Une journée plutôt satisfaisante, d’un point de vue social. Avant les cours, je suis passé à la poste pour affranchir ma lettre à R* et, en sortant, je suis tombé sur Pierre et Ruth, qui sont dans ma classe. J’ai fait le trajet avec eux. Ils sont tous les deux fort sympathiques, ma foi.
J’avais cours d’éco. J’avais prêté mes BD au prof, M. A*, pour qu’il sache ce que je fais. Il m’avait vu les prêter à Arthur et ça l’avait intéressé. Il a un cousin qui fait de la BD, qui s’appelle ***. J’ai vu une photo de lui dans un numéro de Bandes Dessinées Magazine. M. A* m’a rendu mes BD aujourd’hui et on a causé deux minutes. Avec deux minutes par-ci, deux minutes par-là, on arrive à un total de relations sociales, bout à bout.
Puis, une heure de perm : j’ai travaillé. Puis, déjeuner avec S*, Amandine, B*. B* est en forme en ce moment. Ça fait plaisir. On a discuté dehors, lui, S* et moi. S* a parlé de ses problèmes avec W*, de ses parents, etc. W* est toujours accro à elle, après des mois qu’ils ne sont plus ensemble. Le pauvre… et c’est dur pour elle aussi. Quant au problème avec ses parents, c’est qu’elle n’arrive pas à communiquer avec eux. Ça se limite à parler boulot. Les vraies discussions lui manquent. Moi, c’est un peu le contraire avec maman : je lui parle très peu de boulot, parce que je ne trouve pas ça intéressant. Par contre, j’arrive à parler de choses vachement personnelles. Il n’y a pas beaucoup d’adolescents qui ont des rapports aussi proches avec leurs parents. Le problème de S*, c’est qu’elle encaisse, elle encaisse. Elle prend sur elle, et ne se soulage pas en parlant. Alors, c’était bien qu’elle cause un peu, là, avec nous. Je lui ai dit : « Je peux tout entendre. » J’adore que les gens se confient à moi, parce que ça veut dire qu’ils me font confiance.
À un moment, elle dit : « Je ne fais que parler de mes problèmes, je vous ennuie. » Je réponds que, de toute façon, ce n’est pas B* qui animera la conversation. Et lui dit : « Moi, j’écoute… Il paraît que je suis un bon psy. » Oui, il a été un bon psy pour moi, mais maintenant je ne peux plus me confier à lui, puisque ce qui me tracasse désormais, c’est lui.
Encore une heure d’éco. Deuxième et dernière heure de cours de la journée, à cause d’absences de profs. Après, fini. Pour S* aussi. Mais elle a son oral d’espagnol à 15 heures, alors j’attends avec elle. J’ai dû insister et j’ai réussi : je ne voulais pas qu’elle reste seule. Soit elle aurait stressé pour son oral, soit elle aurait déprimé. Je me suis imposé ; à vrai dire, c’est aussi parce que je n’avais pas envie de rentrer chez moi. On a été chez elle.
Une fois chez moi, j’ai rédigé ma disserte de philo. Elle est plutôt bien.
J’ai dessiné la première planche de Ours du soir, espoir. Cette fois, c’est dessiné en A3. J’ai bouclé le découpage hier. Au dernier moment, j’ai inventé la planche 10 et je trouve que c’est la meilleure ! C’est celle où Anatole amène subtilement le sujet de son homosexualité. Je trouve que j’ai réussi à le faire intelligemment, dans la continuité du récit, avec des mots tout simples.
Ça me travaille de plus en plus, de faire un coming out général et définitif. Je dois avouer que, ce qui me plaît là-dedans, c’est de surprendre les gens. Finalement, les gens savent peu de choses sur moi. L’idée qu’on puisse parler de moi me plaît… Hum ! C’est bien prétentieux. Comme si j’allais devenir un sujet de conversation central… J’imagine plutôt ça :
Un type dit à un autre : « Tu sais quoi ? Antonin il est pédé. » L’autre répond : « Et alors, ça change quoi ? » Le premier : « Ben, rien. »
Les gens s’en foutent. Alors je ne veux pas annoncer ça comme ça, et que ça tombe comme un cheveu sur la soupe. Je veux que ça arrive naturellement, dès que j’ai une occasion. Comme ça s’est passé avec Adeline.
Et puis, je m’en fous, des homophobes. Toutes les personnes qui comptent pour moi sont déjà au courant. Si l’une d’elle avait mal réagi, j’aurais fait l’effort d’être patient, pour qu’elle comprenne et accepte. Mais les autres gens, s’ils réagissent mal, eh bien qu’ils aillent se faire voir (chez les Grecs, tiens, c’est le cas de la dire). C’est des cons, point.
Au pire, si je ne trouve pas d’occasion, j’essaierai de la provoquer. Avec Ours du soir, espoir, je vois ça d’ici : si je la fais lire aux copains, ils seront surpris (d’autant plus que je leur ai dit que mon personnage me ressemblait de plus en plus). Ils me demanderont peut-être : « Mais pourquoi l’avoir fait homo, ton Anatole ? » Bien sûr, cette histoire d’Anatole restera plus confidentielle que les précédentes. Je ne l’enverrai pas à R*.
Juline n’a pas été à la fac aujourd’hui. Elle est fermée depuis jeudi dernier, jusqu’aux vacances (à la fin de cette semaine). Parce que, mercredi, des CRS ont évacué un amphi qui était occupé depuis un mois, par des étudiants en anthropologie qui protestent contre la fermeture de leur département. Ça a dû être un joyeux bordel. Enfin, pas si joyeux que ça : il paraît que ça a dégénéré et qu’il y a des dégâts.
La vie est plutôt agréable en ce moment. Il est 21 h 30, j’écris à mon bureau. J’ai ma chemise Levi’s blanche, douce et confortable, celle que je porte sur la photo de classe (mais je ne me suis pas encore vu dessus). Vivement qu’on nous les donne : j’aime les photos de classe. Je les ai toutes depuis la maternelle. Il faudra que je demande la sienne à S*, j’en ferai une copie : je veux garder cette photo aussi, car je fréquente des gens de sa classe : elle, Adeline, Amandine, Lisa. Et surtout B*. J’avoue : c’est sa photo à lui qui m’intéresse. Je vous rassure, je ne suis pas fétichiste, mais j’aimerais avoir sa photo. Je n’ai que celle de l’année dernière, ça ne me suffit pas.
Pour finir, je vais vous chanter une petite chanson : « Je me couche mais ne dors pas / Je pense à mes amours sans joie, si dérisoires / À ce garçon beau comme un dieu / Qui sans rien faire a mis le feu à ma mémoire / Ma bouche n’osera jamais / Lui avouer mon doux secret / Mon tendre drame / Car l’objet de tous mes tourments / Passe le plus clair de son temps au lit des femmes. » J’ai appris ce passage par cœur, après l’avoir entendu à la radio. Mon « tendre drame » à moi ne passe pas son temps au lit des femmes, mais le principe est le même. Et je ne pense pas à mes amours sans joie, puisque je n’ai jamais rien vécu. Mais je pense à « ce garçon beau comme un dieu », oui, alors ça marche quand même.
Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no4 (À la découverte de la vie normale, 13 avril – 6 juin 2005), j’ai dix-sept ans.