Il ne rêve pas exactement de ce fantôme-là

Souvent, dans ses annotations, il me demande : « Utile ? » – et la réponse est dans la question. Je me rends à l’évidence : ce petit bout de phrase est superflu. Alors, je le coupe. Guillaume a l’œil pour dénicher les mots en trop. Plusieurs fois, en lisant ses commentaires, j’ai commencé par râler : « Il exagère, j’aime bien ce truc-là, je voudrais le garder », et je retourne le problème dans ma tête, et je finis par conclure : « Il a raison ». Il me dit : « Fais confiance au lecteur », car celui-ci est plus malin qu’on le croit. Et aussi pour me dire que mon truc n’est pas si mal écrit et, donc, que le lecteur a déjà tout compris. Inutile de lui répéter les choses, de tout expliciter.

Je corrige Les présents, avec ses commentaires. Ça me demande un temps fou : pour changer un mot, je relis tout plusieurs fois. Je cohabite avec le texte et donc, nécessairement, avec les petites notes de Guillaume. C’est un dialogue. La semaine dernière, je lui ai même dit que j’avais rêvé de lui – je ne le lui ai pas dit pour lui faire peur : c’était vrai. J’avais passé la journée à corriger ces épisodes de promenades parisiennes, où Théo est guidé par son ami vers des lieux inconnus, situés pourtant dans son propre quartier : « Viens, je vais te montrer quelque chose ». Identiquement, dans mon rêve, j’emmenais Guillaume voir ce qu’on appelle « la campagne à Paris » – à la porte de Bagnolet. On arrivait sur la place Octave-Chanute, au pied de la petite butte. Et, désignant ce grand immeuble Art Déco qui fait l’angle, je lui explique que la grand-mère de J.-E. y a vécu. Dans la vie éveillée, le fait est exact : nous l’avons appris tout récemment. Et dans Les présents, il est question de ça : les lieux que d’autres ont habités. Mais, dans le rêve, le bâtiment est encore plus Art Déco que dans la réalité : richement orné de grands motifs géométriques et colorés. Nous entrons : le vaste rez-de-chaussée est du même tonneau : aussi luxueux. En fait, à l’intérieur, ça ressemble drôlement à la piscine Molitor. Et Guillaume me dit que, finalement, il est déjà venu ici : le souvenir lui revient soudain. Il connaît cet endroit mieux que moi – c’est à ce moment-là que le rêve perd toute crédibilité.

À la moitié du texte, c’est-à-dire au dernier chapitre la première partie, il se passe un truc important. À cet endroit, il faut que le lecteur comprenne pourquoi, d’un coup, Théo a envie de quitter le décor où il évolue depuis dix chapitres, pour partir vers ce village. J’écris ça sous forme d’une conversation entre Théo et Édouard, que le lecteur attrape au vol. Théo parle, soudain, du « patelin ». Et là, Guillaume me dit : « Attends, de quoi parlent-ils ? j’ai l’impression d’avoir raté un épisode ». Et moi, typiquement, c’est l’un des moments où je râle. Je lui dis, dans ma tête : « Tu abuses ! Pour une fois que je fais confiance au lecteur en restant implicite, toi tu décroches, alors faudrait savoir ! » Et je relis le passage. Et je comprends ce qu’il veut dire : il faut que je trouve un moyen de faire comprendre au lecteur qu’il entend parler du « patelin » pour la première fois dans le texte : qu’il ne sait pas de quoi il s’agit, certes, mais que c’est voulu. Que ce n’est pas lui qui a été inattentif dans sa lecture. Je dois trouver le moyen de lui dire : « Oui, c’est normal que tu sois surpris, mais ne t’inquiète pas, je vais t’expliquer ». Pour éviter qu’il ne feuillette les pages précédentes à la recherche de la première occurrence du patelin, regrettant de n’avoir pas pris de notes. Je vais me débrouiller.

« Quand un bateau coulait, ou quand une vague emportait un homme, celui-ci se débattait comme il pouvait, puis il sombrait. On ne le retrouvait pas. Alors, ceux qui l’avaient aimé continuaient de l’attendre à terre et entretenaient le sentiment, malgré eux, qu’il pouvait revenir à chaque instant : comment croire à la mort lorsqu’on ne l’a pas vue de ses yeux ? Le disparu n’était pas mort, il était seulement absent. Et, puisqu’on pensait à lui si fort, il n’était donc pas même absent : il était bien ancré, bien présent dans les têtes des vivants. L’histoire de ce marin avait impressionné le petit Théo. Je suis certain que si, cette nuit, il ne rêve pas exactement de ce fantôme-là, il recevra tout de même la visite d’un autre, dans lequel ils seront tous présents à leur façon. »

Il y a ces phrases-là, dans ce chapitre. Et je pense à la maquette du Pourquoi pas ? exposée au musée de Saint-Malo, que j’avais prise en photo à titre de documentation, au cas où je voudrais décrire le bateau en détail dans Les présents. Et, puisque l’autre nuit j’ai rêvé de la campagne à Paris, je me demande si, la nuit prochaine, je rêverais du Pourquoi Pas ? amarré au port de Reykjavík. Ça ne se commande pas.

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