J’ai envie de prendre le train pour une ville que je ne visiterai pas

Je n’ai jamais été en Espagne. C’est comme ça. Je ne m’en plains pas. J’ai été chez Book Off ce matin parce que la Petite Rockette est fermée ; les deux sont équidistants de chez moi, mais dans des directions opposées ; le livre que je voulais se trouve n’importe où ; et même, en plusieurs éditions ; alors j’ai pris la moins moche ; j’ai acheté Hernani. Je n’ai jamais lu Hernani. C’est comme ça. Je ne me jette pas pas la pierre. Je le connais seulement de nom, bien sûr, à cause de la « bataille d’Hernani ». Je voudrais savoir de quoi ça cause parce que, dans ma Rue des Batailles, je crois qu’une coïncidence va avoir lieu.

Je ne rêve pas d’aller en Espagne, puisque je n’y suis jamais allé et que, en ce moment, j’ai juste envie des lieux que j’ai aimés. Je voudrais retourner avec J.-E. sur une île bretonne : on ne verrait personne, sinon la mer. J’aimerais aller dans le Lot et parcourir avec lui tous les chemins que nous connaissons par cœur autour de Saint-Céré : seuls au monde sur le causse. À Saint-Céré, le soir, nous verrions nos amis. On ferait même un détour par Montauban. Je voudrais aussi retourner en Vendée. J’imagine faire un crochet par Nantes pour boire des verres avec des copains et rencontrer, peut-être, les copains des copains. Je me dis même : pourquoi pas Tours ? Pourquoi pas Bruxelles ? Je suis allé à Bruxelles en touriste et en amoureux, il y a longtemps, c’était le cadeau d’anniversaire de J.-E. pour mes dix-neuf ans ; depuis, j’ai rencontré des gens qui habitent là-bas ; il y a J. qui m’a dit cent fois qu’il y avait de la place pour moi, chez lui ; et il a déjà dormi chez moi, lui. J’ai envie de dormir sur des canapés ou dans des chambres d’amis. J’ai envie de soirées qui se terminent par : « C’est ici que tu dors. » Je me souviens de Poitiers, puis de Lille : pendant quelques années, à chaque fois que j’allais voir R., je dormais dans un lieu différent ; il déménageait tout le temps ; je vivais avec ses colocs le temps d’un weekend ; une fois, ce n’est même pas chez lui que j’ai dormi, car on avait passé la nuit chez d’autres gens ; il y a donc un de ses appartements que je n’ai pas connu, ou seulement en coup de vent, avant de reprendre mon train. J’ai envie de prendre le train pour une ville que je ne visiterai pas : être accueilli à la gare par un sourire ami, être content d’errer sans but en parlant de tout et de n’importe quoi.

La première chose que je ferai quand les interdictions seront levées, ce n’est pas de m’entasser dans un restaurant : ce sera une promenade le soir avec J.-E. pour s’aérer la tête et se laver les yeux avant de s’enfermer dans la chambre. Ce sera un rendez-vous avec des gens que j’aime, dans un parc, pour boire des coups sous le ciel qui s’assombrit doucement parce que le soir tombe. Nous ignorerons le couvre-feu. Nous gagnerons deux heures, puis deux heures de plus. Ça semble dérisoire, deux heures. C’est un peu de liberté gagnée sur le temps consacré au travail ; c’est du temps de vie en plus, arraché à l’interdit. Alors chaque heure compte.

Victor Hugo, Hernani, acte I, scène 2

On dit : la bataille de Waterloo, la bataille de Valmy. Ce sont les noms de patelins que personne ne connaîtrait si des massacres n’y avaient pas eu lieu. Il n’y a que trois cents habitants dans la commune de Valmy, tandis que plus de cent communes commémorent la bataille avec une « rue de Valmy » (ou un quai de Valmy comme à Paris, ou une passerelle Valmy comme celle de Charenton). Noms de lieux.

On dit : la bataille d’Hernani. Mais Hernani n’est pas une opération militaire, c’est le titre d’une pièce de Victor Hugo et le nom de son personnage. Noms des gens. J’ai envie de lire Hernani parce que Guillaume-le-chimiste (le frère de Jules-de-la-rue-des-Batailles, alias Jules-qui-disparaît) a fait ses études à la pension Favart, rue Saint-Antoine à Paris, en même temps que les poètes Paul Meurice et Auguste Vacquerie qui, à dix-sept ans, ont eu l’idée de monter Hernani avec des camarades parce qu’ils étaient fans de Victor Hugo. Je me dis que Guillaume a pu être associé à ce spectacle (car ils avaient le même âge et fréquentaient donc la même classe) : quel rôle y a-t-il joué ? S’il était comme moi à dix-sept ans, il a choisi de faire de la figuration : le mec qui reste au fond de la scène en tenant une hallebarde en carton. S’il était plus audacieux, il a réclamé un vrai rôle. Peut-être celui de la jolie Doña Sol ? car la pension n’était pas mixte : il a bien fallu que des garçons jouent les dames et les duègnes. En montant cette pièce, les deux jeunes poètes se sont enhardis jusqu’à oser rencontrer le maître. Ils sont devenus amis. Auguste Vacquerie a présenté le grand Victor à sa famille : la fille de l’un a eu le coup de foudre pour le frère de l’autre ; Charles Vacquerie a épousé Léopoldine Hugo et, ensemble, ils se sont noyés dans la Seine. Au moment de l’accident, un bateau à vapeur passait par là. Un témoin a pu raconter le drame : c’est François Delsarte, l’homme de la rue des Batailles chez qui Jules-qui-disparaît a vécu — Jules, le frère de Guillaume-de-la-pension-Favart — Guillaume qui se déguise en duègne espagnole. Victor Hugo, lui, n’a pas assisté à l’horreur. Il a appris la mort de sa fille quelques jours plus tard, en revenant de voyage : il avait passé l’été en Espagne. C’était la première fois qu’il retournait dans ce pays, trente ans après y avoir vécu lorsqu’il était enfant ; il avait habité Madrid auprès de son père ; il avait séjourné dans le Pays Basque avec sa mère. Ils avaient visité des villages. Il a gardé en mémoire le nom d’un, en particulier : Hernani. La bataille d’Hernani est donc la bataille d’une œuvre qui porte le nom d’un personnage qui, à son tour, porte le nom d’un lieu.

Dans Lettre ouverte à celui qui ne voulait pas faire long feu, j’imaginais le voyage de Jules-de-la-rue-des-Batailles en train, de Paris à Madrid, avec une correspondance entre Hendaye et Irun. Je m’étais documenté sur le chemin de fer français qui s’est connecté au réseau espagnol en 1864, l’année précise où mon aïeul s’est trouvé à Madrid. Je voulais donc croire qu’il s’y est rendu par ce moyen tout neuf. Ce matin, j’étudie la carte de plus près : après la frontière, le train traverse Irun et San Sebastián, puis la petite ville d’Hernani. Il est passé par là, Jules. Une coïncidence.

Francisco Atienza y Cobos, Mapa ilustrado de ferro-carriles

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