Rien ne prouve que ça s’est passé ici

Je sais qu’on va tomber sur le lycée, tout proche de la gare, j’ai déjà hâte. Son architecture de caserne, la placette devant l’entrée. « Et la statue en bronze d’un agronome avec sa charrue. » J’explique à J.-E. que Maurice contemple longtemps ce bonhomme vert, en silence, le jour où son oncle Camille est venu le chercher dans la classe, Camille le professeur de chimie. La scène se passe ici, un malaise épais, la chape qui écrase l’adulte qui ne sait pas quoi dire, et le gosse qui croit comprendre. Je suis ému de voir le décor en vrai, quand bien même je l’ai inventé : rien ne prouve que ça s’est passé ici, comme ça, et J.-E. d’ailleurs ne le savait pas, car je l’ai écrit dans le chapitre 70 qu’il n’a pas encore lu. Maurice est brièvement scolarisé à Nancy, dans le lycée où enseigne son oncle. Cette statue verte, je l’avais repérée sur un plan des années 1870, puis sur Street View. Dans la vraie vie, c’est le rendez-vous des ados qui traînent après les cours. Nous, on est venus ici en touristes, c’est l’idée de J.-E. parce qu’il s’intéresse à l’École de Nancy — non pas au lycée de Nancy, comme moi qui ai tellement le nez dans Rue des Batailles, mais à l’architecture et aux arts décoratifs, c’est l’un de ses dadas, il connaît l’Art Nouveau parisien, les immeubles Guimard et Sauvage et Lavirotte et tout ça sur le bout des doigts, il connaît moins l’École de Nancy, nous apprendrons ensemble. Il a prévu de m’emmener à la villa Majorelle, c’est un peu à l’écart du centre-ville. Oh, ce n’est pas le bout du monde, mais on sort des limites de la ville telle que Maurice et Camille l’ont connue : sur le plan de 1875, on parcourt des chemins, des zones non bâties, des jardins peut-être, ou bien des champs. Nous sommes venus pour l’Art Nouveau, mais je n’arrête pas de penser à la ville ancienne, celle de l’art pas nouveau. Devant le cimetière de Préville, je réalise : « Peut-être qu’il est ici, Camille ! » et J.-E. me propose d’entrer, mais je décline, je ne vais pas l’embêter avec ça, nous allons donc à la villa Majorelle, comme convenu, et à la fin de la visite, dans le jardin, sur le balcon en grès d’Alexandre Bigot, je lui dis : « J’ai envie d’y aller, oui. »

Les deux gars de la conservation sont formidables, je leur demande s’ils peuvent retrouver une sépulture à partir d’un simple nom. L’un des deux tapote sur son ordinateur. À l’emplacement 609, il trouve Camille Forthomme. Il regarde qui d’autre est enterré à ce numéro, et dit : « Il y en a du monde là-dedans ! » En plus de Camille, il y a sa femme et son fils, morts avant lui, et ses deux sœurs Thérèse et Caroline, et Victor qui a pris de plus en plus de place dans mon récit : en fait, il y a toute la fratrie de mon Jules. Et puis, l’une des filles de Camille : Marie-Virginie. Les prénoms ne sont pas tous consignés dans le fichier, mais j’arrive à les déduire. Je dis au gars : « Elle, elle m’intéresse. » Puis : « Eux, je ne sais pas qui c’est. » Il m’annonce des Gutton : une branche lointaine, sûrement. Dans la moitié de la tombe, ce sont des Gutton. Sur la pierre elle-même, le prénom de Camille n’apparaît pas, mais celui de sa fille, oui, et ceux des Gutton surtout. Un Georges, un Pierre, une Marthe. Mais c’est qui, les Gutton ? La concession a été achetée il y a cent-soixante-dix ans, et renouvelée régulièrement, nettoyée souvent, fraîche comme au premier jour. Je trouve ça dingue. Cette traçabilité des morts dans les familles bourgeoises : les gens qui savent qu’un caveau les attend quelque part, avec les noms de leurs ancêtres gravés dessus. Quand j’ai découvert l’existence de mes aïeux parisiens, j’ai foncé au Père-Lachaise pour voir si j’y trouverais quelqu’un, mais, même le mort le plus récent (celui de 1950), il avait déjà été remplacé plusieurs fois, sa case au columbarium vendue à d’autres. En vrai, je m’en fous, cette dispersion ne m’attriste pas ; mes propres cendres, je ne tiens pas à ce qu’on les garde pour les siècles des siècles sous une stèle à ma gloire. Mon constat est purement sociologique, car la branche qui n’a laissé aucune trace (la mienne, issue de Jules) est celle des prolos : les descendants de Jules (grands-parents et parents de ma mère) sont concierges, ouvriers, petits employés : on ne nous a rien raconté, à nous ; rien transmis ; les informations sont conservés dans des archives publiques, mais pas dans les mémoires familiales. Tandis que les Forthomme rangés dans ce beau caveau à Nancy sont les descendants de Camille, le frère aîné de Jules, le professeur agrégé au lycée impérial, chevalier de la Légion d’Honneur : son tombeau est en pierre et des gens continuent de s’y faire enterrer, dans la poursuite de sa lignée.

Dans ce quartier périphérique, nous avons repéré une chouette balade : le parc Saurupt, un lotissement chic qui rappelle les villas du Vésinet ou le quartier de Coppedè à Rome, mais en moins délirant. Toutes les maisons sont Art Nouveau, d’architectes plus ou moins connus. Les gros morceaux de bravoure, les plus belles pièces, sont signées Émile André ou Henri Gutton. Tiens ! Un Gutton. Ça c’est rigolo. Un Gutton comme ceux de ma tombe ? (Oui, je dis « ma tombe ».) Quand on se pose au café, ensuite, pour se réchauffer les mains sur nos tasses et les pieds sous la table, je cherche sur mon téléphone, et je trouve : cet Henri Gutton, architecte de l’École de Nancy, dont on vient de voir plusieurs réalisations, est le frère du Georges Gutton qu’on a vu au cimetière, le mari de Marie-Virginie Forthomme, et donc le gendre de Camille. Mince alors ! Le monde est petit. « Il y en a du monde, là-dedans », disait le gars de la conservation. Il existe un autre architecte nancéien nommé Henry Gutton (avec un y), père d’André Gutton, architecte aussi (qui a dessiné le bureau de poste tout rond, sur le boulevard de Bonne-Nouvelle à Paris) : Henry et André sont respectivement le fils et le petit-fils de Marie-Virginie, descendants directs de Camille le prof de chimie, de Pierrot le vétérinaire des hussards. On a des gènes en commun, ces notables et moi.

Avant l’Art nouveau, il y a les vieilles maisons. Camille a vécu au 10, rue du Faubourg-Saint-Georges : aujourd’hui ça s’appelle « avenue du XXᵉ-Corps », une voie large, bordée d’immeubles quasi-neufs, parcourue par le tram. Aucun intérêt. J’avais vu ça sur Street View. Je n’avais pas vu, en revanche, que le début de la rue était ancien, intact ; le tram ne circule pas sur cette portion, il contourne l’antique porte Saint-Georges trop étroite. Dans les années 1870, la décennie qui m’intéresse, un débat a agité le quartier : fallait-il démolir ce machin étriqué au nom du progrès ? Dans une vitrine du musée de l’École de Nancy, une cocotte d’Émile Gallé montre des diablotins (que saint Georges a oublié de terrasser) réclamant qu’on fasse table rase. Sur l’édifice lui-même, une plaque rappelle son éloge par Victor Hugo (encore lui) : « Toutes les villes de France seraient fières d’un pareil monument… Je demande sa conservation. » Quand c’est Totor qui parle, le message a du poids. Résultat : on a gardé cette porte, qui ne permet pas le passage des voitures, de sorte que ce petit bout de rue a échappé à la modernité. La maison de Camille, jolie bâtisse dont on peut faire le tour : il y a une cour à l’arrière. C’était déjà ainsi en 1875, j’ai vérifié sur le plan. Une enseigne peinte sur le pignon : « Auto-industrie de l’Est » ; un panneau neuf indique une école de musique. L’arrière de la maison est une surprise. « Tiens, une véranda, une loggia, un jardin d’hiver, je ne sais pas comment appeler ça. » Le chapitre 26, celui du dîner chez Camille, se passe ici, et j’avais décrit une salle à manger des plus banales. Le décor réel est plus cool que celui de mon invention.

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