Je suis de retour. J’ai terminé mon carnet précédent le 15 mars, un mardi je crois. Soit : il y a un mois. Je n’avais pas prévu d’arrêter d’écrire. J’ai eu cette idée d’un seul coup : une fois ce carnet terminé, pof ! je me suis arrêté du jour au lendemain.
Pourquoi ? Parce qu’écrire me prenait trop de temps. J’ai eu peur que ce soit néfaste pour moi, d’écrire autant. Quand j’ai commencé ce journal aux vacances de Noël, j’en avais besoin. Ça m’a fait du bien. Mais il m’a semblé, quand j’ai arrêté, que ce n’était désormais plus utile. Je n’avais plus besoin de mettre mes idées à plat ; je n’étais plus aussi perdu. J’ai même pensé que c’était mauvais, car j’écrivais plusieurs pages tous les soirs, je me torturais l’esprit, je retournais mes sentiments et mes idées dans tous les sens. J’ai eu peur de deux choses. La première, c’est de ne plus pouvoir m’empêcher de me prendre la tête sur tous mes problèmes. La deuxième, c’était de ne plus être vrai, naturel, spontané : si tous mes sentiments sont analysés, décortiqués, ils deviennent artificiels. Je ne laisse plus de place à l’authentique.
Vous vous rappelez mon sujet de philo au bac blanc ? « Suis-je le mieux placé pour savoir qui je suis ? » J’ai eu une très bonne note ; j’ai fait lire ma copie à maman. Elle m’a dit qu’elle avait l’impression de lire les réflexions d’un mec de cinquante ans. Que c’était étrange (anormal ?) de penser ça à mon âge. À dix-sept ans, on doit être insouciant !
Elle a raison. Du coup, j’ai arrêté d’écrire. Au début, ça a été un peu difficile (je parle comme un drogué qui se désintoxique !) parce que j’avais pris cette manie, pendant ma journée, de me dire : « Ça, il faudra que je l’écrive », ou de bien formuler mes pensées pour être capable les écrire ensuite… J’ai tenu le coup. Et j’ai fini par oublier. Je peux vivre sans écrire.
Pourquoi est-ce que je recommence, alors ? Eh bien, parce que. C’est comme ça. Ne cherchez pas à comprendre. Moi-même, je refuse de chercher, puisque j’ai décidé d’arrêter de toujours m’auto-analyser. Alors je constate, et c’est tout.
Où en suis-je ? Je vais tenter un raccord rapide avec le précédent carnet.
Bien sûr, le sujet essentiel : mon homosexualité. Je sais que vous l’attendiez : vous adorez les détails croustillants. Bon. Soyons un peu méthodique. Je commence par ceci : je suis sûr d’être homosexuel, et pour de bon. Voilà une bonne chose de faite.
Ensuite : la déprime. Elle se fait plus rare. Être homo me déprime moins. Ce qui me déprime maintenant, c’est surtout : un, B* ; deux, me rendre compte que je deviens un type bizarre, incompréhensible, renfermé, solitaire. J’y reviendrai. Je commence par B*. Je suis toujours aussi accro. Avant, ça me plaisait : c’est ce que j’ai écrit ici. Je me disais : « Chouette, je suis normal, je sais ce que c’est que d’être amoureux. » Maintenant, je pense plutôt : « Ça y est, je sais ce que c’est, et si on arrêtait ? » Ça commence à bien faire. Pourquoi souffrir pour rien ? Je n’arrive plus à avoir une attitude normale avec lui. J’évite absolument de me retrouver seul avec lui : c’est ma hantise. Je suis très mal à l’aise, je ne trouve rien à lui dire. Et lui, vous le savez, il n’est pas bavard. Une autre chose terrible, c’est de le voir seul avec M*. Ou pire : me trouver, moi, avec eux deux. Même s’il n’y a rien entre eux, je suis affreusement jaloux de les voir si complices… Avec elle, il se marre ! Vous vous rendez compte ? Encore une chose difficile, liée au retour du beau temps : B* porte un simple t-shirt, manches bien courtes, qui me met dans un état terrible. Ou alors, comme hier, sa chemise noire à manches longues, mais retroussées pour que je voie ses avant-bras musclés. Et le col ouvert… Je ne peux pas le regarder. J’en suis incapable. Quand je suis face à lui, à table, je m’arrange pour regarder les autres. Et en cours d’anglais (le seul où je suis avec lui), il est assis à la table derrière moi, et je n’arrive pas à me concentrer.
Ce qui est très gênant, c’est qu’il est un ami pour moi ; je lui ai manifesté cette amitié : je lui ai fait des confidences, je lui ai envoyé des mails, des Riri le Clown, etc. Et lorsque je suis suis en face de lui, je suis distant, voire fuyant. Je ne lui cause presque pas. Tout juste si j’ose lui serrer la main le matin.
L’autre sujet : je me reprochais mon attitude bizarre. Je suis solitaire. Certes, me direz-vous : ce n’est pas une tare. Mais je deviens véritablement handicapé en société. Je ne vais pas vers les gens, je ne sais pas quoi leur dire. Comment font les gens normaux ? Le matin, j’arrive dans le couloir devant la salle de cours… et je ne salue même pas les autres ! c’est dingue ! parce que je ne sais pas comment faire. À la récré, je retrouve S* et, éventuellement, celles et ceux qui l’accompagnent… Sinon, je reste seul. Seul ! C’est dingue. Je ne cherche même pas la compagnie des gens. « Les gens »… J’en parle comme si c’était un monde à part, duquel je ne fais pas partie.
Faisons le point sur mes amis. Il y a S*, bien sûr. Toujours. Il y a B*, mais peut-on encore appeler cette relation de l’amitié, quand je me montre si distant ? Il y a Mathieu : un « ami », non, pas encore, mais ça se pourrait quand je le connaîtrai mieux. J’aime bien ce type. La seule personne de ma classe qui vaille le coup. C’est avec lui que je passe quasiment toutes mes heures de perm, et souvent en tête-à-tête. Il n’y a qu’avec lui, outre S* (et peut-être Adeline) que je n’appréhende pas les tête-à-tête. Et Benoît ? Je ne sais pas. On ne se voit plus. Peut-être est-on en train de se perdre ? Ensuite, il y aurait Adeline. J’en reparlerai. Et dans ma classe : Camille, Arthur, j’aime bien causer avec eux. J* ? Ouais, il est sympa, même s’il est soûlant (c’est le « facho » dont j’ai déjà parlé, qui n’est pas facho, mais très branché armée et tout). Sinon, j’oubliais M* : une vague copine par habitude, dirons-nous.
Mon coming out : ce projet d’officialité dont je parlais la dernière fois, je ne l’ai pas mené à bien. J’ai été refroidi. J’explique.
Le mercredi de ces Portes ouvertes à Nanterre, où j’ai été avec maman, on a bien discuté tous les deux. Pour la première fois, je lui ai reparlé de mon homosexualité. Je lui ai dit que j’étais sûr. Elle m’a dit que ce n’était pas une bonne idée de le faire savoir. Elle a peur que les gens me mettent dans une case. J’ai tenté de lui expliquer que j’étais déjà dans une case, mais pas dans la bonne. Que les gens, sans savoir, classent tout le monde dans la case hétéro ; et si on ne l’est pas, il faut faire un gros effort pour sortir de cette case pour entrer dans l’autre. C’est dommage, mais c’est comme ça : puisqu’on est obligé d’être dans une case, autant être dans la bonne. Mais je comprends ce qu’elle veut dire : ma sexualité ne concerne pas les autres, ils n’ont pas à savoir.
Une autre chose, c’est Mathieu qui me l’a dite. Il pense que les gens du lycée ne sont pas assez mûrs pour accepter ça. C’est vrai que les insultes à base de « sale pédé » sont courantes, et les plaisanteries douteuses… Il imagine même que, si on savait que j’étais homo, on ne me laisserait pas me déshabiller dans les vestiaires des mecs, au cours de sport ! C’est peut-être vrai. Il me dit : « Par contre, l’an prochain, fais-toi plaisir ! Dans le supérieur, c’est bon. Surtout dans une école d’artistes ! » Il a raison.
Pourtant, je suis toujours tenté de faire mon coming out. Mais si je n’y arrive pas, je n’en ferai pas une maladie : je m’y refuse.
Aujourd’hui, je l’ai dit à Adeline. J’y pensais depuis un moment, mais là, je n’avais rien préparé. C’est elle qui m’a pris au dépourvu. Ça a eu du mal à sortir, mais j’y suis arrivé. Bon, je raconte. Hier, déjà, elle m’avait pris à part, pour me parler de S* qui n’avait pas l’air d’aller bien. À la récré de ce matin, à nouveau, elle me prend à part : « Je peux te parler ? » Elle m’entraîne plus loin :
« Et toi ? Qu’est-ce qui ne va pas en ce moment ? Pourquoi t’es comme ça ?
— C’est compliqué… Et ce n’est pas qu’en ce moment, d’ailleurs…
— Tu veux pas en parler ?
— Euh… Si ! au contraire. Mais c’est difficile. Je suis pas sûr d’y arriver.
— Ah, je sais ! Tu es amoureux !
— Il y a de ça… mais c’est plus compliqué.
— Ah ? et… de qui ?
— Justement, c’est là que c’est compliqué.
— De S* ? Non ?
— Non.
— Ah, bon (sur le ton d’un « ouf » de soulagement).
— Encore pire !
— Ah ? euh… (amusée) alors c’est B* ! »
Silence. Trois ou quatre secondes. Elle me regarde. Je fais un léger « ouais ». Elle est surprise. Je reprends :
« Mais attends : amoureux, c’est un grand mot. Disons qu’il ne me laisse pas indifférent.
— Ah ?… parce que… ?
— Oui. C’est ça qui me déprime, souvent. Depuis que je me suis rendu compte que j’étais plus tourné vers les mecs que vers les filles… »
Voilà, on a causé encore deux minutes et c’était la fin de la récré.
Je crois avoir fait le point sur la question de mon homosexualité. Les autres sujets, maintenant.
Les études. Le lycée marche toujours bien. Ce qui m’inquiète, c’est que je travaille très peu et que le bac approche à grands pas… Pour mon avenir proche, je compte toujours sur ma réussite au concours pour entrer à Duperré. Sinon, au pire, j’ai choisi d’aller à la fac : en Lettres modernes, voire (au pire du pire) en sociologie. C’est pas très réjouissant. J’ai vraiment envie d’être pris à Duperré. Mon dossier a été accepté sans problème. J’ai reçu ma convocation pour le concours, qui a lieu le 10 mai (dans moins d’un mois !), mais ce concours est affreux ! Ça me fait peur. Et ils ne prennent que 30 % de ceux qui le passent. J’ai essayé de travailler sur des sujets d’annales, mais je ne trouve rien de brillant à faire. Alors je compte sur le miracle, sur l’éclair d’inspiration géniale qui me traversera le jour J. On peut rêver.
Le dessin. J’ai terminé Anatole et les trois ours. C’est photocopié et tout. Et j’ai écrit le scénario du suivant : Ours du soir, espoir. J’ai commencé le découpage. Ça fera douze pages. Et j’abandonne le gaufrier de quatre fois trois cases. Cet épisode sera un peu spécial. Anatole me ressemble de plus en plus. Déjà, par ses réflexions. Mais là, je vais aborder deux choses : son « blocage » social (en quelque sorte) et surtout son homosexualité. Il va rencontrer un type. À la fin de l’épisode, ils repartent ensemble… mais c’est un rêve.
Outre la BD, je dessine dans mon carnet bleu. J’ai retenté des portraits. Un Rimbaud à l’aquarelle, copié depuis la couverture de mon Bateau ivre. C’est pas très fidèle, mais plutôt pas mal, il y a une expression. Et puis un Brando, à l’aquarelle aussi, mais en noir et blanc.
Mes lectures. J’ai fini le Journal du voleur de Genet. C’est assez bizarre. Le type a une drôle de moralité et il le sait : c’est le sujet du bouquin. J’ai commencé La métamorphose de Kafka. En BD, j’ai lu Comme des lapins. Je me suis bien marré. Il y a une histoire de ce König dans le Fluide glacial spécial « gay friendly ».
Voilà, j’ai écrit tout ce que j’avais à écrire. Je ne sais pas quand sera la prochaine fois. J’espère ne pas redevenir accro. Écrire juste une fois de temps en temps…
Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no4 (À la découverte de la vie normale, 13 avril – 6 juin 2005), j’ai dix-sept ans.