On les entend tôt le matin, on sait qu’ils sont là, puis on tire le rideau et ils s’envolent. Ils savent qu’il n’y a pas de place pour s’installer, car la jardinière est hérissée de bâtons. Ils viennent quand même. À chaque fois ils doivent être déçus, mais ils ne peuvent pas s’empêcher de revenir. Ils se font du mal pour rien. Ils doivent prendre une sorte de plaisir à ces visites, comme dans toutes les addictions : on ne reproduit pas compulsivement les mêmes gestes pour se faire du mal, et uniquement du mal. Il y a une compensation, même dérisoire. La répétition elle-même peut être une satisfaction — la force du rituel, qui donne du sens à ce qui n’en a pas ? — l’activité irrationnelle qui comble le vide : la certitude de se faire du mal, plutôt que la peur de l’inconnu — s’enfermer pour reporter la confrontation avec la liberté : aller voir ailleurs, mais où, et pourquoi ? — la répétition des mêmes manœuvres dilatoires.
Il y a quelques jours, sur Instagram, R. m’annonçait qu’il allait quitter le réseau. J’ai vérifié : il a vraiment supprimé son compte. J’ai pensé : « Respect. » Le temps que je perds à regarder les stories de gens avec qui je n’ai jamais échangé un mot ! Évidemment, j’y ai aussi découvert des trucs bien. Mais quand je m’abrutis à regarder passer le flux, sans réagir, alors que mes yeux sont déjà abîmés d’avoir travaillé sur mon écran toute la journée (je sens une chaleur dans l’œil droit : sans même vérifier dans un miroir, je sais que des vaisseaux ont pété et que le blanc est rose, sinon rouge) ; quand je perds une demi-heure sur des conneries qui ne me laisseront aucun souvenir (alors que lire quelques pages, ou bien regarder par la fenêtre…) — le rappel des quelques bonnes rencontres faites sur ce réseau suffit-il à me retenir accroché à l’écran ? L’espoir d’entretenir ces relations ? Ou la satisfaction molle de ne rien foutre, passivement, de me complaire dans une spirale idiote, hypnotique, pendant que le monde tourne (dans le même sens, ou dans un autre) ?
Je vois la fatigue de J.-E. gagner du terrain ; il travaille trop et dans des conditions pénibles. Quelle solution ? Mon petit démon pessimiste (qui vit dans ma tête comme, dans celle de Milou, cohabitent le petit ange et le petit diable) dit que l’horizon est bouché, car son boulot n’est pas plus toxique qu’un autre ; c’est l’époque qui est malade. Dans toutes les administrations, toutes les entreprises, on connaît des dingues qui bossent sans compter leurs heures, qui ne veulent pas savoir que le droit du travail existe, qui se croient importants parce qu’ils répondent encore à leurs mails à 22 heures. Dans mon dernier emploi à la Ville de Paris, je les voyais, ces drogués, et ils me faisaient de la peine. Vus à travers mon prisme, ils m’apparaissaient dans leur détresse, mais de leur côté, ils étaient sûrs d’aller bien. Je crois que j’avais raison, mais quelqu’un a-t-il raison quelque part ? Je travaillais au service communication de la direction des espaces verts : il y a vingt ans, on aurait ricané, tant cet intitulé ressemble à celui d’un emploi fictif. Mais moi, je fréquentais des gens au bord du burnout et d’autres qui s’en remettaient tout juste. Foutre sa santé en l’air parce qu’il faut réécrire cinquante fois le texte d’un panneau d’information sur la biodiversité dans les jardins parisiens ? Vous êtes sérieux ? Je me souviens d’une femme de quasi soixante ans, cadre depuis toujours (qui gagnait donc trois fois plus que moi), dont le mari gagnait encore plus, qui avait fini depuis longtemps de payer son grand appartement avec vue sur la Seine : elle perdait des jours de congés parce que sa charge de travail ne l’autorisait à prendre aucune pause ; elle déjeunait d’un sandwich dans son bureau ; elle disait que son boulot n’avait aucun sens et qu’elle attendait la retraite avec impatience. Je lui répondais : « Quand on fait un travail qu’on n’aime pas, c’est pour l’argent, mais toi tu n’en as pas besoin. Arrête dès maintenant, fais-toi plaisir ! » Elle restait hermétique à mon raisonnement. Et, en même temps qu’elle prétendait aspirer au repos, je lisais dans ses yeux la peur du désœuvrement : que ferait-elle de sa liberté ? J’ai raconté ce souvenir à F. parce qu’il qui me parlait d’une de ses copines, riche, mais tellement accro au boulot qu’elle peine à intercaler, entre deux réunions, un rendez-vous avec ses mômes. Il me dit : « Elle refuserait de travailler moins pour gagner moins, elle a un train de vie de luxe. » Pendant ce temps-là, des milliards d’humains s’usent à la tâche, mais pour assurer leur subsistance de base. À quoi sert d’avoir de l’argent, si ce n’est pas pour se libérer de tout ça ? Dès que j’en gagne assez pour vivre, je laisse la place aux autres et je garde mon temps pour ce que j’aime, plutôt que d’amasser du fric en serrant les dents parce que mon boulot me débecte — avaler des couleuvres en attendant la retraite ? Et si on meurt avant d’en avoir l’âge, comme nos parents ? On n’est pas fous, J.-E. et moi, on veut vivre avant d’être morts.
Les pigeons, alors : puisqu’ils traînent sur nos fenêtres depuis des semaines, sans y faire leur nid, pourquoi viennent-ils encore ? On pense d’abord à ce réflexe pavlovien : ils avaient commencé à construire un nid qu’on avait dû détruire, il y a deux ans (mais étaient-ce les mêmes ? combien de temps vivent-ils donc ?) ; on pense ensuite qu’ils ont pondu dans une autre jardinière de notre cour et qu’ils se baladent, le matin, avant de retourner couver. En cette saison, depuis le temps qu’ils cherchent une place, ils ont forcément trouvé l’endroit idéal pour procréer. On se dit ça. Puis, on réfléchit. On se trompe peut-être. Qui nous dit que ces deux individus de Columba palumbus sont un mâle et une femelle ? Qui nous dit qu’ils suivent les sentiers battus et rebattus qu’on présente éternellement aux couples hétérosexuels et aux citoyens-producteurs-consommateurs ? Peut-être ont-ils choisi, eux aussi (ou elles aussi), de ne pas s’enchaîner à un lieu, à un boulot, à la nécessité de travailler davantage pour nourrir des pigeonneaux. Plutôt le choix de se réveiller le matin avec, pour seule obligation, trouver à manger pour se maintenir en vie soi-même, et pas plus. Pas de nid à construire, pas d’autre bec à nourrir. Une jolie cour, des plantes vertes, le printemps ; la vie, quoi.