Le projet est dans ma tête, j’y pense, mais je n’ai pas commencé à l’écrire. Je me disais : il faut d’abord que je sache mieux où je veux aller. Quitte à m’apercevoir en cours de route (voire : quand tout sera fini) que je n’ai pas été dans la direction que je prétendais suivre. Cela n’a pas d’importance, de dévier sa trajectoire. Au contraire : ça justifie l’écriture. Si on n’apprend pas pendant qu’on écrit, si tout est déjà connu avant, à quoi bon écrire ? N’empêche, je ne me vois pas commencer Rue des Batailles maintenant. D’abord, en savoir plus sur mon personnage, mieux le comprendre. Mais, pour en savoir plus, il faut écrire : on n’en sort pas. On se mord la queue.
J’ai lu Lettre ouverte à celle qui viendra à son heure sans qu’il soit besoin de la sonner, par Raymond Penblanc. Puisque c’est une lettre, c’est écrit à la deuxième personne : c’est adressé. Le ton m’a plu. J’ai réalisé que je n’avais jamais écrit à la deuxième personne. L’un des livres que j’aime le plus (Un homme qui dort) s’adresse ainsi à son personnage, et c’est troublant, car son personnage, lui, ne parle à personne. C’est l’auteur, ou le narrateur, qui lui parle tout du long, à ce personnage qui ressemble drôlement à l’auteur. Et c’est moi, lecteur, qui recueille ces paroles adressées à un autre, moi qui les reçois comme si c’était à mon oreille qu’elles étaient prononcées. Le procédé serait facile, peut-être ; comme tous les procédés, il s’agit de l’employer bien. Cette histoire de Rue des Batailles me pose cette question : je suis tenté de m’identifier au personnage, comme je le fais presque à chaque fois. Mais avec lui, je dois m’abstenir, car il est censé être l’inverse de moi. Il m’est étranger : c’est ce que je prétends. Je me donne ce but d’apprendre à le connaître mieux, en l’écrivant. Et quand je dis l’inverse, ça ne veut pas dire le contraire – l’inverse, comme le reflet dans le miroir : le même, mais différent.
Je commence une version courte de Rue des Batailles. Une nouvelle qui doit être très narrative, condensée. « Électrique », comme dit Guillaume dans la marge d’un chapitre des Présents. Et je dis « tu » à Jules. Je lui parle, je lui écris une lettre. Ça me plaît. Ça m’oblige à tenir ce Jules à distance : si je lui dis « tu », ça sous-entend qu’il existe un « je ». Nous sommes deux personnes distinctes. Face à face. Deux reflets, peut-être.
J’ai acheté Planètes, le livre de Mario Cyr qui a eu le même prix que moi l’autre soir. J’aime les quelques mots de lui que j’ai déjà lus : j’étais un peu intimidé de lire ce livre, alors, car je voulais l’aimer autant. Et je l’aime (plaisir plus grand encore quand il comble une attente). Et il est écrit à la deuxième personne. Est-ce un hasard ? Une coïncidence ? Un « alignement de planètes », comme j’aime le dire parfois (et ce serait à propos, vu le titre du livre) ? Le « tu » de ce livre-là est un homme dont on ne sait pas grand-chose. On le découvre par petites touches, petites pièces délicates d’un puzzle qui s’assemble sans se presser, mais qui s’assemble pourtant très vite. Étrange sensation du temps : suspendu et rapide à la fois. À la fin des quatre-vingts pages, on ne sait toujours pas grand-chose de lui, mais on sait tout. L’essentiel – les émotions, les sentiments. Les sensations.
J’écris ce texte bref en décidant qu’il serait bref. J’arrive bientôt à cette étape délicate : Jules quitte Paris. L’épisode est véridique (dans le sens où, dans la vraie vie du vrai Jules, déchiffrée dans les archives, il y a cette incursion en Espagne). Le truc, c’est que je ne sais pas ce que j’ai envie de lui faire faire, dans ce voyage. Je ne sais pas si c’est important. Je peux supprimer cette anecdote : faire comme s’il n’était jamais parti. Ou bien, je peux développer ce voyage pour en faire une épopée capitale dans l’évolution du personnage : une parenthèse initiatique. C’est tentant, puisque c’est suggéré par la biographie du gars. Mais, ai-je vraiment envie de ça, moi ? Dans L’épaisseur du trait, on part à Rome ; dans Les présents, on part dans ce village breton. Ça commence à bien faire, les voyages initiatiques. Je crois que, pour l’instant, l’Espagne, je m’en fous. Dans ce texte bref, je ne peux pas tout dire : l’Espagne passe à la trappe.
« Le détail et le flou, le clamé et le tu ». C’est Mario qui m’écrit cela. Dans mon histoire, je m’efforce de choisir ce qui doit être détaillé (cinq minutes de vie qui occuperont toute une page), ce qui doit rester flou (ce voyage, dans une ellipse). Ce qui advient de Jules, ce sera encore moins visible que si c’était flou : ne rien en dire, le garder tu. Et lui dire « tu », à Jules.
Laisser un commentaire