Il y pousse des herbes plus grandes que nous — nous, à la première personne du pluriel, car les plus jeunes sont presque aussi grands que les plus vieux : quatre collégien et collégiennes, le prof et moi. Nous sommes au CDI, un lieu silencieux par vocation, aujourd’hui plein de nos agitations invisibles : dans les têtes, ça cogite dur ; et la main (la gauche ou la droite, selon) tient ferme le stylo offert à la première séance, gris anthracite et antidérapant, marqué du nom et de l’adresse du collège Elsa-Triolet. Dehors il fait beau, alors nous avons ouvert la porte : elle donne accès à une étrange zone, séparée de la rue Paul-Éluard par un mur de briques. On pourrait croire cette dalle inculte, mais c’est le contraire : des herbes touffues y croissent en liberté, ainsi que des ligneux sauvages, peut-être un Buddleia Davidii, ces trucs-là prolifèrent n’importe où. J’entends des pieds qui s’ennuient, une chaise qui se balance : écrire trois heures d’affilée, c’est trop ; alors, pour reposer les cervelles, je propose de prendre l’air. L’architecture est belle : le CDI est coiffé d’une coupole, charpente d’une modeste cathédrale, envie de lumière zénithale ; mais celle-ci ne viendra pas par le toit. À défaut, il se peut qu’on s’évade en passant par la porte. Je dis aux élèves : « Vous n’auriez pas envie d’en faire votre jardin ? » Nous sortons un instant, le soleil chauffe nos peaux, les neurones se soulagent. L’une dit : « Il faudrait défricher. » Certes, ils prennent du plaisir à écrire : mais il est bon de s’interrompre pour laisser reposer le texte. Parler d’autre chose, cinq minutes.
Le collège est vide : ce sont les vacances. Une poignée d’élèves a choisi de revenir pour le plaisir. Normalement, le collège et les vacances sont deux mondes étanches : d’un côté, le travail, la contrainte normative, l’obligation d’entrer dans le rang ; de l’autre, le loisir, le plaisir, l’épanouissement. Certaines personnes croient que les élèves pensent ainsi. En vrai, c’est plus complexe : il existe des porosités et des passerelles. Les élèves malheureux à la maison qui trouvent dans l’école une bulle de liberté — mais pourquoi retourner la proposition à l’extrême ? Je parlais de contacts entre les deux mondes (de correspondances possibles), non pas d’inversion totale. Je suis sûr que nous nous sommes tous ennuyés un peu dans chacun des deux mondes, et intéressés avec la même curiosité à des choses situées des deux côtés de la frontière. Toutefois, je suis sûr aussi de ceci : même l’institution la plus bienveillante du monde (et la nôtre l’est-elle seulement ?) traîne avec elle un énorme boulet qui l’empêche d’œuvrer pour le bien de tous à égalité : elle est une institution, faite de lois et de règles. Comment pourrait-elle se présenter comme un remède, auprès de ceux qui s’y sentent écrasés à cause de sa nature même ? En rentrant de déjeuner avec monsieur P. (je l’appelle ici par son nom de famille, car les initiales de son prénom créeraient une confusion entre mon J.-E. qui n’est pas prof, et ce J.-E.-ci avec qui je travaille, et dont je ne suis pas amoureux du tout), monsieur P. s’arrête soudain dans le couloir, et me montre une jeune fille qui joue au badminton dans la cour : « C’est la première fois que je la vois souriante. En classe, elle se met dans un coin et elle ne bouge pas, elle ne dit rien. » Il a donc fallu qu’elle revienne au collège pendant les vacances pour s’y sentir bien, enfin. Qu’est-ce que cela dit de notre système collège ? La question est vaste ; occupons-nous d’abord du petit plaisir immédiat, celui que nous prenons à ces quelques jours suspendus.
Les élèves sortent du RER, guidés par monsieur P. : je les attendais au soleil, assis sur le parapet du quai de Grenelle. « J’aurais pu vous dire de descendre la station précédente, mais j’avais envie plutôt qu’on traverse la Seine ensemble. » Le pont de Bir-Hakeim, avec son métro en viaduc, et surtout la tour Eiffel, c’est canon. « Je ne l’avais jamais vue de si près », dit l’un. Je réponds : « Moi aussi j’ai grandi près de Paris, et j’y suis monté la première fois quand j’avais vingt-cinq ans, alors vous avez le temps. » On se pose dans le parc de Passy. Tout autour, les grands ensembles à terrasses ; les parterres de fleurs (monsieur P. connaît les noms de la plupart) ; une pergola sophistiquée. Là, tout n’est qu’ordre et beauté — luxe, surtout. J’avoue que c’est un peu too much, le décalage avec Saint-Denis. On a rigolé en trouvant, écrasé sur le trottoir, un demi-cigare épais comme un barreau de chaise : bienvenue dans le 16ᵉ ! On est loin des « Marlboro Marlboro cinq euros » qui nous accueillent à la sortie du métro Basilique. Deux mondes parallèles. Ne prétend-on pas que les parallèles ne se touchent jamais ? Nous écrivons quelques pages dans le parc, puis nous levons le camp : je les emmène à la maison de Balzac en passant par le bas, la rue Berton, son goût de XIXᵉ siècle intact. Après la visite du musée, on écrit de nouveau, au jardin, sur une grande table du salon de thé, l’ombre bienvenue, le bruissement des feuilles, la tour Eiffel. Je fais le malin : « On n’est pas malheureux, ici, pour travailler. » Le luxe, disais-je. C’est vrai. Et le calme aussi. La volupté, pourquoi pas — le café est cher, mais monsieur P. trouve qu’il est bon.
On cherche un titre pour le recueil. J’avais donné comme point de départ : le personnage. Puis : écrire une scène-clé de sa biographie, pour construire le récit autour de celle-ci. Une stratégie de construction, en somme. Mais aucun thème, ni registre imposés. Pourtant, nos quatre jeunes gens ont écrit en écho. L’une raconte la découverte d’une île où règne l’abondance, tandis que le reste de la planète est dévasté par une catastrophe ; la deuxième s’engage dans une histoire de vampires et de loups-garous : des clans irréconciliables, et une jeune fille amoureuse qui fera pourtant le trait d’union entre les deux ; la troisième se réfugie dans son imaginaire quand le quotidien l’oppresse, puis s’aperçoit que les deux univers ne sont pas aussi séparés qu’elle le croyait ; le quatrième fait atterrir son héros dans un espace parallèle au moment où tout le monde le croyait mort. Alors, lorsque nous cherchons le titre qui servira de chapiteau commun aux quatre nouvelles, c’est ce dernier qui propose l’expression : « lignes parallèles ». Je demande si leurs mondes parallèles peuvent se rejoindre dans la fiction, au contraire des lignes parallèles du manuel de mathématiques. Manifestement, oui. Je ne les ai pas poussés vers un titre aussi conceptuel : il s’impose tout seul. Pourquoi ont-ils exploré ce thème commun de la dualité et de la frontière, et de la porosité de cette dernière ? Ont-ils senti qu’il se passait quelque chose de cet ordre, entre nous, pendant ces trois jours passés ensemble ? Ils ont passé leurs vacances au collège : franchissement d’une barrière. Quant à moi qui pratique désormais l’atelier d’écriture comme activité professionnelle, je me suis senti sincèrement en vacances — parce qu’il faisait beau, parce que tout était facile, parce que les mômes étaient top, parce que monsieur P. est un gars super — je ne travaille jamais aussi bien que lorsque ça ressemble à des vacances — mais ça ressemble à quoi, mes vacances, d’habitude ? Lire, écrire, pique-niquer au soleil avec des gens. Tout à l’heure, au CDI, après deux heures de concentration palpable (les têtes courbées sur les cahiers), on a entendu ce cri de joie : « J’ai fini ! » — le garçon était sorti dans le pseudo-jardin en friche, il exultait, fier d’avoir écrit sa nouvelle. Et dire qu’il était timide, deux jours plus tôt.
[10 juin 2022 : j’ajoute ici le PDF du recueil Lignes parallèles.]
Défricher? permettre l’éclosion de ce que chacun a en soi? Pas mal cher Antonin comme « vacances » pour ces jeunes et apparemment pour toi? reposer la question de l’enseignement, changer le regard sur les élèves, c’est inévitable lorsque l’on joue un peu dans la marge et c’est tellement souhaitable!
Avec complicité et amitié depuis Montauban!