Comment ça marche, un groupe ?

Pourquoi, quand on regroupe des gens qui ne se connaissent pas, parfois il se passe quelque chose, et parfois il se passe autre chose ?

H. m’avait prévenu : « Les groupes vont défiler, je vais leur faire visiter le CDI à la chaîne et au pas de course. Tu n’auras pas le temps de les rencontrer vraiment. » Elle allait faire le même topo six fois de suite. Moi j’allais juste faire un petit coucou, très bref, pour dire que j’existe. Les pauvres ! c’est leur premier jour : il ne faut pas les assommer avec les détails de ma résidence. J’allais surtout observer.

En vrai, elle n’a pas répété six fois la même chose. Avec les premiers groupes, elle a essayé un jeu, pour qu’ils se repèrent dans le CDI. Moi, j’ai joué mon rôle : je me suis mis dans un coin, comme la plante verte. J’ai observé. Les gars et les filles se dispersent dans les rayons : ils ont l’air de se sentir extraterrestres dans cet espace dédié aux livres. Quand H. dit : « Prends un livre dans ce rayon, dis-nous ce que c’est », une petite main s’approche, mais n’ose pas saisir l’objet. Cette timidité, ce n’est pas la crainte du virus qui attend sur la couverture, non, parce que tout le monde s’est bien frictionné avec le fameux gel. C’est de la timidité, vraiment. Une sorte d’inquiétude. Ils viennent d’arriver, ils ne connaissent personne, ils ne savent pas s’il faut se faire remarquer ou pas. Le fait d’aller au CDI, ils ne savent pas encore si c’est cool ou si ça craint — pardon, je parle avec le vocabulaire de ma génération, mais ils m’apprendront leurs mots ; on a du temps devant nous.

Avec le troisième groupe, H. essaie autre chose. Elle leur dit : « Levez-vous, baladez-vous librement. » C’est là que la magie opère : au bout d’une minute, chacun a choisi un truc et commence à le feuilleter. Sans hésitation. Quand H. demande : « Vous avez des questions ? », personne ne répond. C’est à peine s’ils lèvent le nez de leur magazine, de leur manga, de leur album, de leur roman. Une fille emprunte trois bouquins. Moi, je fais toujours comme la plante verte : j’observe. Un peu fasciné, j’avoue. Ces élèves-qui-lisent, devinez quoi ? ils font partie de la classe avec laquelle je travaillerai le plus. « C’est cool », me dis-je.

Comment ça marche, un groupe ? Je demande comment les classes ont été constituées. « On fait en sorte d’avoir un équilibre entre les garçons et les filles, et c’est tout. » Tout le reste est laissé au hasard, on ne les regroupe pas par « profils ». Ah bon. Mais alors, quel phénomène surnaturel fait que, dans un groupe donné, on regarde les livres comme des bêtes curieuses et, dans un autre, on les choisit avec gourmandise ? Selon quelle loi, tacitement établie entre les membres d’un échantillon d’élèves, sait-on qu’il faut se comporter comme ci, ou comme ça ? Avec les suivants, H. retente l’expérience. Elle leur dit : « Promenez-vous dans le CDI » ; personne ne veut quitter sa chaise. Moi, j’observe.

Ils sont déjà fatigués, car c’est l’après-midi, c’est le jour de la rentrée. Rien d’étonnant s’ils restent silencieux. Pourtant, quelqu’un me demande : « Mais alors, vous avez écrit des livres ? » Oh, de la curiosité ! Je réponds : « Oui. » Mais je leur expliquerai, la prochaine fois, que je n’écris pas que ça. Que mon écriture, ce n’est pas seulement le projet de faire des livres : c’est une façon de vivre au quotidien, c’est un regard posé sur les choses. J’écris sur le web, j’écris dans ma tête. Cette seule question qui m’a été posée dans l’après-midi, devinez quoi ? Elle vient d’une élève de ma classe. « C’est cool », ai-je pensé à nouveau. Avec cette classe, je ne sais pas si on fera un livre. Mais on se parlera, on nommera les choses, on exprimera ce qu’on a dans nos têtes. Et on le partagera par la voix, sur le web, partout où ce sera possible. Ce sera de l’écriture. Je voudrais faire ça avec ce groupe. Et ça peut marcher.

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