une nouvelle « Journée dans la vie d’Anatole Lebrun » : Un ornithorynque pas comme les autres, où j’ai introduit Torink (sans le nommer toutefois). Entre les deux histoires, j’ai aussi dessiné Le petit déjeuner du lundi matin (et autres petits déjeuners), mais je crois que j’en ai vaguement parlé ici, non ? Il faudra que je vérifie. Dernièrement, j’ai réalisé une version longue des Vacances de Torink, entièrement redessinée ; ce serait éventuellement un petit album, que distribuerait C* et son association (rien n’est plus incertain, en fait ; je pense que j’aurai l’occasion d’en reparler).
Sinon, à quoi j’occupe mon temps ? Je suis toujours aussi peu passionné par les sorties entre copains. En revanche, je lis à un rythme assez soutenu, pris cet été. C’est très bien. Je vais régulièrement au cinéma, avec maman ou avec S*.
Sinon, le point qui me paraissait important et que j’évoquais plus haut, et que vous attendiez, petits impatients, c’est ceci : j’ai découvert que j’étais homosexuel, ou du moins j’ai de sérieuses raisons de le penser.
(Ah, du détail croustillant ! Vous n’attendez que ça, hein ! Malheureusement, vous ne trouverez pas grand-chose à vous mettre sous la dent, puisque tout ceci reste dans le domaine purement abstrait et théorique. Je suis toujours inexpérimenté, pour ce qui est des choses de l’amour. Eh oui, je lis la déception sur vos visages, bande de lecteurs voyeurs. Fin de la parenthèse.)
J’avais des doutes depuis quelques temps. Disons… fin de l’année de première ? Allez, oui. Puis, le jour de la rentrée de terminale (ou, pour être précis, le premier jour de cours), j’ai eu une sorte de confirmation en voyant un type de ma classe qui m’a réellement tapé dans l’œil, et qui a occupé mes pensées un bon bout de temps. Il est quasiment oublié, maintenant. J’ai tout fait pour. Tant qu’il ne me regarde pas avec ses yeux… – Un nom ! Un nom ! – Ah, vous êtes tous les mêmes ! Non, vous n’aurez rien. – Oh… (déception). – Allez, si. – Ah… ! (ravissement). – Il s’appelle Étienne. Et ça change quoi ?
Cette découverte m’a franchement déprimé. Longtemps. Et c’est pas vraiment fini. Réfléchissez un peu : être homo, ça présente de nombreux inconvénients, quand on sait que très peu d’autres garçons le sont : dans ce cas, où trouver l’âme sœur ? Ah, je suis trop romantique. Je disais donc : ça m’a déprimé. Jusqu’à il y a dix jours, en fait. Jusqu’au moment où je me suis décidé à en parler à quelqu’un. Riri le Clown fut mon porte-parole. C’est un personnage de BD à la con que je m’amuse quelquefois à envoyer, par mail, à B*. Des BD de quelques cases, griffonnées sur un coin de table. C’est généralement très con, mais ça me fait marrer et B* aussi. Alors, cette fois, j’ai fait un Riri le Clown sérieux. Riri expliquait son malaise d’aimer les clowns, alors que les autres clowns, eux, aiment les clownettes. Vous apprécierez la subtile métaphore. J’ai envoyé ça à B*, le vendredi soir, juste avant les vacances. Le samedi matin, au lycée, j’ai commencé à flipper en attendant sa réaction. Et, à la fin des cours, à 10h30, je l’ai vu dans la cour. Je n’ai pas osé aller le voir. C’est lui qui m’a vu. Il m’a fait un grand sourire, amusé, je crois. Il m’a dit : « Et alors ? Tu ne me serres pas la main ce matin ? » Et là, je me suis senti terriblement bien. Ça m’a causé une impression très forte, vraiment, ça m’a fait plaisir. Et un poids d’environ deux cent cinquante kilos s’est envolé d’un coup. Et j’ai dû faire un grand sourire, j’en suis sûr. Je lui ai demandé si mon message ne l’avait pas gêné ; il m’a dit non, pas du tout. Puis, on n’en a plus parlé, puisqu’on n’était pas seuls. On a causé de choses et d’autres, avec le reste du groupe. Et à la fin, au moment de se séparer, quand chacun est rentré chez soi pour les vacances, il m’a dit, sur un ton un peu timide, mais sincère et sérieux : « Si tu veux qu’on en parle… » Ça m’a fait un bien fou. Je ne sais pas si j’aurai envie d’en parler, mais je sais que je peux le faire. C’est là l’important. Depuis, je vais vachement bien. Je ne sais pas si c’est seulement ça, mais ça a dû aider. Merci, B* ! Merci, merci ! Tu es vraiment un ami !
À propos de B*… Parfois, je suis inquiet, en pensant à lui. Je me demande ce que je ressens vraiment pour lui… Maintenant que je crois être homo, je me demande si je n’aurais pas une certaine attirance pour lui ? Ce serait vraiment trop con ! Mais pourtant… Physiquement, il me plaît bien, mais vu comme il est foutu, de toute façon, ce serait difficile de dire le contraire… Et je trouve tellement que c’est un type formidable ! Bon. N’y pensons plus. Ça va passer.
N’empêche que, B*, il ne laisse personne indifférent. Même S* s’est intéressée à lui ! Mais ça n’a pas marché pour elle. Et B*, lui, est toujours seul, alors que toutes les filles sont folles de lui. Enfin, peut-être pas pour longtemps. On a l’impression qu’il se trame quelque chose entre lui et M* (elle n’est plus avec son copain, après trois ans)… J’aimerais bien en savoir plus. Ah, la curiosité ! Si ça se trouve, à moi, il voudrait bien me répondre, après les confidences que je lui ai faites ? Hum, c’est à voir.
À propos d’Étienne : j’ai dit que je l’évitais. Oui. Et ce, depuis une soirée organisée chez lui, où j’étais allé, pour une fois (il y a très souvent des soirées, mais ça ne m’intéresse pas, en général c’est pour boire et fumer jusqu’à 4 heures du mat’… Cette fois, j’avais dit oui, et j’étais parti à minuit). Ce soir-là, je me suis rendu compte que, en plus d’être bien physiquement (je ne sais pas à quoi ça tient, mais c’est vrai), il était intéressant. Alors, ça s’est compliqué. Tant qu’il était seulement un beau mec à mater en classe, ça va. Mais, s’il devient un mec intéressant, ça devient dangereux. Donc j’ai décidé de l’éviter, et je commence à être immunisé. Bien sûr, je fais une rechute lorsqu’il me regarde dans les yeux, avec ce regard terrible qu’il a, ou quand il fait un de ces sourires dont il a le secret (quelle midinette je fais), mais, bon, ça va mieux. D’autant plus qu’il s’est trouvé une nana (ce qui n’est pas une déception pour moi, puisqu’il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’il puisse s’intéresser à quelqu’un d’autre qu’à une fille, mais je dois avouer que je n’aime pas beaucoup les voir s’embrasser…)
Voilà. En ce moment, je suis dans une phase où ça m’amuse, plus que ne me déprime. Car ça a de bons côtés, aussi, d’être homo. Tu peux mater les mecs en toute impunité, puisque personne ne se doute que ça te plaît de voir les autres en caleçon dans les vestiaires de sport… Tu peux déconner avec les copains, mais à condition que l’un d’eux soit au courant : je vois ça d’ici, quand on parlera de filles ou de mecs, les regards pleins de sous-entendus que me lancerait B*… Oui, cette complicité me plairait. Mais peut-être que ça lui pèse, à lui, d’être le seul à savoir ? Le pauvre, je lui impose ça, il ne l’a pas voulu…
Ça, c’est quand le grand monde n’est pas encore au courant. Quand c’est officiel, les avantages sont autres. Déjà, tu fais le vide autour de toi. Les cons réacs ne te fréquentent plus, ce qui est une bonne chose. Et tu peux éveiller des vocations dans ton entourage : si un autre mec est dans le même cas, mais n’ose pas en parler, ça peut lui en donner le courage. Moi, c’est ça mon problème : je ne connais pas un seul homo ! Ce serait tellement plus simple… J’en connais probablement, mais qui ne le disent pas. Comme moi.
Enfin, je dis tout ça, mais… si ça se trouve, je me trompe. Peut-être ne suis-je qu’hétéro, comme tout le monde, et que je traverse une période de doute. Mouais, mouais… Tout de même. Pour ça, il y a un test très simple. Je me balade dans la rue, sans y penser. Une belle fille passe : je ne la vois même pas. Un mec passe : je regarde. Avant, c’était déjà le cas et, naïvement, savez-vous ce que j’imaginais ? « Si je ne mate jamais les nanas, c’est parce que je suis encore jeune ; je suis certes un peu en retard, mais ça viendra quand ça viendra… Et si je mate les mecs sur la plage, c’est pour me comparer, pour m’identifier aux autres, moi qui traverse ces changements difficiles de l’adolescence… » Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre !
Il est 21h39, j’écris depuis une heure. Il est temps d’arrêter, ou mon stylo va râler et exiger le paiement de ses heures supplémentaires. Voilà qu’il a des revendications syndicales, maintenant ! Dans quel monde vivons-nous, ma bonne dame ? Tout fout l’camp.
Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no2 (Angoisse du doute, malaise de la certitude, 15 juillet 2004 – 17 janvier 2005), j’ai seize ans.