Les désirs ne coïncidaient plus avec les possibles

Il me dit que je suis beau. Je lui réponds que je le sais déjà, puisqu’il me l’a dit ce matin, au réveil. Il me dit aussi, plus tard, tout bas, au creux de l’oreille, comme pour me confier un secret, qu’il m’aime, et qu’il ne faut le répéter à personne. Et moi, je réponds : « Mince, alors j’ai gaffé, car je l’ai dit à tout le monde. » Hier soir, par exemple. Je l’ai dit à H. quand il m’expliquait l’urgence qu’il avait éprouvée, au temps des absurdes couvre-feu : le besoin vital de rencontrer de nouvelles têtes, de nouvelles peaux auxquelles se frotter, d’échapper à la solitude. Bien sûr, je me souviens combien j’ai souffert de ces empêchements, moi aussi, comme j’ai rongé mon frein d’impatience, comme j’ai eu peur de la dépression, mais il y avait une grande différence entre lui et moi : je n’étais pas seul. J’aimais J.-E. et j’étais certain de son amour. C’est à ce moment que je désigne J.-E. à H., qui demande audit J.-E. de confirmer : « C’est toi son amoureux ? » Juste après, à propos de nous, je crois avoir dit le mot « permanence » : ce qui ne change pas dans ma vie. La certitude, la confiance, la base la plus solide, nécessaire, oui, bien qu’il ne me suffise pas : il faut aussi que ma vie (et pas seulement mon imaginaire) soit peuplée d’autres voix, d’autres regards, d’autres présences que la sienne : il faut qu’on me regarde, il faut que je plaise, il faut que des relations se nouent, il faut que je m’approche d’autres mondes intérieurs. Mais j’ai besoin de lui, qui est là depuis toujours. J’aurais pu dire, aussi : « fidélité », car c’est un mot que j’aime. À cette soirée littéraire autant que festive (où il était question de désir, de papillonnages, de garçons qui s’envolent la nuit), d’autres auraient pu déclarer comme moi : « Je suis fidèle » — par exemple L., lorsqu’il a demandé une dédicace à F. qui ne l’avait encore jamais vu : L. a cru nécessaire de préciser qu’il était mon ami et que nous nous connaissions depuis dix ans — je crois que F. lui aurait dédicacé son livre sans savoir ça, mais j’étais content que L. rappelle ce temps long — cette permanence. Ce soir, des bribes de conversation, des jolies têtes aperçues de loin, des bises offertes par je ne sais qui : bientôt, on ne saura plus s’en souvenir. Et c’est très bien comme ça. La veille, ce dîner avec G. qui m’a causé tant de plaisir : il allait bien, oui, c’était manifeste, je commence à décoder les signaux après quelques années : c’est lui qui a relancé plusieurs fois la conversation, il était bavard et curieux, ça m’a plu, et il a dit des choses naïves telles que : « Je n’aurais pas cru que tant de gens me veuillent du bien », et : « Moi, je ne sais pas entretenir les relations. » Il affirmait cette impuissance, à laquelle je ne crois qu’à moitié (car j’ai de mes amis une opinion plus haute que celle qu’ils ont d’eux-mêmes) pour rebondir sur mon récit d’un déjeuner chez C. et Y. le même jour (oui, ma semaine a été intense), où je lui expliquais que cette relation durait depuis seize ans, car j’ai connu C. et Y. quand j’en avais dix-neuf : j’arrivais dans cet immeuble où vivait J.-E., nous nous croisions dans la cour, et bientôt je n’ai plus voulu quitter ce havre, cette bulle où l’on m’aimait autant que dans l’autre bulle que je quittais, celle où j’avais grandi : là, on m’aimait autant, mais différemment : je n’étais plus un enfant, j’étais l’adulte qui choisissait sa vie. Il sait pourtant, G., ce que signifie le temps long, lui qui aime le même garçon depuis toujours. Nos personnalités si différentes ont donc un point commun ; au moins un.

Au théâtre, je rencontre quelqu’un qui connaît l’adolescent que j’étais ; mais moi, je ne le connais pas. Lui, c’est un homme adulte qui a lu mon journal d’ado intégralement, ainsi que beaucoup d’autres : de cet immense corpus, il a extrait des citations, ordinaires et personnelles, qui viennent du profond, qui parlent du dedans des cœurs : un vaste collage de sentiments et de questions : la ligne de base du spectacle qui s’intitule Devenir et qu’il m’a invité à voir sur scène, à Argenteuil, où deux adultes se souviennent des adolescents qu’ils ont été, et des lettres qu’il s’écrivaient l’un l’autre, et des journaux qu’ils écrivaient à soi-même. Notre première rencontre, avec B., c’est donc avec une bière à la main, dans la loge, à l’issue de la représentation. Là, je rencontre aussi deux garçons qui, depuis des années, proposent à des jeunes gens de se filmer dans leur chambre, d’enregistrer un message à leur être futur : une vidéo qui sera stockée dix ans, puis visionnée de nouveau. Alors je pense aux « lettres à soi-même » que les lycéens de Saint-Germain-en-Laye ont écrites l’année dernière, qu’ils m’ont confiées, que j’ai renvoyées il y a trois semaines : je n’ai pas encore de nouvelles, j’espère qu’une bonne âme adulte de ce lycée les aura distribuées à leurs destinataires, c’est-à-dire à leurs auteurs. Un an de délai, c’est peu. Un an, c’est déjà bien. En terminant ma bière (il ne faut pas que je tarde, car je dois reprendre le train pour Paris), je feuillette le livre que m’offrent B. et ses camarades : Refermez ce journal, ordonne la couverture. Dedans, c’est un journal intime collectif : le cahier secret d’un·e ado composite, assemblé de fragments du grand corpus d’ados véritables. J’aperçois des bouts de mon propre journal. Ils me sautent aux yeux : entre mille, je reconnais les mots écrits à seize ans. Je les connais par cœur (je me connais par cœur).

J’avais délimité ce « journal d’adolescence » en l’arrêtant à mes dix-huit ans et demi : l’été de ma rencontre avec J.-E. — car, après cette date, ma vie commençait d’être celle que je voulais vivre. Le mot « adolescence » recouvrait alors « la période subie » : celle où les désirs ne coïncidaient plus avec les possibles : l’enfance qui ne suffit plus, et l’âge épanoui qui reste inaccessible. D’autres définitions seraient meilleures, mais tant pis. La semaine dernière, je répondais aux élèves d’O. : « Oui, bien sûr, le personnage de Martin dans Le héros et les autres me ressemble. » Alors, quelqu’une m’a demandé : « Si vous étiez seul et mal dans votre peau à l’époque, comment avez-vous fait pour devenir comme aujourd’hui ? » — sous-entendu : un gars souriant, bien dans ses baskets, qui prend plaisir aux rencontres. Je tente une explication : « Personne n’a choisi, parmi vous, d’avoir quinze ans et d’être lycéen à Limeil-Brévannes, entouré des gens qui sont obligés d’être dans la même salle de classe, tandis que moi, à trente-cinq ans, j’habite l’endroit que j’ai choisi, je fais le métier que j’ai choisi, je fréquente des gens qui s’intéressent aux mêmes choses que moi : ça change tout. » Et en plus, je suis amoureux. Oui, je leur dis ça aussi, parce qu’un garçon me demande qui est le prénommé « J.-E. » à qui le livre est dédié, sur la page de titre. La semaine prochaine, dans l’autre classe d’O., je leur ferai peut-être écrire une « lettre à soi-même ». Envie de retenter l’expérience. Et de conserver ces lettres deux ans (au-delà, ils auront quitté ce lycée, ils seront plus difficiles à retrouver). Ce que j’écrivais à dix-sept ans, à propos de mon futur : je voulais publier des livres (être auteur de BD), vivre à Paris, trouver « un mec super pour vivre avec », et « ce sera une rencontre naturelle, de hasard ». Je relis cette tentative d’autoportrait, ce soir, seul à la maison, tandis que J.-E. dîne avec un ami de toujours (vingt-cinq ans d’amitié) : quand il a reçu le texto de l’ami, tout à l’heure, nous étions au soleil, et il me disait que j’étais beau ; il m’a pris en photo ; nous étions à la terrasse d’un bistrot sur le boulevard, que nous fréquentions déjà quand nous habitions ce quartier ; la première fois, c’était il y a douze ans peut-être : le serveur qui nous apporte les cafés devait être en CE2. Et nous, nous étions déjà là. Être fidèle : garder ce qui est bon pour soi. Si vieillir, c’est balancer par-dessus bord les choses qui nous nuisent, et approfondir le meilleur, alors je veux bien quelques cheveux blancs de plus. J’en vois des nouveaux, j’en ai plein, et ça n’ira pas en s’arrangeant, mais je ne m’inquiète pas : J.-E. a la barbe qui blanchit, et ça lui va bien. Et il me dit que je suis beau, et je le sais déjà : il n’est pas le seul à me le dire.

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