Tout fout le camp, et le pont de bois s’effondre

Le truc qui bouge tout seul dans ma main s’appelle : muscle opposant du pouce (opponens pollicis), j’ai regardé sur Wikipédia. C’est vraiment bizarre : je pose mon avant-bras à plat sur le bureau et je regarde ce muscle tressaillir. Il est nerveux, le pauvre. La semaine dernière, je sentais une sorte de fatigue dans le poignet, dans le coude : ça m’arrive quand je passe trop de temps sur mon clavier, la main en tension, ne se reposant sur rien, suspendue au-dessus des touches. Mais, le coup du muscle qui gigote, c’est nouveau. Il y a aussi une petite boule qui grossit en rythme, une pulsation, là où l’artère radiale affleure, à l’endroit où l’on tâte justement le pouls. Je peux le mesurer à vue d’œil.

C’est rare que je passe une demi-heure (voire : cinq minutes) sans regarder mon téléphone. Il est toujours en silencieux, et les notifications désactivées, mais de toute façon j’ouvre les applis les plus addictives mille fois par jour. Ce soir, pourtant, il s’est passé un truc fou : je m’aperçois qu’il est 18h30, je me demande si J.-E. m’a envoyé un texto, je regarde le coin de bureau où je pose habituellement mon téléphone, je ne le vois pas. Je comprends qu’il est resté dans mon sac, suspendu à la poignée de la porte. J’ai passé tout l’après-midi sans le regarder. J’écrivais. Je me méfie des expressions toutes faites, telles que « Je n’ai pas vu le temps passer », mais là, bon, il n’y en a pas de meilleure. Ça m’avait manqué, cette plongée, cette apnée. Écrire et oublier le reste.

Je ne m’étais jamais intéressé à l’histoire du patelin où j’ai grandi. C’est faux : quand j’étais môme, peut-être en CM1, il y a eu cette visite de mon quartier avec un vieil érudit local (un gars qui avait l’âge que j’ai aujourd’hui, si ça se trouve). Il nous avait montré l’emplacement de l’ancien pont du Pecq, à deux cent mètres du pont actuel. Ça m’avait fasciné. Mais depuis, je n’ai jamais poussé les recherches. J’ai mille bouquins sur Paris, j’ai lu plein d’histoires sur chaque ville où j’ai séjourné, mais je ne me suis jamais rencardé sur celle où j’ai passé mes vingt premières années. Comme si quelqu’un, dans ma tête, avait décidé une fois pour toutes que ce n’était pas intéressant. Cette semaine, je m’y suis collé. J’ai reparcouru mon quartier sur les plans, j’ai retrouvé la trace de l’ancien pont. Sur cette carte, on en voit encore les vestiges grattés par le dessinateur, et l’ajout maladroit du nouveau pont, un peu plus haut.

Le vieux pont était en bois. Comme les maisons des trois petits cochons, le pont de bois a été emporté par le mauvais sort ; alors le nouveau a été construit en pierres. On voit le pont de bois sur un tableau de Turner (oui oui), peint depuis le chemin de halage où je me suis promené des millions de fois. Il l’a peint pendant l’été qui précède sa destruction — c’est-à-dire l’été 1829, avant l’hiver où il a fait un froid de gueux, la température est descendue à –18 °C plusieurs jours de suite, la Seine était gelée. Je me souviens des étangs du Vésinet pris par la glace, dans mon enfance, mais c’était une eau stagnante, ça n’étonnait personne. Que le fleuve (le fleuve !) puisse geler lui aussi, franchement, je suis choqué, comme disent les jeunes. La Seine ainsi paralysée, pendant un mois complet… et, à la fin de janvier, la fonte. La débâcle. Tout fout le camp, et le pont de bois s’effondre, emporté par le courant. Je ne crois pas qu’il nous ait raconté ça, l’historien local, en CM1. Ça m’aurait frappé.

William Turner – Vue du château de Saint-Germain-en-Laye (Musée du Louvre)

Il a fallu ce projet d’écriture, il a fallu Perec, il a fallu « Le Pecq ou le souvenir d’enfance » pour que je regarde sérieusement ce que cette commune de banlieue a dans le ventre. Je possède cet Annuaire des abonnés au téléphone de 1929 depuis des années. Je consulte surtout les pages de Paris. J’ai parcouru aussi les pages de la banlieue, à mesure que je visitais d’autres villes au temps présent. Les adresses des amis, à Montrouge, à Pantin, aux Lilas. Mais la demi-colonne du Pecq (Seine-et-Oise), jamais eu la curiosité de la lire. Je m’en étonne. Que dirait mon analyste ? (Je n’en ai pas, heureusement). Ayrinhac, tabac et vins, téléphone 10-14. Fouillet et Cie, manufacture d’ouate, téléphone 6-87. Avions Henry et Maurice Farman, téléphone 10-15. S’agissait-il d’un terrain d’aviation (mais où donc ?) ou d’un bureau commercial ? Sur les quarante-neuf abonnés du Pecq, trois sont dans la rue que j’habitais : Bonnier Michel, médecin ; Frémicourt L., fabricant de cordages ; Usines chimiques du Pecq. À la place de ces usines du bord de Seine, on a construit les immeubles où vivaient mes copains, sur le côté pair de la rue du Président-Wilson, et le mien. Ai-je déjà dit que j’ai grandi au 40 bis de cette rue, qui ne comptait pas de numéro 40 ? Depuis que j’ai quitté le quartier, je sais que des lieux on changé : on a bâti, on a densifié. Je fais un tour sur Street View de temps en temps. La forme d’une ville change plus vite, etc., mais pas si vite que ça, il ne faut pas exagérer. Ça grandit ou ça vieillit, ça tressaille, ça pulse, ça bouge tout seul, un peu bêtement, comme ce muscle dans ma main qui s’agite sans but, qui s’épuise à ne rien faire. Je regarde l’historique des photos sur mon téléphone : je suis passé par Le Pecq en septembre 2020 et, précédemment, en juillet 2018. J’ai traversé la Seine par le fameux pont, j’ai vu l’emplacement de l’ancienne gare. Je n’ai pas pris la rue du Président-Wilson jusqu’au bout, jusqu’au terminus, jusque-là où j’habitais.

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